« L'américanisation » du monde, histoires et conséquences
« Américanisation ». Le terme est devenu d'usage si courant que sa signification semble évidente. Le phénomène est pourtant bien plus complexe qu’il n’y paraît, comme le montre l'historien Ludovic Tournès dans un ouvrage qui propose une nouvelle analyse de ce processus.
Dès leur création au XVIIIe siècle, les États-Unis se sont perçus et imposés comme une nation-monde et se sont donnés les moyens de leur ambition : rayonner à l’échelle de la planète et influencer sur le plan économique, politique ou culturel.
Limiter l'américanisation à la diffusion de leur modèle serait néanmoins une erreur, tant le processus est complexe, comme le montre l'historien Ludovic Tournès dans un ouvrage qui propose une analyse inédite de ce processus, compris comme un double mouvement : l'américanisation des immigrants aux États-Unis et la transformation du monde en États-Unis. Dans quelle mesure y sont-ils parvenu ? Par quels moyens ? Assiste-t-on aujourd'hui à une « désaméricanisation » ?
Propos recueillis par Marina Bellot
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RetroNews : L’américanisation est un terme passé dans le langage courant. Quand apparaît-il et quelle définition en donnez-vous ?
Ludovic Tournès : Il est difficile de savoir quand le terme apparaît, mais on trouve manifestement les premières occurences dès le début du XIXe siècle. Il devient vraiment d’emploi courant à la fin du XIXe, à la fois aux États-Unis et dans le monde.
La définition classique que l’on donne de l’américanisation, c’est la diffusion hors des États-Unis des produits, valeurs et pratiques issues des États-Unis, et l’influence qu’ils peuvent avoir.
Mais la plupart des historiens de l’américanisation, à de rares exceptions près, ont négligé le fait que ce terme avait originellement deux sens : l’assimilation des populations immigrantes aux États-Unis d’une part, et la transformation du monde en États-Unis d’autre part. Ils en ont le plus souvent retenu seulement le second, alors que le premier est tout aussi important.
Dans cet ouvrage, j’ai pris les deux termes ensemble parce que le processus d'américanisation des immigrants aux États-Unis et le processus de transformation du monde en États-Unis suivent la même logique. Par ailleurs, la définition que je donne de l’américanisation est différente : je l’envisage comme la construction d’un sentiment d'appartenance à une nation qui s'est conçue d'emblée à l’échelle de la planète.
L’histoire du western montre précisément que l’américanisation des États-Uniens et celle du reste du monde suivent une logique identique…
Oui, et plus largement le mythe de l’Ouest, qui ne commence pas en 1918 ou en 1945 mais dès la création des États-Unis – et dont l’analyse permet de comprendre la fascination suscitée dans une grande partie du monde par les États-Unis, et la force de frappe considérable par laquelle l’histoire états-unienne est devenue un mythe mondial.
Lorsque le cinéma hollywoodien arrive, l’ensemble des représentations mentales relative à l’Ouest sont déjà là car elles se sont développées tout au long du XIXe siècle, non seulement par le biais des écrivains ou artistes états-uniens venus en Europe (Fenimore Cooper, par exemple) mais aussi par celui des écrivains européens passés aux États-Unis et qui en ont rapporté de nombreux récits. Le mythe de l’Ouest est déjà largement constitué à la fin du XIXe siècle. Le cinéma va juste lui donner une diffusion considérable.
Le western va être un vecteur d’américanisation pour les immigrants qui viennent aux États-Unis et qui ne connaissent pas l’histoire américaine. En effet, au-delà du récit d’aventure, c’est un instrument pédagogique : on y trouve toute une série d’éléments sur l'histoire américaine, ses grands hommes, ses valeurs, la Constitution, la loi, etc. Il est aussi un manuel d’histoire pour le public du monde entier qui n’ira peut-être jamais aux États-Unis mais qui peut rêver d’être Américain et de conquérir l’Ouest de façon symbolique le temps d’une projection cinématographique.
On voit bien ici que l'américanisation des immigrants et la transformation du monde en États-Unis fonctionnent selon la même logique. Ce double mouvement est très important.
Comment et pourquoi les États-Unis se sont-ils imposés comme l’étalon mondial de la modernité entre le XVIIIe et le XXe siècle ? Est-ce notamment parce que dès le début de leur histoire, ils se sont eux-mêmes perçus comme une nation-monde ?
Oui, les États-Unis se représentent eux-mêmes et se voient comme une nation-monde, une espèce de précipité chimique de tout ce qui se fait de mieux dans le monde.
Sur la question de la modernité, il y a ce que j’appelle une compétition en modernité entre l'Europe et les États-Unis, qui se manifeste dès la seconde moitié du XIXe siècle et qui est peu à peu remportée par les États-Unis, parce que les produits industriels américains représentent déjà ce qui se fait de mieux. Quand on regarde les expositions universelles, ce qui s’exporte dans la deuxième moitié du XIXe siècle ce sont les locomotives, les machines à écrire, les machines à coudre… Autant d’équipements considérés comme à la pointe de la modernité.
Cette compétition en modernité franchit un nouveau cap avec le développement du taylorisme et du fordisme. Et à partir de la Première Guerre mondiale, on assiste à l’exportation en masse non plus seulement des biens d'équipement, mais des biens de consommation courants – l'automobile mais aussi tous les produits du quotidien fabriqués selon les méthodes fordiennes.
À ce moment-là, les États-Unis prennent la première place en matière de modernité mais aussi de perception de la modernité. Ils incarnent et symbolisent la modernité, et cela va durer jusqu'à la fin des années 1960.
Vous montrez d'ailleurs que non seulement l'exportation du modèle fordiste ne s’est pas faite clé en main, mais que le fordisme a servi des objectifs parfois opposés à ce que l'on nomme « l'esprit américain »...
Un peu partout dans les pays industriels, des méthodes de production à la chaîne et standardisées commencent à se développer au début du XXe siècle mais ce sont les États-Unis qui prennent rapidement le leadership dans ce domaine.
L’exemple de Citroën montre que l'exportation clé en main du modèle ne fonctionne pas : c’est en effet le seul constructeur non états-unien ayant importé totalement le modèle et il a fini par faire faillite car il n’y avait pas le marché suffisant en Europe. Mais dans l’ensemble, les constructeurs adaptent le modèle fordiste et le combinent avec des méthodes locales, et ce, dès l’entre-deux-guerres, et encore plus après 1945. Ils peuvent aussi le transformer radicalement, comme le montre l’exemple des pays totalitaires, l’Allemagne nazie et la Russie soviétique.
D’un côté, on peut dire d’un côté que ces pays sont profondément américanisés, dans le sens où ils adoptent les méthodes fordiennes ; de l’autre cependant, ils en transforment la philosophie en annexant le fordisme au projet totalitaire. Alors que la production de masse aux États-Unis a pour objectif la mise à disposition de la prospérité matérielle, et donc l'accès au « rêve américain » à l'ensemble de la population, en Allemagne elle doit permettre la conquête militaire de l’espace vital en produisant des armements ; et en Union soviétique, le fordisme doit permettre la réalisation du socialisme grâce aux tracteurs, capables de travailler les gigantesques kolkhozes.
Le messianisme démocratique des États-Unis a également joué un rôle capital dans l'américanisation du monde. Comment s'est-il matérialisé ?
Il faut prendre au sérieux le fait que les États-Unis se pensent sincèrement dépositaires d’une mission mondiale qui serait de propager la démocratie – au besoin, par la force.
Le messianisme démocratique s'est affirmé petit à petit au début du XXe siècle, et il est vraiment devenu un élément de la projection internationale des États-Unis à partir de la Première Guerre mondiale. Son âge d’or débute à l’entrée en guerre des États-Unis en 1917 et s’étend jusqu'au début des années 1990. Depuis, il est sur le déclin : les États-Unis y ont progressivement renoncé. Mais on peut dire qu’entre 1917 et 1992, les États-Unis ont indexé leur destin sur celui du reste du monde, considérant que les deux étaient indissociables.
Aujourd’hui ce n’est plus le cas, la démocratisation n’est plus à l’agenda de leur politique extérieure.
Vous montrez en outre que loin d'être l'apanage des gouvernements américains, il est aussi promu par nombre d'acteurs de la société civile...
En effet, ce messianisme démocratique est aussi le fait de la société civile, ce qui montre que c’est quelque chose qui irrigue la culture américaine. Cette certitude-là est ancrée chez l’élite internationalisée – les chefs d'entreprise, les philanthropes, les intellectuels, etc.
C’est un messianisme au premier sens du terme : les premiers acteurs privés à avoir cet ethos sont en effet les missionnaires. La diffusion du christianisme et de la civilisation fait partie, dans leur esprit, d'un seul et même ensemble. Viennent ensuite les philanthropes et les mouvements réformateurs à la fin du XIXe siècle. Ils vont souvent ajouter à ce messianisme une dimension de modernisation et de démocratisation. Les initiatives de ces acteurs privés à l’étranger associent étroitement américanisation, démocratisation, modernisation et civilisation – voire christianisation.
Les grandes fondations philanthropiques qui agissent à l’étranger dès les années 1910 (fondation Rockefeller, Carnegie Endowment for International Peace) fonctionnent selon cette logique. Plus près de nous, les grandes ONG états-uniennes aussi, quoique de façon plus subtile.
Ces dernières années, en quoi la révolution numérique a-t-elle renforcé l'ascendant américain sur le reste du monde ?
D’un côté, on ne peut que constater que les grandes entreprises du secteur sont quasiment toutes américaines, et qu’en l’espace de vingt ou trente ans, cela a révolutionné tout un tas de pratiques.
On peut considérer que c’est un pas supplémentaire dans l’américanisation. En même temps, cette transformation se fait dans un contexte où les États-Unis n’ont plus du tout le même statut international et la même image qu'en 1918 ou 1945. Non seulement on ne considère plus que les États-Unis sont le mètre-étalon de la modernité, mais leur image n'a cessé de se dégrader depuis la guerre du Vietnam – et l’on peut se demander si elle a fondamentalement remonté la pente depuis... Les États-Unis, au début du XXIe siècle, n’ont jamais été aussi puissants ni sans doute aussi détestés.
Pour résumer, bien sûr on peut parler d'américanisation encore plus poussée avec ces produits et pratiques numériques, et en même temps cela arrive dans un contexte où les États-Unis ne font plus figure de modèle.
Assiste-t-on donc à une désaméricanisation ?
Je ne parlerais pas de désaméricanisation parce que je ne crois pas à l'américanisation. Nous ne sommes pas devenus Américains. Ça n'empêche pas que les États-Unis soient une puissance dominante. Mais les produits et pratiques américains ont été profondément transformés, réadaptés, mélangés.
Je donne l’exemple du cinéma ou de la musique : on n’a pas été submergé par la culture américaine, elle ne nous a pas « tués » comme on le redoutait ! Au contraire, le cinéma et la musique américaines ont largement irrigué et inspiré de nombreux artistes partout dans le monde. Cela ne doit pas masquer les méthodes agressives d’exportation du cinéma états-uniens, qui ont tendance à tuer la concurrence, mais la culture états-unienne n’a pas tué les autres cultures.
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Ludovic Tournès est historien, professeur à l'Université de Genève. Son dernier ouvrage, Américanisation, une histoire mondiale, est paru chez Fayard en septembre 2020.