Interview

Enfants en guerre : des acteurs à part entière des conflits au XXe siècle

le 28/03/2023 par Manon Pignot , Marina Bellot
le 06/03/2023 par Manon Pignot , Marina Bellot - modifié le 28/03/2023

Victimes des conflits armés qui ont émaillé le XXe siècle, les enfants en ont aussi été des observateurs, des participants directs, voire des combattants. Trois historiens viennent de publier un ouvrage montrant la diversité et l'intensité de ces expériences de guerre. Entretien avec l'un d'eux, Manon Pignot.

RetroNews : Comment avez-vous procédé pour restituer la grande diversité des expériences de conflit vécues par les enfants au XXe siècle ?

Manon Pignot : Laura Hobson Faure, Antoine Rivière et moi travaillons depuis des années sur divers aspects des expériences enfantines en temps de guerre, mais en venant de champs historiographiques différents. En travaillant ensemble, nous nous sommes rendus compte que ces champs se connaissaient mais ne se croisaient jamais. C’est de là que sont nés d’abord un colloque puis cet ouvrage, dans lequel nous avons intégré de nombreux témoignages pour donner à ce sujet toute son épaisseur. Il s’agit de montrer que les enfants et les adolescents ne sont pas seulement des victimes ni des observateurs, mais des acteurs à part entière des conflits armés du XXe siècle, parfois cibles privilégiées des belligérants, parfois participants directs. L’ouvrage redonne aux enfants leur statut d’acteurs sociaux, et montre combien les expériences de conflit sont très variables dans leur intensité, différentes dans leur nature parfois.

Pour restituer ces expériences, nous avons utilisé les nombreuses portes d’accès qui existent. D’abord les sources traditionnelles bien sûr, celles des services sociaux et des écoles, les sources d’État et de justice, mais aussi les sources produites par les enfants eux-mêmes, notamment des témoignages oraux, écrits (journaux intimes et dessins), ainsi que des sources auxquelles on ne pensait pas forcément, par exemple les formulaires et les lettres de parents qui demandaient, pendant la guerre d’Espagne, à ce que leurs enfants quittent le pays. Certains des auteurs ont fait une distinction entre les sources contemporaines de l’époque, et celles produites bien après, ce qui permet un autre regard, aussi authentique, mais différent, des expériences de ces enfants.

Nous utilisons le terme « génocide » à escient : il nous a semblé qu’on ne pouvait pas faire abstraction de cette question des génocides au XXe siècle. Or génocide et guerre ne sont pas synonymes. Il existe une différence de nature entre les deux, et pas seulement une différence d’intensité. Il y a dans le génocide l’intentionnalité délibérée de la destruction, y compris des enfants et même surtout des enfants, qui incarnent l’avenir du groupe ciblé, la filiation. Par ailleurs, le terme de conflit, plus générique, nous permettait d’englober les différents types de guerres, civiles et interétatiques.

 

C'est pendant la Première Guerre mondiale qu'a été créé, en France, le statut de pupilles de la Nation. Dans quel but ce statut est-il alors adopté ? 

Lors du premier conflit mondial, le deuil de guerre est si massif qu’aucune famille française n’est épargnée. Tout le monde connaît un orphelin dans son entourage direct ou indirect. La France va s'avérer pionnière en matière de pupilles de la Nation puisque, en 1917, le Parlement vote le principe d’une adoption des orphelins de guerre par la nation. Ce statut de pupille de la nation est une manière pour l’assemblée et le gouvernement de marquer la reconnaissance du sacrifice des hommes, en pourvoyant une aide et une éducation à leurs enfants. En même temps, c’est une façon de bien séparer ces orphelins de guerre des sans famille « ordinaires », enfants trouvés ou abandonnés, considérés comme les rejetons de la misère ou de la débauche, et qui, eux, sont recueillis par les œuvres charitables ou les services d’assistance à l’enfance. C’est donc un statut inédit, dont les autres pays belligérants vont fortement s’inspirer, dans cette même économie morale du sacrifice.

Dans l’ouvrage, nous évoquons le cas des orphelins de guerre en Hongrie. Il est très intéressant car il éclaire de façon nouvelle la situation des pupilles de la Nation en montrant des parcours d'orphelins, qui ont pu être pris en charge mais aussi instrumentalisés par un État naissant, qui va s’appuyer sur ces figures d'orphelins pour donner une légitimité politique à ce nouvel État.

 

L’un des nombreux parcours rapportés dans votre ouvrage est celui d’un orphelin dont la mère a été victime de la Shoah. En quoi est-ce un cas éclairant des conséquences profondes de la guerre sur l’existence d’un enfant ? 

L’ouvrage fait la part belle à des parcours d’enfants juifs. Joseph, par exemple, a trois ans en 1942. Un jour, sa mère ne vient pas le chercher à l’école. Il est déposé à l’Assistance publique de manière temporaire puis, comme personne ne le réclame, définitive. Ce qui est absolument tragique, c’est que sa mère, Juive polonaise, a été victime d’une rafle, ce que nul ne sait alors. Placé dans des familles d'accueil à la campagne, dans des fermes, Joseph grandit dans l'ignorance totale de son histoire familiale. Quand il atteint sa majorité, il demande à consulter son dossier – qui contient ce secret qu’il ignore – mais se heurte au refus de l’institution, qui se montre très rigide.

En 2006, quelques années après la mort de Joseph, sa femme va découvrir, par le biais du Mémorial de la Shoah et avec l’aide d’Antoine Rivière, la clé du mystère de ses origines que Joseph avait cherché en vain toute sa vie. C’est un cas très intime et en même temps très éclairant de ce que la guerre peut faire à l’enfant qu’elle sépare de sa famille : effacement du lien de filiation, atteinte durable à l’identité et aux appartenances, greffe – réussie ou non – dans un milieu de substitution.

C’est tout l’enjeu du livre : articuler cette dimension tragique et une dimension analytique, faire la place à l’émotion pour prendre toute la mesure de l'expérience décrite. 

 

Comment s’est manifestée l’attention croissante portée à l’enfant sans famille au fil du XXe siècle ? 

Un autre enjeu du livre était de montrer que « sans famille » ne veut pas nécessairement dire « sans personne » et de comprendre les expériences juvéniles de la séparation en interrogeant aussi le rôle des fratries, des parents de substitution, des services sociaux et communautaires. Qu’il s’agisse de prises en charge étatiques ou de famille de substitution, on se rend compte que la plupart des enfants sans famille retissent pendant ou après la guerre d’autres liens de nature familiale. ll y a des étapes dans la prise en charge des enfants en tant qu’enfants.

Au début du XXe siècle, on assiste à l’émergence progressive de l’idée que les enfants ne sont pas des adultes miniatures mais ont des besoins et des droits spécifiques, et une aide humanitaire spécifique. C’est après la Première Guerre mondiale que s’élabore un droit international de l’enfant avec la Déclaration de Genève. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Unicef est fondée. Le paradoxe, c’est que le XXe siècle est le moment où coexistent des formes intenses de secours aux enfants parce qu’ils sont des enfants, mais aussi des politiques de destruction des enfants parce qu'ils sont des enfants… Cette volonté de destruction des plus jeunes est explicite dans le génocide des Arméniens, la Shoah ou le génocide  des Tusti du Rwanda.

Il a fallu deux siècles d’évolution, avec des moments d'accélération du temps et des prises de conscience que sont les conflits, pour que les sociétés envisagent que les enfants sont différents des adultes et donc, une catégorie à part.

Manon Pignot est historienne, spécialiste de l'enfance en guerre. L'ouvrage Enfants en guerre. « Sans famille » dans les conflits du XXe siècle, co-écrit avec Antoine Rivière et Laura Hobson Faure est paru aux éditions du CNRS en 2023.