La Chute de Berlin au printemps 1945, par Guillaume Piketty
Au mois d’avril 1945, tandis que les jeux semblent faits pour le régime nazi et que la Seconde Guerre mondiale est sur le point de se conclure, l’Armée rouge avance aux abords de Berlin. Une dernière « apocalypse » attend ses 2,5 millions d’habitants.
De mi-avril à début mai 1945, la Bataille de Berlin signe, après deux semaines de combats, la fin définitive du IIIe Reich – et par extension, de la Seconde Guerre mondiale. Comment s'est déroulé le dernier acte de la guerre en Europe ? À quoi ressemblait Berlin, ville fantôme et théâtre de toutes les horreurs nazies, après presque six années de conflit ? Et surtout, comment les civils berlinois ont-ils vécu cet épisode, marqué par des violences sans pareil et des bombardements incessants pilonnant une capitale en ruines ?
Guillaume Piketty est professeur d’histoire contemporaine à Sciences Po et chercheur au Centre d'histoire de Sciences Po. Il est spécialiste de l’histoire de la guerre et des sorties de guerre, avec un accent particulier sur la Seconde Guerre mondiale On lui doit L’Encyclopédie de la Seconde Guerre mondiale, codirigée avec Jean-François Muracciole et parue en 2015 dans la collection « Bouquins » des éditions Robert Laffont.
Propos recueillis par Arnaud Pagès
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RetroNews : Quelle est la situation à Berlin juste avant le début de l'offensive alliée ? On sait que la ville est déjà dans un état de délabrement « avancé »…
Guillaume Piketty : Hitler s’est alors efforcé de tenir compte d’une des leçons de la Grande Guerre, où la population allemande avait beaucoup souffert du manque de ravitaillements. Afin d’éviter qu'une telle situation ne se reproduise, il a donc décidé de ponctionner les territoires occupés afin d’alimenter la population du Reich.
Mais cette politique de prédation a cessé de fonctionner lorsque les troupes de la Wehrmacht ont commencé à refluer. En outre, la ville a subi des bombardements de plus en plus réguliers et violents. Cela veut dire que les bâtiments sont très abîmés quand ils ne se sont pas écroulés, que les transports en commun dysfonctionnent largement, que les systèmes d'adduction d'eau et les égouts sont mis à mal, que le fonctionnement du réseau électrique est intermittent.
Les Berlinois passent alors beaucoup de temps dans les caves et autres lieux souterrains. En un mot, la population est déjà très éprouvée avant même le début de l'offensive.
« L’agonie d’une capitale », reportage à Berlin dans Regards, février 1945 - source : RetroNews-BnF
Pour remotiver les troupes, Goebbels aurait habilement tiré parti des déclarations de Roosevelt, qui proposait ni plus ni moins de démanteler l'Allemagne.
Il y a en effet une réelle volonté de se battre de la part des Berlinois, malgré un repli de plus en plus rapide de la Wehrmacht sous une poussée soviétique toujours plus considérable, et sans oublier les Alliés anglo-américains et français qui progressent également depuis l’Ouest.
Cette volonté de lutte s'explique par plusieurs facteurs. Bien évidemment, un sentiment patriotique demeure. Mais des informations sont également parvenues aux Berlinois sur les exactions commises par les soldats de l’Armée rouge à mesure qu'ils avancent en territoire allemand. Les Soviétiques veulent se venger de ce que les Allemands leur ont fait subir depuis le déclenchement de l'opération Barbarossa. En outre, les derniers fidèles parmi les séides d'Hitler font régner la terreur. Toute personne qui refuse de contribuer à l'effort de guerre est systématiquement abattue.
Mais les effectifs dont dispose le IIIe Reich pour défendre sa capitale sont faméliques. Environ 90 000 hommes issus de la Volkssturm, la milice du peuple, quelques unités SS, quelques soldats de la Wehrmacht... En face, se trouvent 350 000 hommes et femmes de l'Armée rouge. Rappelons également que dans Berlin, vivent encore quelque 2,5 millions d’habitants.
Les Berlinois sont donc pris en otage par le Reich ?
Le mot est sans doute un peu fort. Ils sont coopératifs parce qu'ils n'ont pas le choix. Ce sont des gens qui vivent sous le joug nazi depuis janvier 1933 – et ils savent très bien de quoi le régime est capable.
Hitler s'appuie en toute logique sur eux puisqu'il est terré, avec ses derniers fidèles, dans le Führerbunker de Berlin. Les nazis essaient de faire flèche de tout bois mais ils ne peuvent que très temporairement retarder l'inéluctable. Il n'y a plus que quelques fous pour croire que quelque chose est encore possible. D'autant plus qu'à l'Ouest, comme je l’ai dit, les Alliés avancent également. En d’autres termes, les dernières armées allemandes sont prises entre deux feux.
« Le gouvernement allemand quitte Berlin », France-Soir, février 1945 - source : RetroNews-BnF
En quoi, dans ces circonstances, peut consister la stratégie de défense allemande ?
Il s’agit essentiellement de combats urbains. D’une certaine façon, les Allemands voulaient faire subir aux combattants et combattantes de l’Armée rouge ce que celles- et ceux-ci leur avaient notamment fait subir à Stalingrad – rue par rue, immeuble par immeuble, barricade par barricade. « Essayons d'en tuer le maximum et de les retenir le plus longtemps possible ! »…
D'ailleurs, les Soviétiques ne vont pas rentrer comme dans du beurre dans Berlin. Il leur faudra plusieurs jours pour atteindre au centre.
Tout à fait. En se battant ainsi rue par rue, la progression prend du temps. Or, il y avait une certaine distance à parcourir. C'est une affaire qui dure donc de la mi-avril jusqu'au 2 mai. Le combat urbain est très spécial car les forces mécaniques, aussi bien aériennes que blindées, y perdent leur efficacité. Il annihile l’éventuelle supériorité de l'assaillant et favorise les défenseurs, même si ces derniers sont peu armés. N'importe qui dans un immeuble peut lancer un cocktail Molotov sur un char qui passe et, avec un peu chance, l'arrêter. Le danger peut survenir de partout, du dessus comme d'un soupirail.
L'artillerie est également moins efficace car il faut éviter de tirer sur ses propres unités. Or, du fait de la géographie urbaine, celles-ci sont souvent entremêlées avec celles de l’ennemi. Le problème est le même pour l'aviation.
Ainsi, la prise de Berlin dure environ deux semaines. Cette bataille fut toutefois beaucoup moins longue que, par exemple, celles de Stalingrad ou de Leningrad. C’est qu’à Berlin, les Soviétiques sont beaucoup plus nombreux, très bien armés et très motivés. Ils connaissent bien un ennemi contre lequel ils se battent depuis presque quatre ans. Leur supériorité est écrasante. Tout s'est inversé par rapport à juin 1941.
« Le nord et l’est de Berlin entièrement aux mains des Russes », Paris Presse-L’Intransigeant, 24 avril 1945 - source - RetroNews-BnF
D’ailleurs, selon quels critères la supériorité militaire soviétique est-elle alors si « écrasante » vis-à-vis de l’armée allemande ?
Dans les dix derniers mois de la guerre, les forces armées allemandes ont perdu autant d'hommes que pendant les quatre années précédentes. Cela veut dire qu’au début du printemps 1945, un très grand nombre des soldats aguerris qui se sont jetés sur l’URSS au mois de juin 1941 sont morts ou blessés.
Ils ont été remplacés par des troupes de moindre qualité, composées notamment d'hommes plus âgés, entre 40 et 50 ans, ou très jeunes, à peine sortis de l'adolescence. Ces soldats sont mal armés et très peu entraînés. Ils ne disposent pas d'une couverture aérienne suffisante, la Luftwaffe n'étant plus que l'ombre d’elle-même. Débordés de partout, ils ne sont absolument plus en mesure de pouvoir freiner durablement l'avancée de l'Armée Rouge. C'est l'hallali.
De leur côté, les combattant.e.s soviétiques sont très nombreux.ses, bien équipé.e.s, formidablement aguerri.e.s par des années de lutte, et appuyé.e.s par de nombreux chars, avions et canons. Le déséquilibre est total.
Lorsqu'ils entrent dans Berlin, les Soviétiques se rendent-ils coupables des mêmes exactions que celles qu'ils ont subies quatre ans auparavant ?
Lors de l'offensive allemande de juin 1941, le Kommissarbefehl d’Hitler ordonnait que tout commissaire politique de l’Armée rouge et tout opposant à l’ordre nazi devait être immédiatement abattu. Cela laisse une certaine marge de manœuvre dans l'assassinat de masse… Concrètement, cela veut dire qu’entre juin et décembre 1941, des centaines et des centaines de milliers de Soviétiques, commissaires politiques ou non, juifs et non-juifs, ou encore simples prisonniers de guerre, ont ainsi trouvé la mort.
Ces horreurs se sont poursuivies par la suite. En URSS, une partie des forces allemandes et de leurs alliés se sont hissés à un niveau de monstruosité qui est tout simplement stupéfiant.
En retour, les Soviétiques sont très durs, voire pire. Dans la chaleur du combat, des Allemands qui veulent se rendre sont abattus. D’autres, finalement faits prisonniers, vont subir un sort peu enviable sur le long terme... Il en avait été de même pour les soldats de l’Armée rouge capturés par les Allemands : 2,5 à 3 millions ne survécurent pas à la captivité.
Les populations civiles du Reich sont également victimes de violences, parfois extrêmes. En particulier, des centaines de milliers de femmes sont violées, en Allemagne et à Berlin notamment, en Autriche, en Hongrie, en Pologne… On se trouve là dans une dimension anthropologique qui renvoie à la notion de souillure. Non seulement les soldats satisfont leurs pulsions mais ils salissent également les ventres féminins ennemis, ainsi qu’à leurs yeux, les générations à venir lorsque des enfants naîtront.
Est-ce qu'une traque aux nazis est organisée juste après la reddition ? On peut supposer que les Soviétiques faisaient une différence entre les civils et les officiers SS...
Vous, comme moi, n'avons aucune idée de ce que signifie vivre pendant des années dans un système totalitaire – qui plus est celui du IIIe Reich. Parler librement à table pouvait faire courir le risque d’une dénonciation par l’un de ses propres enfants. Dans chaque immeuble se trouvait un mouchard dont la mission était de dénoncer aux autorités les gens qui ne soutenaient pas le régime. Pour tenir dans un tel système pendant des années, nombreux.ses avaient été celles et ceux qui avaient dû accepter des accommodations – plus ou moins conséquentes. Comment, dans ces conditions, trier le « bon grain » de « l’ivraie » ?
Ce qui est certain, c'est que si les Soviétiques tombaient sur un dignitaire nazi, son sort risquait de ne pas être enviable… Mais de leur côté les SS n'étaient pas stupides. Ils se sont vite débarrassés de leurs uniformes pour mettre des vêtements civils. Comment, dès lors, discerner un vrai civil d'un faux civil ? C'était très difficile.
« Le grand Reich est bien fini », La France nouvelle, 27 avril 1945 - source : RetroNews-BnF
Dispose-t-on aujourd’hui d’une estimation du nombre de vies humaines détruites au cours de la Bataille de Berlin ?
Les pertes sont particulièrement difficiles à estimer. Selon certains estimations, il y aurait eu quelque 22 000 soldats allemands tués et autant de civils, et un peu plus de 80 000 hommes et femmes de l'Armée Rouge. Ces chiffres sont à prendre avec des pincettes. Les archives de tels moments apocalyptiques ne sont pas forcément nombreuses et difficiles à vérifier : il ne s'agissait pas de tenir des comptes mais de survivre…
Rappelons-nous en tout cas que la Bataille de Berlin fut un enfer pour celles et ceux qui l’ont subie.
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Guillaume Piketty est historien, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale. Il enseigne l’histoire contemporaine à Science Po et est chercheur au Centre d'histoire de Sciences Po.