« Dieux du vent » ou « robots humains » : les kamikazes japonais dans la presse
En 1945, dans les derniers moments de la guerre, les journaux français découvrent l’existence des kamikazes, ces pilotes japonais menant des attaques-suicides dans le Pacifique. De jeunes hommes sacrifiés sur l’autel du nationalisme, que la propagande nippone entend relier aux héros d’un passé mythifié.
Automne 1944. La guerre du Pacifique fait rage : les États-Unis et le Japon s’affrontent sur mer et dans les airs. Mais pour le camp nippon, exsangue, la défaite est quasi certaine. Le 25 octobre va pourtant marquer un tournant. En pleine bataille de Leyte (aux Philippines), une escadrille commandée par le lieutenant Yukio Seki, 23 ans, décolle de la base de Malacabat. Le Mitsubishi Zero du jeune pilote porte à son bord une bombe de 500 kilos.
A 10h53, il vient percuter volontairement le porte-avions d’escorte américain St Lo, coulant le navire et provoquant la mort de 126 passagers. Une nouvelle arme est née : le kamikaze, « vent divin » en japonais. Si le terme en vient à qualifier le pilote effectuant une mission-suicide pour son pays, il trouve sa source dans le Dai Nihonshi, c’est-à-dire l’Histoire du Grand Japon (1657) de Tokugawa Mitsuguni. Le « vent divin » désigne alors les typhons ayant empêché l’invasion du Japon par les Mongols de Kubilai Khan au XIIIe siècle.
A noter que le terme de kamikaze avait déjà été exploité par les autorités nippones quelques années auparavant : c’était le nom du premier avion japonais à réaliser le vol Tokyo-Londres en moins de 100 heures.
La technique de l’attaque-suicide sur les navires américains, elle, est à l’origine imaginée par le vice-amiral Takijirô Ônishi comme une tactique ponctuelle pour freiner l’avancée du général Mac Arthur sur les Philippines et négocier une paix plus avantageuse pour les Japonais. Mais le succès de l’attaque du 25 octobre va pousser les autorités nippones à systématiser l’opération et à s’en servir à des fins de propagande.
A partir de la fin 1944, des pilotes, généralement très jeunes, sont formés par l’armée afin de servir de bombes humaines.
Le terme de kamikaze devient célèbre hors du Japon à partir de 1945. On le trouve dans la presse française en mai, dans les colonnes de France-Soir - le Japon n’a pas encore capitulé et les attaques-suicides se poursuivent :
« Un nouveau contre-torpilleur américain a été coulé par un avion du groupe "Kamikaze".
La radio de New-York mande que cette formation spéciale, dont le nom signifie « Tempête divine » et qui est composée de candidats au suicide, dispose des types les plus modernes de l'aviation japonaise. Des aviateurs de cette unité furent trouvés vêtus d'un kimono de soie noire, robe de cérémonie pour le suicide. »
Dans les journaux de la France libérée, et alors que le conflit mondial n’est toujours pas terminé, les kamikazes effrayent et fascinent. Le sacrifice militaire japonais y est décrit comme une pratique à la fois barbare et raffinée, véritable survivance de croyances féodales qui s’ancre dans une relation presque mystique au suicide.
Archaïsante, cette vision mobilise certains poncifs sur le Japon (on pense au Bushidô, le supposé code d’honneur des samouraïs) et n’est pas sans s’inscrire dans une forme d’exotisme par rapport à ce que l’on nomme alors l’Extrême-Orient. Elle fait toutefois écho à la propagande japonaise, qui se sert sciemment d’un passé héroïque mythifié pour inscrire la « résistance » nippone de 1944-45 dans la continuité de celle du Japon d’antan.
Dans Paris-Presse, le 17 juillet, un article rapproche le sacrifice des kamikazes du hara-kiri, ou seppuku (le suicide rituel par éventration), tout en parlant des pilotes comme de « robots humains » fanatisés.
« Le monde entier connaît le "hara-kiri" japonais, sacrifice suprême pour sauver l’honneur. Le Kamikaze n’est pas autre chose, avec cette différence essentielle qu’il sert un but très concret. C’est une arme nouvelle [...].
Aujourd’hui, Kamikaze est une fois de plus le dernier espoir des Japonais. Mais le vent divin qui doit apporter le salut, n’est plus le même qu’au XIIIe siècle. Le mot est devenu le symbole d’une arme réelle.
Décidés à se servir du fanatisme de la jeunesse japonaise, les chefs militaires ont créé des unités spéciales d’aviateurs, voués à une mort certaine, qui s’écrasent avec leur machine sur un objectif désigné. »
Dans son numéro du 1er août, La Croix, qui tire vraisemblablement ses informations de la presse américaine, donne un portrait-type du pilote japonais promis au sacrifice.
« Ces volontaires sont en moyenne âgés de 19 à 25 ans. Ils ne doivent pas mesurer plus de 1 m. 60 et peser plus de 54 kilos. Ils suivent un entraînement très sévère destiné à développer leurs moyens physiques, leurs réflexes et leur courage.
Lorsque sa préparation est terminée, chaque kamikaze prend place à bord d'une sorte de bombe volante qui est fixée sous le fuselage d’un avion porteur [...]. Aucun dispositif n’est prévu pour sauver le pilote, et celui-ci, qu’il atteigne ou non son but, est voué à une mort certaine. »
Au regard de la publicité lugubre dont elles bénéficient, l’effet réel des attaques kamikazes sur la flotte américaine, en cette fin de conflit, sera pourtant négligeable. Comme l’expliquent les historiens Constance Sereni et Pierre François Souyri dans leur ouvrage Kamikazes, missions suicides au japon (1944-1945), environ 4 000 pilotes se sacrifient pour ne couler, en tout, que 47 navires, dont seulement trois porte-avions de petite taille. Paris-Presse le note déjà dans son article de juillet 1945 :
« Dans l’ensemble, les Kamikaze sont un échec. Ils n’ont pu sauver ni les Philippines, ni Iwo-Shima, ni Okinawa. Ils ne sauveront pas davantage l’Empire nippon. Le vent divin n'a plus la force qui fit échouer Kubilai Khan, le chef des Mongols... »
L’effet psychologique sur les soldats américains, en revanche, sera considérable : une véritable psychose s’empare de nombreux marins, qui redoutent en permanence l’écrasement d’un avion chargé d’explosifs sur leur navire.
Les 6 et 9 août 1945, l’explosion des bombes atomiques à Hiroshima et Nagasaki met fin aux dernières velléités japonaises, et le 15 août, l’empereur Hirohito annonce à la radio la reddition du Japon aux Alliés.
Après la fin de la guerre, plusieurs journaux français vont revenir sur l’existence des kamikazes, entretenant une curiosité durable du public à leur égard. C’est surtout en tant qu’énigme psychologique que le phénomène des kamikazes est interrogé, les commentateurs s’arrêtant souvent au constat d’une altérité irréductible de la culture japonaise dans son rapport à la mort.
Dans un reportage au Japon paru dans France-Soir en mai 1947, le reporter Bernard Valéry ne lésine ainsi pas sur le sensationnalisme et les tournures littéraires pour décrire le « monde terrifiant » des « dieux du Vent » :
« J’ai pu pénétrer dans le monde des "Dieux du Vent" [...]. Un monde fait à la fois de pureté sublime et d’indignité barbare et inconsciente. Un monde où le courage n’a plus de place puisque le courage est de vie tandis que dans leur monde tout n’était que mort [...].
Le monde des Kamikaze, littéralement Dieux du Vent. »
« — J’avais deux catégories d’hommes : les paysans, pauvres gosses incultes, et les gens éduqués (étudiants, etc.). [...] J’ai remarqué que les premiers, incultes, pensaient surtout à l’honneur d'avoir été choisis, à l’honneur qui rejaillirait sur leurs familles après leur mort... Partant pour la mission unique, pour la mission finale, ils étaient surtout impressionnés par leur propre importance, par le fait que l’on parlerait d’eux après leur mort, et qu’ils deviendraient doublement immortels.
Pour les autres, les éduqués, on avait l'impression qu'ils ne pensaient à rien puisque leur sort était réglé d’avance : de toute façon il n'y avait rien à faire. C’est d’ailleurs surtout parmi ces derniers qu’il y avait des gens qui ne voulaient pas mourir.
— Ainsi, il y avait -des kamikazes qui ne voulaient pas mourir ?...
— Oui, ils venaient chez moi se confesser. Alors, je retardais autant que possible leur départ, en faisant partir en premier ceux qui étaient prêts à la mort. »
En 1952, le journal Paris-Presse publiera encore des lettres-testaments de jeunes pilotes envoyés à la mort entre 1944 et 1945. Ainsi celle de ce soldat de 23 ans :
« Ma grande sœur, et toi Iniko, et toi Kazuko, soignez-vous bien. Si ma mort vous rend triste, vous dépérirez et vous ne serez plus belles et je ne le veux pas. Faites bien attention : toutes les fleurs des cerisiers vont tomber à Tokyo quand je vais mourir. Si elles ne jonchent pas alors le sol, le monde entier ne serait qu’un non-sens. Pourquoi fleuriraient-elles alors que moi je tombe ?
Je pars avec le sourire. La lune sera pleine ce soir. Je l’admirerai au large d'Okinawa tout en cherchant le bateau ennemi sur lequel je me jetterai. Vous apprendrez alors que je suis mort avec courage. »
Les travaux des historiens ont aujourd’hui établi que si les « kamikazes » baignaient dans un contexte idéologique d’intense endoctrinement au service de la nation, beaucoup n’avaient guère le choix et subissaient la pression du groupe et de leurs supérieurs. A la fin de la guerre, Ônishi, « l’inventeur » des kamikazes, se suicidera par seppuku en présentant ses excuses aux jeunes pilotes qu’il avait envoyés à la mort.
Le terme de kamikaze, lui, connaîtra une popularité exponentielle (de même que son corollaire, le célèbre cri de guerre « Banzaï ! »), entrant dans le langage commun dès les années 1950 pour désigner toute une série de phénomènes sans lien avec la Seconde Guerre mondiale. Un exemple parmi d’autres : cet article de 1953 évoquant la suffragette Mary Richardson comme une « kamikaze » du « vote féminin » : la Britannique s’était rendue fameuse en vandalisant la Vénus au miroir de Velázquez afin d’attirer l’attention de la presse sur la cause féministe.
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Pour en savoir plus :
Constance Sereni et Pierre François Souyri, Kamikazes, missions suicides au japon (1944-1945), Flammarion, 2015
Haruko Taya Cook et Theodore F. Cook, Le Japon en guerre 1931-1945, Éditions de Fallois, 2015