Interview

1870 : La vie des Parisiens pendant le siège

A la mi-septembre, suite à la capitulation de Sedan, les armées allemandes, fortes de plus de 200 000 soldats, prennent position autour de la capitale. C'est le début d'un siège qui va durer plus de quatre mois. Comment les parisiens vont-ils affronter ce moment particulier ?

Docteur en histoire et chercheur, Jean-François Lecaillon a travaillé sur les guerres du Second Empire, notamment celle du Mexique puis celle, franco-allemande, de 1870. Il est spécialisé dans l’étude du vécu des témoins ordinaires. Il a publié une dizaine d’ouvrages qui s’appuient sur les témoignages, journaux intimes, carnets de guerres ou correspondances.

On lui doit notamment, Les femmes et la guerre de 1870-1871, histoire d'un engagement occulté, publié en 2021 par les éditions Pierre de Taillac, Les Français et la guerre de 1870, réédité en 2020 par les éditions de l'Artilleur et Le souvenir de 1870, histoire d'une mémoire, paru en 2012 aux éditions Bernard Giovanangeli.

Propos recueillis par Arnaud Pagès

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RetroNews : En 1870, quelles sont les capacités défensives de Paris alors que la capitale est encerclée ?

Jean-François Lecaillon : Depuis 1840, Paris est une place forte dotée d’un mur d’enceinte renforcé par 94 bastions et 15 forts protégeant son approche, comme ceux d’Issy et de Nogent, ou celui du Mont-Valérien. Une demi-douzaine de redoutes, en partie inachevées, complète le dispositif. Dans la ville, 450 000 hommes sont mobilisés mais leur valeur est très inégale : il n'y a que 200 000 combattants qui sont immédiatement disponibles, dont 80 000 de l’armée de ligne et 100 000 de la garde nationale mobile, auxquels il faut ajouter les effectifs de corps francs. Le reste est composé de gardes nationaux sédentaires, des hommes mal équipés et sans véritable instruction militaire.

Comment la résistance s'organise-t-elle ?

La défense est placée sous les ordres du général Trochu, gouverneur militaire de Paris. Le XIIIe corps, qui est revenu de Sedan dont il a pu s’échapper, est cantonné au sud, tandis que la division du général d’Exéa est basée à Vincennes et le XIVe corps à l’ouest. La ville est divisée en six secteurs sur la rive droite et trois sur la rive gauche. Des ateliers d'armement sont installés pour fondre et assembler des canons ; les cirques, comme celui  des Champs-Élysées, sont transformés en ateliers de production de cartouches. Les gares sont les sites où sont fabriqués les ballons avant d’être lâchés depuis la butte Montmartre.

Quelles sont les réserves alimentaires des Parisiens ? Combien de jours peuvent-ils tenir ?

D’emblée, pour couvrir les besoins d’une population de quelque 2,2 millions d’individus, le gouvernement a fait entrer dans la ville une grande quantité de produits, notamment de la farine, du riz, et du blé, ainsi qu'un grand nombre d'animaux, 250 000 moutons, 40 000 bœufs, 12 000 porcs, du poisson salé, auxquels s’ajoutent les chevaux de l’armée. Les Parisiens peuvent aussi compter sur les jardins potagers de la proche banlieue, ceux de Grenelle ou de Vaugirard par exemple.

La maraude se développe pour aller chercher, dans les villages abandonnés en périphérie, les légumes, pommes de terre, ou les fruits qui n’ont pas été récoltés. D’abord interdite, elle est finalement acceptée et les maraudeurs sont même placés sous la protection de gardes nationaux car l’exercice est dangereux lorsqu'il est pratiqué à portée de tir des avant-postes allemands.

Quand Paris capitule après quatre mois et demi de blocus, les réserves ne sont pas totalement épuisées. Il reste des produits, mais à de tels prix que seuls les plus aisés peuvent se les payer. Pour les plus modestes, le spectre de la famine apparaît. La mort commence à frapper les plus faibles, les aînés et les enfants en bas âge. Le rationnement a permis de tenir mais les limites sont atteintes.

Quel est le moral de la population durant le Siège ?

La peur ne s’installe pas tout de suite. Sur les boulevards, l’atmosphère est même paisible dans les premiers temps. Les combats ont lieu hors les murs, à distance. Le bruit du canon résonne mais il n’y a pas de danger direct. La guerre peut même être un spectacle... Les Parisiens vont « au rempart » voir les mouvements de troupes ou la lointaine ligne ennemie.

Ce qui domine, c'est plutôt l’inquiétude face aux incertitudes du lendemain et la colère de ceux qui sont réduits à l’impuissance. La peur s’installe surtout à partir du 5 janvier 1871. Elle est le fruit des pénuries alimentaires qui se font de plus en plus sentir mais s’y ajoute, surtout, les bombardements par l’artillerie prussienne. Tous les quartiers ne sont pas atteints, et les habitants qui vivent dans ceux qui sont exposés déménagent s’ils peuvent disposer d’un autre logement ou être accueillis chez des proches. Sinon, ils se réfugient dans les caves. Ce sont des bombardements aveugles, sans avertissement, qui minent le moral des Parisiens. C’est d’ailleurs l’objectif : les Prussiens ne cherchent pas à pénétrer dans la ville et à s’exposer à des combats de rue dont ils craignent qu’ils soient meurtriers et difficiles pour eux. Les résistances civiles à Bazeilles ou à Châteaudun tiennent lieu, pour eux, d’avertissement.

Les civils prennent-ils les armes ?

Oui, mais la question ne se pose pas en ces termes, dans la mesure où les gardes mobiles sont des civils en uniforme. Il y a 450 000 hommes armés dans une ville de 2,2 millions d’habitants, c’est-à-dire près d’un quart de la population, presque la moitié des hommes en âge de porter les armes. Le problème est surtout dans le manque de discipline ou d’expérience de beaucoup. Sans compter que les armes disponibles ne sont pas les plus modernes. Les canons sont fondus dans les ateliers. Les Parisiens souscrivent pour les fabriquer et c’est une des raisons de la colère du 18 mars quand Thiers a voulu les récupérer.

« Les initiatives privées sont importantes, sous la forme de « fourneaux économiques », institution de distribution de repas pour les plus démunis. Louise Michel s’emploie ainsi pour assurer que ses élèves soient nourris. »

Les gens continuent-ils de travailler ? Les écoles et les commerces restent-ils ouverts ?

Beaucoup d’activités économiques cessent faute de matière première, parfois aussi d’employés qui sont partis se réfugier en province avant le bouclage de la ville. Mais les activités ne manquent pas : outre celles qui perdurent – certaines boutiques n’ayant pas épuisé leurs stocks – il y a de quoi faire : abattre le bétail, confectionner des repas, les distribuer ou faire la queue devant les magasins d’alimentation (parfois jusqu’à cinq heures !), se procurer du bois de chauffage ou de quoi s’éclairer.

Viennent ensuite tous les ouvrages de défense, d’armement ou liés à la guerre : fabrique des canons, de cartouches, d’uniformes. Godillot sous-traite aux ouvrières la fabrication de képis ou de vestes. Des ouvrières sont aussi recrutées pour coudre les toiles de la soixantaine de ballons qui quitteront Paris pendant le siège. Le travail, c’est aussi les gardes aux remparts pour les hommes.

Autre activité prenante : le soin aux blessés ou aux malades. Les hôpitaux et couvents occupent médecins, infirmières, personnel de lingerie, de cuisine ou d’intendance ; les initiatives privées se multiplient de la part de bourgeois ayant des appartements assez grands pour recevoir des soldats pendant le temps de leur convalescence. Les comédiennes transforment leurs théâtres en ambulances – ce sera notamment le cas de la Comédie française et de l'Odéon – et s’emploient comme infirmières quand elles ne jouent pas.

Comment la distribution et le rationnement des denrées sont-ils organisés ?

Les autorités imposent des niveaux de rationnement pour la viande et le pain. La distribution se fait par l’intermédiaire des boucheries, des boulangeries, des cantines municipales ou par le biais des mairies.  Dans ce domaine aussi, les initiatives privées sont importantes, sous la forme de « fourneaux économiques », institution de distribution de repas pour les plus démunis. Louise Michel s’emploie ainsi pour assurer que ses élèves soient nourris.

Alors que l'hiver s'installe, comment les Parisiens se chauffent-ils ?

Les arbres autour de Paris, ceux des bois de Vincennes et de Boulogne, mais aussi ceux des parcs, sont abattus. Ces ressources ne suffisent pas toujours. Des maisons abandonnées dans les villages exposés sont vandalisées, les meubles sont brisés, les palissades en bois ou clôtures sont démontées, à la grande colère des propriétaires parfois.

Y a-t-il malgré tout des distractions ? Des bals, des fêtes ?

Les distractions existent, bien sûr. Chacun s’efforce d’en trouver pour tromper l’attente et l’angoisse, et les professionnels du spectacle ont conscience de leur rôle pour soutenir le moral de la population. Des concerts sont organisés, des pièces de théâtres sont jouées...

Pendant les entractes, La Marseillaise ou des chants patriotiques sont entonnés. Les recettes sont reversées aux ateliers pour la fonte des canons ou le soin aux blessés. Les comédiens font des quêtes patriotiques. Le départ des ballons depuis la place Saint-Pierre est aussi l’occasion d’un spectacle, mais l’insouciance initiale disparaît au rythme de l'épuisement des ressources. En janvier, l’ambiance dans Paris est lugubre. La faim et le froid sont désormais partout.

Comment  les Parisiens se protègent-ils des bombardements ? Existe-t-il des abris ou un quelconque système d'alerte ?

Il n’y a pas de système d’alerte. Les obus tombent un peu au hasard, éventrant un immeuble ou explosant sur la chaussée. Quand ils ne sont pas obligés de sortir, les Parisiens se réfugient dans les appartements ou dans les caves.

A l’issue du siège le premier bilan, c’est la défaite nationale. En termes démographiques, les chiffres sont difficiles à établir. Le siège a fait de nombreuses victimes, surtout dans les classes populaires et chez les jeunes enfants. Pour 45 000 décès annuels avant le siège, les spécialistes estiment que 72 000 personnes supplémentaires ont perdu la vie, ce qui représente une hausse annuelle moyenne de 80 %. Pour les deux premiers mois de 1871, la mortalité aurait été cinq fois supérieure à la normale.

La Commune et la semaine sanglante ont encore amplifié ce bilan. La mémoire de la guerre en garde une forte empreinte. Toute l’imagerie sur les Parisiens mangeant du rat ou du chien, ou les menus des restaurants, en est l’expression un peu exagérée.

Après la guerre, la vente de « souvenir du siège » consistant en un morceau de pain noir présenté sous verre est très à la mode, mais c’est plus affaire de commerce que de produits authentiques. Si l’histoire de l’éléphant du jardin des Plantes s’y retrouve en bonne place, lettres et correspondances ne témoignent pas des outrances véhiculées par notre mémoire collective. Encore faut-il rester prudent, ces documents étant souvent les témoignages des plus aisés, pas de ceux qui ont eu le plus à souffrir.

Docteur en histoire et chercheur, Jean-François Lecaillon a travaillé sur les guerres du Second Empire, notamment celle du Mexique puis celle, franco-allemande, de 1870. Il est spécialisé dans l’étude du vécu des témoins « ordinaires ».