Interview

Guerre d’Espagne : l’interview de Franco pour le Journal

le 14/08/2023 par Édouard Helsey
le 30/05/2023 par Édouard Helsey - modifié le 14/08/2023

En juin 1937, celui qui n'est encore que le chef des armées nationalistes, Francisco Franco, est interviewé par Le Journal. Un échange étonnamment conciliant, excessivement complaisant, qui vise avant tout à rassurer la France sur les intentions de l'armée espagnole à son encontre.

Le 17 juillet 1936 marque le début de la guerre civile espagnole, avec le coup d’État nationaliste contre la seconde République espagnole. Le général Francisco Franco n'en est pas l'instigateur. Cependant, au décès de José Sanjurjo, le général à l’origine du soulèvement, il prend la tête de l'insurrection militaire. Ce n'est qu'au début de l'année 1938, le 30 janvier, que le général est proclamé « Caudillo », chef du gouvernement et des armées.

Presque un an après le début de la guerre, en juin 1937, le grand reporter Édouard Helsey, de son vrai nom nom Lucien Coulond, interview le futur dictateur. Cet entretien, d'une immense complaisance vis-à-vis du camp nationaliste, est publié dans Le Journal du 10 juin 1937.

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Huit jours chez Franco

“Dites à la France…”

« Notre confiance est complète et chaque jour les événements la renforcent. »

« Quand nous aurons libéré l’Espagne nous aurons chez nous une tâche assez vaste pour requérir notre activité. »

« C’est là tout notre impérialisme. »

« JAMAIS L’ESPAGNE DE FRANCO NE PRÊTERAIT LES MAINS A UN COMPLOT CONTRE LA FRANCE »

AINSI PARLE LE CHEF DES ARMÉES NATIONALISTES A NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL Édouard HELSEY

SALAMANQUE, juin. – Après bientôt onze mois de guerre civile, le général Franco occupe solidement les deux tiers du territoire espagnol : 346.000 kilomètres carrés sur un total de 533.000. Sur une population de 22 millions d'habitants, il en gouverne les deux tiers : près de 13 millions. La situation militaire semble tourner très nettement à son avantage. Il se croit sûr de devenir avant peu maître de tout le pays.

Il n'est plus possible aujourd'hui de prendre à la légère un mouvement d'une telle ampleur. Quelque préférence de doctrine ou de sentiment que l'on veuille professer pour l'un ou l'autre des belligérants, on ne saurait, désormais, raisonnablement négliger de connaître les intentions véritables d'un homme appelé, en tout état de cause, à jouer dans les affaires européennes un rôle de premier plan.

Où va Franco ? Que pense-t-il des grands problèmes à l'ordre du jour et, spécialement, de l'avenir des relations hispano-françaises ? Je suis allé le lui demander à lui-même, catégoriquement, dans son Q. G. de Salamanque.

***

Avant de m'accorder la longue entrevue que je souhaitais, le général Franco a voulu me mettre en contact avec quelques-uns de ses plus proches collaborateurs.

Sur l'origine du mouvement, sur la situation présente, sur les projets de profondes réformes qu'élabore activement le général, sur l'Espagne nouvelle qu'il entend construire, j'ai recueilli d'amples explications que j'exposerai à loisir aux lecteurs du Journal.

Mais j'ai hâte d'abord de reproduire fidèlement les déclarations explicites que j'ai pu obtenir, en manière de conclusion, du chef du nouvel État espagnol.

Une foule d'officiers étoilés et de hauts fonctionnaires se presse dans l'antichambre. C'est l'heure du rapport. Entre tous, se détache la silhouette légendaire du général José Millan Astray, le créateur du fameux Tercio, l'homme-drapeau, le Don Quichotte à la joue trouée et au bras coupé, naguère le chef immédiat de Franco, aujourd'hui son lieutenant le plus discipliné. Des femmes attendent aussi, porteuses de suppliques et, petits visages pâles et soucieux, deux enfants, un garçon, une fille, venus chercher des nouvelles de leurs parents, captifs dans Madrid.

Une porte s'ouvre. On me pousse en avant. Au bout d'une pièce vaste et claire, un bras se tend vers moi pour le salut romain. Me voici seul, en face du général Franco.

Capitaine à vingt ans

Francisco Franco Baamonde. Le héros de Xauen et d'Alhucemas, le grand blessé du combat de Buit. Quinze ans de bled marocain, toujours en première ligne. Une carrière fulgurante. Fils, petit-fils, arrière-petit-fils de marins, attiré lui-même par la mer, les restrictions de la flotte espagnole l'obligent à se diriger vers l'infanterie. Capitaine à vingt ans pour faits de guerre, il accumule de tels exploits à la tête de sa compagnie de regulares que, malgré de longues hésitations, dues à son âge invraisemblable, il faut bien le nommer commandant, trois ans plus tard, en 1916. Il est né le 4 décembre 1892 !

Il quitte alors les cadres indigènes pour passer à la Légion. Toutes les tâches les plus sévères, c'est à lui qu'on les confie. Il délivre Melilla, et le voilà lieutenant-colonel. Il protège dans des conditions inouïes la retraite sur Tetouan, et il est colonel. Après le débarquement d'Ixdain, qu'il conçoit, organise et accomplit lui-même, à l'émerveillement de Pétain, et qui assure enfin l'écrasement d'Abd el Krim, il devient général. C'est le plus jeune général des armées d'Europe. Il n'a pas encore 34 ans.

A mesure que son champ d'action s'élargit, ses mérites éclatants s'affirment davantage. « C'est l'officier le plus complet que je connaisse, avec Graziani (le futur vainqueur de l'Ogaden) », dit de lui Lyautey. Parvenu au sommet de la hiérarchie, chef d'état-major général, il étonne tout le monde par sa maturité d'esprit, son sang-froid, l'ampleur de ses vues. La guerre civile allait le montrer supérieur encore à soi-même et, dans le militaire hors de pair, révéler un homme d’État.

Je venais de lire passionnément cette prodigieuse histoire, telle que nous la conte dans son beau livre Joaquin Arraras. J'avais vu cent photographies. Je me formais d'un tel chef une image imposante. Je penchais à me le représenter comme un de ces guerriers hidalgos qui hantent la Légende des siècles, faits pour les pesantes armures et pour les grands coups d'estoc. J'ai devant moi, souriant et simple, un homme mince et presque fluet, d'une taille au-dessous de la moyenne, un Saint-Cyrien charmant de modestie.

Souriant et simple

Ce qui frappe d'abord et, presque, déconcerte, dans Franco, c'est non seulement l'extrême aménité de ses manières, mais la douceur comme féminine, et tellement imprévue, de sa voix et de son regard. Rien de brusque en lui, rien de soldatesque. Le secret de sa force n'apparaît pas.

Un effacement volontaire, qu'on pourrait prendre pour de la timidité sans la fermeté du ton et sans la virile énergie des yeux noirs, grands et bien ouverts. Une impression, par-dessus tout, de générosité chevaleresque et de loyauté sans détours.

Tel je l'avais vu fugitivement, dans une première rencontre, tel je le retrouve aujourd'hui dans un entretien prolongé. Nous avons conversé seuls, un peu plus d'une heure. Je le regardais fixement, épiant le moindre mouvement du visage, cherchant à le replacer par la pensée dans le cadre d'un de ses furieux combats. Je n'y ai pas réussi. Je ne pouvais effacer cet air tranquille et sage, cette expression de bonne volonté.

Cet homme de guerre a les abords d'un homme de paix.

Pour une Espagne nouvelle

Eh bien, me dit-il, vous êtes-vous renseigné ? Vous a-t-on bien tout fait voir ? Vous avez vécu à Madrid à la veille des événements, vous êtes un témoin. Vous savez que, ce que nous avons fait, on nous a forcés de le faire. Vous ne nous prenez pas, n'est-ce pas, pour des « factieux » ?

Vous connaissez notre programme : reconstruire la nation sur des bases solides, retrouver la paix sociale par la justice sociale, fournir l'exemple d'un peuple libre, harmonieusement organisé, en un mot mettre au monde une Espagne nouvelle, qui soit tout le contraire d'une Espagne féodale.

– Oui, mon général, je sais ce que vous faites tous les jours. J'ai constaté combien votre gouvernement s’efforce, avant tout, d'être humain. Hier encore, vous décidiez de donner une solde journalière aux prisonniers rouges, ainsi qu'une allocation à leurs femmes et à leurs enfants.

– C'est bien naturel. Ne faut-il pas que ces pauvres gens mangent ?
» D'ailleurs, les responsables, allez ce ne sont pas eux.

– On m'a aussi, de votre part, exposé clairement votre situation militaire.
» Elle m'a paru excellente. Votre succès ne doit pas être douteux.

– Notre confiance est complète et, chaque jour, les événements viennent la renforcer. Mais, si l'on vous a tout dit, que désirez-vous apprendre encore ?
» Avez-vous des questions à me poser ?

– Mon général, si vous me le permettez, je voudrais vous interroger... comment dire ?... sur l'avenir des relations Franco-françaises…

– Je saisirai avec joie l'occasion de m'en expliquer.

– Vous m'autorisez, n'est-ce pas, à vous parler, tout droit, sans circonlocutions ?

– J'y compte bien. A quoi bon parler, si ce n'est pas pour dire ce qu'on a à se dire ?

– Mon général, un très grand nombre de Français comprennent bien que vous combattez pour le salut de l'Occident, que votre défaite serait pour nous le signal de maux redoutables. Quelque chose pourtant empêche bien des gens, chez nous, de former en toute sûreté de conscience, pour le triomphe de votre cause, des vœux pleinement libres et sincères.

– Mais quoi donc ? Je ne comprends pas.

– On dit d'abord que l'attitude générale de notre pays envers vous, depuis dix mois, a dû vous indisposer et que, par la faute de certains des nôtres, vous devez avoir quelque peine à nourrir pour nous des sentiments d'amitié véritable.

« J'ai toujours aimé la France »

La réponse jaillit d'un trait :

– On se trompe. On se trompe absolument, et j'en suis peiné. J'ai toujours sincèrement aimé la France. J'ai appris à la connaître en la personne d'un homme comme Lyautey.

Non, non, je vous l'affirme nettement, nous savons faire les distinctions qui s'imposent. Nous aussi, nous avons subi la domination de formations politiques qui donnaient de notre pays une idée menteuse. Nous pourrions à bon droit nous plaindre de maints procédés hostiles. Mais ce n'est à la France que nous les imputons.

Les gens qui nous combattent, et souvent traîtreusement, nous ne les regardons pas comme Français.

Ce sont des Russes, des esclaves ou des mercenaires de la Russie soviétique. Mais nous sommes bien tranquilles. La France s'en délivrera. Il est si vrai que nous ne confondons pas la France avec ces agités, que nous avons su plus d'une fois noter les réactions d'honnêteté de certains de vos hommes de gauche. Il leur a fallu du courage, en de certaines occasions, pour empêcher les choses d'aller au pire.

– Je suis ému de vous entendre, mon général, mais puisque vous m'avez permis de parler sans contrainte, voulez-vous m'autoriser à vous exposer diverses objections, que l'on entend tous les jours, et qu'on exploite contre votre mouvement ? Elles vous expliqueront certaines inquiétudes.

– Dites. Je répondrai sincèrement.

– Des esprits chagrins s'alarment de la position que vous commencez à vous assurer dans l'Islam. L'enthousiaste fidélité pour vous de ces Maures. que vous combattiez vous-même, il y a si peu de temps, éveille des craintes. On dit maintenant que, pour mieux sceller cette réconciliation, vous allez rendre aux musulmans la grande mosquée de Cordoue, en reconnaissance de quoi ils vous aideraient à construire, dans la même ville, une cathédrale catholique.

– La civilisation arabe a connu son apogée en Espagne. Elle a laissé chez nous, livres ou monuments, des instruments de culture incomparables, dont nous avons amplement fait notre profit. Nous fûmes souvent et longtemps en guerre. Aujourd'hui, nos populations marocaines ont appris à nous mieux connaître. Elles déploient à nos côtés un magnifique héroïsme. Nous voulons devenir et rester amis. Qui donc pourrait s'en offusquer ?
» A l'heure où notre ennemi commun, l'ennemi de tout l'Occident, le régime soviétique, dépense sans compter les efforts et l'argent pour essayer de lancer à l'assaut des nations européennes ces populations ardentes, faciles à fanatiser, va-t-on nous faire grief de prendre sur elles un ascendant que nous entendons faire servir au maintien de la paix générale ? Tant que nous conserverons nos bonnes relations avec eux, les musulmans ne seront un danger pour personne. Je l'ai écrit au représentant de la France à Rabat le premier jour de l'insurrection. Je n'ai pas été payé de retour.
Et maintenant, est-ce tout ?

Le bloc Espagne-Portugal-ltalie

– Pas encore, mon général. L'Angleterre avec laquelle la France est intimement liée, ne voit pas sans appréhension l'éventualité d'un bloc latin – Espagne, Portugal, Italie – capable, géographiquement, de s'assurer sans peine la complète maîtrise de la Méditerranée.

– Préfère-t-elle que les ports espagnols deviennent des ports russes ? Nous développons, nous autres Latins, dans une amitié rajeunie nos relations économiques et culturelles. N'est-ce pas dans la nature des choses ? Où voit-on que ce rapprochement puisse menacer qui que ce soit ? Nous regrettons profondément l'espèce de rupture morale qui s'est produite entre l'Angleterre et l'Italie. Nous avons toujours, nous Espagnols, regardé la bonne entente avec l'Angleterre comme l'article premier de notre politique. Quand, violant les accords internationaux, la flotte rouge est venue jeter l'ancre à Tanger, n'est-ce pas à l'Angleterre, d'abord, que nous nous sommes adressés ? Sans son refus d'intervenir, nous n'aurions pas été contraints d'agir nous-mêmes.

– Il y a autre chose. Votre caractère militaire fait redouter à quelques-uns que vous ne soyez, par habitude ou par nature, acquis à ces doctrines de force et peu enclin, par conséquent, à envisager comme souhaitable le règlement juridique des différends internationaux.

– C'est une grave erreur. J'ai trop fait la guerre pour l'aimer. Et quand nous aurons achevé de libérer l’Espagne – qui ne se trouve, remarquez-le, directement mêlée à aucun litige – nous aurons chez nous une tâche assez vaste pour requérir toute notre activité.

Nous rêvons, par ailleurs, de jouer dans le monde, grâce à notre position périphérique, un rôle de constante médiation. C'est là tout notre impérialisme. Regardez-moi. Ai-je la mine d'un conquistador ?

Le mot est dit avec tant de gentillesse que je ne peux réprimer un sourire. Non, il n'a guère la mine d'un conquistador, ce chef au regard si humain. Mais je poursuis hardiment mes interrogations.

La Société des Nations

– Quelle sera votre attitude envers la S. D. N. ?

– Quand nous serons maîtres du pays, nous prendrons en charge tous les engagements antérieurement souscrits par l'Espagne. L'Espagne a trouvé plus d'une fois à Genève l'occasion de servir la paix. Elle regagnera tout simplement son poste à la Ligue des nations, dans le même esprit de concorde européenne. Cette fois, je pense que vous avez fini ?

– Non, mon général. Il me reste à toucher le point le plus délicat.

– Expliquez-vous sans crainte aucune.

– Chaque fois, mon général, qu'en France un homme public ou un écrivain manifeste quelque sympathie pour l'Espagne blanche, on lui répond en le traitant d'hitlérien, on l'accuse de préparer pour l'Allemagne les voies de la revanche.

– C'est ridicule, mais je n'en rirai pas. La France trouve dans son passé le droit d'être un peu ombrageuse quand il s'agit de sa sécurité. Notre amitié avec l'Italie et l'Allemagne associées s'est manifestée dans les faits, depuis le début de cette guerre, mais je vais vous répondre avec ma loyauté de soldat. D'abord, en ce qui me concerne personnellement, je crois vos soupçons injustifiés. A mon avis, ce n'est pas vers l'ouest que ses destins entraîneront l'Allemagne. Pourtant, si je me trompais, dites-vous bien ceci : jamais l'Espagne de Franco ne prêterait les mains à un complot contre la France. Les Allemands, les Italiens, comme les Portugais, refusent de voir l'Espagne devenir une colonie soviétique, selon le plan établi par Moscou, d'accord avec Largo Caballero. Pour seconder notre résistance, on ne nous a demandé aucun engagement, aucun, vous m'entendez bien, d'aucune sorte. Et nous ne pouvions accepter d'en prendre aucun. Nous sommes nationalistes espagnols, décidés en toute circonstance à maintenir libre d'hypothèques l'avenir de la nation.

– Si bien, mon général, que le jour où votre gouvernement sera reconnu par toute l'Europe, nous vous trouverions disposé, par exemple, à conclure avec la France un pacte inconditionnel de non-agression.

– Le plus volontiers du monde, pour peu qu'elle le souhaite, et sans choquer aucunement, j'en suis sûr, aucun de nos amis.

Encore une fois, notre vœu le plus fervent, c'est de travailler à la paix du monde.

Quand nous aurons repris notre rang entre les nations, tout notre effort sera de contribuer de notre mieux au retour de la bonne entente européenne, de même que nous essaierons chez nous d'instituer et consolider la bonne entente sociale. Jamais nous ne nous lasserons d'offrir aux hommes de bonne volonté notre concours actif et gratuit.

L'ennemi : Moscou

Le moment de prendre congé approche. Le général se lève, réfléchit une seconde et dit :

– Rassurez bien les Français pour ce qui est de nous. Et laissez-moi vous livrer le fond de ma pensée. Votre plus redoutable ennemi, c'est Moscou. Le sort actuel de l'Espagne, on entend vous le réserver. Malgré tous les malentendus de ces dix derniers mois, nous sommes, vous et nous, étroitement solidaires. Que vous restiez vigilants, c'est très légitime. C'est votre devoir envers vous-mêmes.
Mais le péril immédiat, pour vous, il n'est pas hors de vos frontières. Il est chez vous, et il grandit chaque jour. Dites à la France que rien ne peut lui arriver de pire que de tomber dans l'état où nous étions l’année dernière. Moscou veut faire de la France son soldat, Moscou veut vous amener la guerre. S'il est vrai qu'il pût exister quelque part de mauvais desseins contre vous, ne donnez à-personne, par vos égarements, un prétexte et, par vos dissensions qui vous affaiblissent, une redoutable tentation.

Ainsi m'a parlé d'une voix douce Francisco Franco, maître absolu de l'Espagne blanche, ainsi m'a dépeint l'horizon ce chef chevronné au clair sourire de sous-lieutenant.