Interview

Tardi : « Je suis avec le pauvre type qui ne voulait pas être là au fond de la tranchée »

le 29/11/2022 par Jacques Tardi
le 20/02/2019 par Jacques Tardi - modifié le 29/11/2022
Couverture de la nouvelle bande dessinée de Tardi, « Moi René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag II B, Après la guerre » - source : Éditions Casterman
Couverture de la nouvelle bande dessinée de Tardi, « Moi René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag II B, Après la guerre » - source : Éditions Casterman

Dans son dernier ouvrage, le dessinateur Jacques Tardi relate, avec une très grande précision, le retour à la vie civile de son père après sa détention dans les camps du Troisième Reich. La bande dessinée peut-elle documenter la guerre et participer elle aussi au devoir de mémoire ?

Jacques Tardi est l’auteur de nombreuses bandes dessinées historiques, ayant notamment pour sujet les deux guerres mondiales. On lui doit entre autres « Le Trou d’Obus », « C’était la guerre des tranchées » ou « Putain de guerre ».

Le troisième tome de sa série sur l’histoire de son père, Moi, René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag II-B, intitulé « Après la guerre », est paru aux éditions Casterman.

Propos recueillis par Arnaud Pagès

RetroNews : Vos bandes dessinées ont-elles pour but de « montrer » aux gens comment se passait la vie dans les Stalags, les camps de prisonniers de guerre allemands ?

Jacques Tardi : En partie. J'ai appris des choses surprenantes en me documentant. Par exemple, dans le Stalag où se trouvait mon père [le Stalag II-B d’Hammerstein en Poméranie, au nord de l’actuelle Pologne, NDLR], les détenus avaient un poste de radio par baraquement, ce qui était bien sûr tout à fait interdit. Comment arrivaient-ils à faire rentrer ces postes radio ? Certainement en soudoyant les gardiens. Ils les planquaient ensuite dans les poêles en briques des baraquements. Ce genre de détails ne figurent pas dans les livres d'Histoire.

J’ai fait une reconstitution du Stalag II-B aussi fidèle que possible. Sur le site actuel, il n'y a plus rien. Tout ou presque a depuis été rasé. Il reste seulement un baraquement. Les Polonais ont construit une prison juste à côté. Il faut nécessairement aller sur le terrain pour se rendre compte de tout ça, et faire ensuite un énorme effort d'imagination. J'ai travaillé également en me basant sur la façon dont les Stalags étaient conçus. C’est-à-dire toujours sur le même modèle, avec une allée centrale et des baraquements autour.

Article du Petit Journal listant les lieux de détention des prisonniers français, 13 décembre 1940.

À travers l'histoire de votre père, en plus du camp en lui-même, vous documentez aussi la façon dont il était possible de s’en évader.

Oui, en effet. L'évasion était le but de la grande majorité des prisonniers dès leur arrivée. Mais avant d'essayer de s'enfuir, il fallait se procurer des vêtements civils. Il fallait les faire fabriquer contre rémunération par un tailleur – lui-même prisonnier. Celui-ci allait confectionner un costume avec de vieilles couvertures, puis ensuite il allait le teindre. Tout ça prenait un temps fou.

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Et était également très risqué.

Bien entendu. Le risque de se faire prendre était constant.

Par exemple, ma mère faisait passer des outils à mon père en les planquant dans des pots de saindoux. Pourtant, il y avait une inspection systématique des colis avant qu'ils ne soient remis aux prisonniers... On peut supposer là aussi que les gardes avaient été soudoyés.

Mon père était retenu en Poméranie. Pour rentrer en France, il devait donc traverser toute l'Allemagne du nord. Il avait entendu parler d'une petite ville minière frontalière avec la Belgique, où tous les jours les mineurs traversaient la frontière... Donc, il y avait la possibilité de se planquer parmi eux pour rentrer incognito en France. Sauf qu'en réalité, il n'y avait pas de mines. Le renseignement était faux.

En s'intéressant à l'histoire personnelle des prisonniers, on apprend beaucoup de choses sur la guerre et sur la vie dans les camps.

Lorsque votre père revient à la vie civile, il est hanté par la guerre. À travers votre récit familial, cherchiez-vous à documenter aussi le retour des soldats vaincus en France ?

On a peu parlé de l'histoire de ces prisonniers car ils ont été mal accueillis lorsqu'ils sont revenus. On considérait qu'ils étaient « responsables » de la défaite de 1940. Mon père était hanté par ce qu'il y avait vécu. Dans son char, il avait réduit en miettes des hommes, des soldats allemands. Il avait vu leurs tripes répandues sur le sol, brillantes au soleil. Ça l'avait traumatisé. C'est un souvenir qui ne l'a jamais quitté. Et puis, il a été fait prisonnier et interné dans un Stalag.

Et après tout ça, quand tout a été fini, il fallait reprendre presque immédiatement une vie normale. Mais il s'était replié sur lui-même. Il était, comme beaucoup de ses camarades, très en colère à cause de l'armistice de 1940 et de tout ce qui s'est passé ensuite, la collaboration, le marché noir... Raconter son histoire, c'est raconter l'histoire de ces prisonniers.

Vous avez également beaucoup travaillé sur la Première Guerre mondiale. En quoi la fiction peut-elle contribuer à cette idée de « devoir de mémoire » ?

Elle peut parfois faire plus. Typiquement, pendant la Première Guerre, tout ce dont on dit que ce sont des « images d’archives » sont en fait des images tournées avec de vrais soldats sur le terrain, mais une semaine après – ou parfois plus. Du coup la caméra est en hauteur, le cadrage est bon... En situation réelle, les premiers à se faire descendre, ça aurait été le caméraman et son assistant.

À ce sujet, il y a un film qui est intéressant, c'est Verdun, visions d'Histoire de Léon Poirier. C'est un film qui a été tourné juste après la guerre, avec des anciens combattants qui jouent leurs propres rôles. Il a  été filmé à Verdun dans les vestiges du fort de Douaumont... Les scènes de bataille sont extrêmement réalistes. C'est sonorisé.

Images tirées du film Verdun, visions d’Histoire parues dans Les Annales politiques et littéraires, 15 décembre 1928

Ce qui fait que quelquefois à la télévision, les images de ce film repassent avec le label « images d’archives » alors que c'est à 100 % de la fiction. Car il n'y a que très peu de scènes de bataille qui ont été filmées... À peine 3 ou 4 minutes d'images réelles.

L’un de ces seuls films à réellement constituer une archive est tout à fait parlant. La caméra est dans la tranchée, on voit les soldats qui grimpent au dessus du parapet. La caméra ne bouge pas, le cameraman reste dans la tranchée. Il ne veut pas se faire dégommer. On voit un petit peu au dessus du parapet quelques vagues fumées qui laissent imaginer ce qui se passe au-dessus, puis les soldats reviennent. Et c'est tout.

Je ne me place jamais du côté des officiers. Je suis en bas de l'échelle avec le pauvre type qui ne voulait pas être là mais qui se retrouve au fond de la tranchée.

Et là, c’est aux créateurs de fiction de prendre le relais.

Évidemment. Mais pour cela, il faut reconstituer et imaginer des choses qui sont inimaginables. Des choses qu'on n'a pas vécues... Pour y parvenir, on peut se référer à des récits, des témoignages, des photographies et bien sûr, aux travaux des historiens. Mais moi, je ne m'intéresse pas aux mêmes choses qu'eux. Mon idée c'est de montrer et de dénoncer les erreurs du commandement, la souffrance des hommes... Je ne me place jamais du côté des officiers. Je suis en bas de l'échelle avec le pauvre type qui ne voulait pas être là mais qui se retrouve au fond de la tranchée. Malgré les témoignages, c'est extrêmement difficile d'arriver à reconstituer cela.

Il est très difficile de se mettre – ne serait-ce que quelques minutes – dans la peau d'un type de 18, 19 ans en train de vivre ça. Il commençait sa journée en montant de l'abri ou il avait passé une nuit épouvantable, dans la paille transformée en fumier, et il voyait un ciel gris et la désolation partout où il posait son regard. Donc ça, il faut l'imaginer en s'appuyant sur la documentation que l'on a réunie.

Si l’on envisage la même histoire sous un angle héroïque, c'est autre chose. Mais si on veut rester les deux pieds dans la boue au niveau du pauvre type qui ne sait pas vraiment pourquoi il est là, sinon qu'on le prend pour un con du début jusqu'à la fin, ça donne quelque chose de très différent.

Votre travail consiste donc à vous rapprocher le plus près possible de ce soldat de seconde classe.

Tout à fait. Les photographies m'aident beaucoup pour cela. Des photographies, il y en a beaucoup. Des types qui ont été pris en photo dans les tranchées, où des photos de groupe... Vous voyez sur une photo un type qui a un regard particulier. Du coup, vous commencez à gamberger et à bâtir un début de récit autour de ce personnage. Vous commencez à le faire vivre. Vous voyez qu'il n'est pas vraiment content d'être là. Vous imaginez comment était sa vie d'avant, ce qu'il faisait comme métier avant de se retrouver au front.

Une de L’Excelsior, « Les retranchements de fortune de la guerre de mouvement », 15 avril 1918

Vous inventez donc un Poilu, puis vous allez lui attribuer un régiment. En conséquence de quoi, vous vous renseignez sur ce régiment.

Absolument. Je lui attribue un régiment d’infanterie – souvent, ceux qui en ont le plus bavé. Et puis, immédiatement après, je me renseigne. Où ce régiment était-il stationné ? Quelles tranchées occupait-il ? À quels combats a t-il participé ? A-t-il fait toute la guerre ? A-t-il été décimé à un moment ? Y a-t-il eu des survivants après telle bataille ?

C'est proche d’un travail d'historien !

Je ne suis pas historien mais mon souci, c'est de montrer les choses avec le plus de précision possible. Ces informations sont la colonne vertébrale de mon récit. Elles vont me permettre d'être le plus possible fidèle à la réalité. Ne serait-ce qu'au niveau des uniformes, de l’armement…

Une fois que j'ai établi l'itinéraire de mon Poilu, je vais me référer à nouveau à des photographies. Une tranchée allemande n'était pas construite comme une tranchée française. Certaines tranchées allemandes étaient bétonnées, avec des moellons et des structures en acier. Les Allemands étaient là pour s'installer durablement en France. Derrière la ligne de front, ils avaient déjà commencé à coloniser, à s'installer dans les fermes et à les exploiter... Ils éditaient même des guides touristiques des zones conquises.

Ce n’était pas du tout le même état d'esprit de l’autre côté. Les tranchées françaises étaient bordéliques. Par exemple, les soldats faisaient leurs besoins n'importe où, avec l'odeur et l'hygiène qui va avec. Il me faut   alors restituer les tranchées françaises telles qu'elles étaient et montrer la différence profonde qu'il y avait avec les tranchées allemandes.

« Aux morts », poème du Sergent Leroux, rédacteur du journal de tranchées Sans Tabac !, août 1918.

Comment réagissent vos lecteurs à cette souffrance du simple soldat, cet anonyme « comme lui » ?

Ça, je ne peux pas le savoir. Le contact avec les lecteurs se fait le plus souvent lors des signatures. Et l’on n'a pas le temps de se parler.

Cependant, il y a les lettres. Les gens m'écrivent. J'en ai reçu peu à propos de 14-18, mais beaucoup pour Stalag II-B. Des gens dont le grand-père était prisonnier pendant la Seconde Guerre ont pris contact avec moi. Avant ma BD, ils n'arrivaient pas à visualiser le camp, avec ses miradors, ses barbelés... Il y a beaucoup de photos de prisonniers mais très peu de photos des camps.

Que pensent les historiens de votre travail ?

Je n'ai jamais eu aucun retour de leur part. L'image ne les intéresse pas. Et en particulier la bande dessinée, avec tous les clichés qui y sont associés... J'avais collaboré une fois avec Jean-Pierre Verney, un collectionneur et un fin connaisseur de la Grande Guerre, qui est considéré comme un historien « amateur ».

Mais, d’une manière générale, je ne veux rien avoir à faire avec le discours officiel, celui qui a souvent triché et falsifié la réalité pour raconter de « belles histoires » en faisant fi de la souffrance véritable des hommes.

Le troisième tome de la série de Jacques Tardi Moi, René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag II-B, « Après la guerre , est paru aux éditions Casterman.

14-18 : Les journaux en guerre

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