« Tragédie indienne » : échos du massacre de Wounded Knee en 1891
En janvier 1891, la nouvelle du massacre de Wounded Knee parvient à la presse française. Parmi les nombreuses réactions, celle du journaliste Paul Degouy qui s'insurge contre les actes de barbarie des troupes américaines contre les tribus autochtones dans un plaidoyer contre la violence en cours dans le sud du Dakota.
« Tragédie Indienne » le 4 janvier 1891. Les affrontements aux États-Unis entre tribus natives américaines et soldats de l'Union - qui font de nombreuses victimes parmi les femmes et les enfants - font la Une du journal La Justice, fondé par le républicain radical Georges Clemenceau. Comment peut-on justifier de tels massacres sur le sol d'une République ?
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TRAGÉDIE INDIENNE
On tire des coups de fusil, là-bas, là-bas, sur les vagues frontières du Dakota septentrional. Deux races d'hommes sont aux prises, des blancs et des rouges. Et tout ce qui se passe n'est malheureusement pas à l'honneur des visages pâles.
L'autre jour, au milieu des réjouissances de cette fin d'année, une dépêche poignante nous arrivait de ces lointaines contrées. Pendant que nous fêtions nos enfants, un général américain supprimait une centaine de petits Sioux et massacrait leurs mères. C'est horrible. Pour pallier, dans une certaine mesure, le déplorable effet produit par ce télégramme souillé de sang innocent, les journaux américains parlent, parait-il, d'une indigne trahison dont les troupes de l'Union auraient pu être victimes. Est-ce bien vrai ? Le contrôle est trop difficile à pareille distance.
Mais admettons cette trahison... Excuse-t-elle le massacre de ces femmes et ces enfants ? Hélas, non !
Un homme ne peut tirer vengeance que d'un homme. Et l'affaire devait se régler entre les cavaliers américains et les guerriers de la tribu révoltée.
Cette révolte elle-même, d'ailleurs, d'où provient-elle ? Pour colorer toute cette histoire, pour rejeter sur les Indiens la responsabilité de ce conflit, les feuilles américaines nous ont parlé de je ne sais quel Messie excitant les peuplades du Dakota à une sorte de guerre sainte. Mais, un jour, on met la main sur ce prophète d'un nouveau genre. C'était un simple idiot, incapable d'une réelle action sur ses concitoyens. Il faut donc chercher autre chose. Mais point n'est besoin de chercher longtemps. Si les Indiens se sont révoltés, c'est qu'on les vole, c'est qu'on les pille, c'est qu'on les chasse. A peine un arrangement est-il intervenu entre l'Union et les anciens possesseurs du sol, à peine une « réserve » est-elle achetée, à peine les Indiens se croient-ils tranquilles dans leur territoire rétréci, que surgissent, du côté des blancs, des exigences sans cesse renaissantes.
Comment s'étonner ensuite du désespoir qui s'empare de tribus continuellement refoulées ? Ce sont des hommes. Ils sont chez eux. Quelle est donc la bête qui, traquée dans son refuge, n'essaye pas de se défendre ?
Le gouvernement fédéral se sent-il la conscience tranquille vis-à-vis de ces malheureux ? Croit-il avoir fait tout ce qu'il était humainement possible de faire pour éviter de pareilles atrocités ? Je ne veux relever que deux chiffres, à ce propos, dans l'analyse de la République américaine de M.Carlier, analyse que publiait récemment l’Économiste français : De 1825 à 1877, vingt-quatre traités ont été conclus, portant cession de terres indiennes moyennant telle somme, à la charge par les États-Unis de consacrer une fraction de cette somme à l'éducation des tribus. Or, pour huit seulement de ces tribus, on évaluait, en 1877, à plus de 4 millions de dollars les crédits nécessaires pour organiser l'instruction. Et les crédits votés à cet effet par le Congrès ne s'élèvent, en 1877, qu'à 30,000 dollars et, en 1880, qu'à 75,000 !
Et ces agents des « affaires indiennes » que le gouvernement fédéral entretient sur les réserves mêmes des Sioux et qui jouissent, en fait, de pouvoirs illimités, sont-ils à la hauteur de leur mission ? Sont-ils animés d'un véritable esprit de justice ? Leur probité est-elle à l'abri de tout soupçon ? Serait-ce montrer, par exemple, trop de curiosité que de demander la publication des rapports que le gouvernement a dû recevoir, avant la dernière révolta, de ses inspecteurs des affaires indiennes au Dakota ? Et, quand cette insurrection sera réprimée, ne serait-il pas utile de procéder immédiatement à une enquête sur les causes véritables du mouvement ?
Si favorable que puisse être aux agents du gouvernement l'enquête parlementaire qui sera certainement réclamée, ses résultats ne sauraient effacer la pénible impression causée, dans le monde entier, par le massacre de Porcupine Creek. Si tout acte de barbarie nous inspire une horreur profonde, que pouvons-nous dire d'une atrocité commise par la race blanche, sous prétexte de civilisation ? Pour nous qui nous élevons, partout où nous la rencontrons, contre cette cruelle formule: « la lutte pour la vie » avec laquelle on s'efforce d'excuser tant de crimes sociaux ; pour nous qui croyons toutes les races humaines susceptibles de perfectionnement et d'éducation ; pour nous qui ne cessons de plaider en faveur des humbles et des faibles ; pour nous qui n'avons jamais su entendre, sans tressaillir, le cri de la douleur humaine, quand cette douleur est le fait d'une injustice, nous ne pouvions pas ne pas protester contre cette épouvantable tragédie. Nous éprouvons trop de sympathie envers la grande République américaine pour ne pas déplorer profondément la tache faite à son drapeau étoilé.