Mélodie inhumaine : la musique dans les camps nazis
Jusqu'à janvier prochain, le Mémorial de la Shoah se propose de revenir sur les orchestres de musiciens prisonniers des camps de concentration et d'extermination ordonnés de jouer par les instances nazies, en vue de donner du « cœur à l’ouvrage » aux autres détenus. Dans un climat d'horreur absolue.
Dans les camps nazis, la musique n’a pas été que clandestine, fredonnée en cachette par esprit de résistance ou instinct de survie ; elle a également été institutionnalisée et a participé de l’entreprise de déshumanisation.
Explications de la musicologue Elise Petit, commissaire de l’exposition « La musique dans les camps nazis » qui se tient actuellement au Mémorial de la Shoah.
Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier
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RetroNews : En plus de la musique spontanément entonnée par les détenus, les camps ont été, comme vous le montrez dans l’exposition, le lieu d’une musique contrainte, fondée sur la création d’orchestres et des chants imposés. Comment comprendre cet usage de la musique ? Correspond-il à un projet politique nazi ?
Élise Petit : La création de ces orchestres de détenus ne répond à aucune directive générale que j’ai pu retrouver. Il y a bien en 1942 une directive d’Oswald Pohl, directeur de l'Office central SS pour l'économie et l'administration, qui institue des orchestres SS dans les garnisons des camps dans un objectif de distraction des troupes, mais rien sur les orchestres de détenus. Aucune mention non plus dans les écrits d’Alfred Rosenberg, pourtant responsable de la formation idéologique du parti nazi, ni dans les milliers de pages des journaux de Goebbels, ministre de la Propagande et des affaires culturelles. Cette absence donne à penser que la musique dans les camps échappe complètement au domaine culturel pour ne relever que du militaire et du carcéral. J’ai d’ailleurs trouvé dans les ordres du commandant d’Auschwitz la mention de punitions en heures de chansons infligées aux SS – ce type de punition n’était donc pas réservé aux détenus.
Plus qu’un projet politique, c’est un transfert de la culture prussienne, militaire, à laquelle les SS ont été formés, qui s’opère dans les camps. D’ailleurs, un seul des camps principaux n’a pas eu son orchestre, le camp des femmes de Ravensbrück. Et à mon sens, cette absence d’orchestre pourrait s’expliquer par le fait que le camp a été dirigée par une femme, qui en était commandante en chef et n’appartenait pas à la SS : elle n’avait donc pas suivi le même embrigadement.
A cette transposition du système militaire est venue s’ajouter un sadisme propre à chacun, à l’image de ces SS qui forçaient les Juifs religieux à chanter pendant qu’ils étaient battus.
A quels moments cette musique était-elle imposée ?
La musique servait d’abord pour le départ des équipes au travail le matin et leur retour le soir : il s’agissait de faire marcher les détenus au pas. Le chant permettait sans doute aussi d’empêcher la communication entre prisonniers, et il correspondait à cette culture du chant qui était celle de la Jeunesse hitlérienne : j’ai découvert, en étudiant les carnets de chants, l’omniprésence de la chanson ; tout se faisait en chantant, même l’épluchage de pommes de terre, qui avait ses chansons dédiées ! Dans l’idéologie nazie qui ne conçoit le chant qu’à l’unisson – tout soliste est proscrit, la polyphonie est attaquée –, chanter, c’est gommer l’individualité, parler d’une seule voix.
En dehors de marches jouées pour les sorties et les entrées du camp, les orchestres de détenus ont été amenés à jouer pour les invités des commandants, ou pour le plaisir des SS lors de soirées privées. Ils ont également parfois joué pendant des pendaisons – un rescapé en a témoigné il y a une dizaine d’années.
En revanche, les orchestres n’ont jamais été utilisés dans les chambres à gaz, contrairement à ce que pensent encore certains. Ils ont néanmoins pu jouer dans les centres de mise à mort, à Maïdanek ou à Treblinka, pour dissimuler les cris et éviter des mouvements de panique. A Birkenau, plusieurs témoins rapportent avoir entendu de la musique depuis la rampe : ceci pourrait s’expliquer par le fait que l’orchestre des femmes répétait dans un bloc situé non loin de là.
Quelle a été la chronologie des créations d’orchestres ?
La demande de musiciens pour jouer ou chanter pour le départ des équipes au travail le matin et leur retour le soir apparaît déjà dans les « camps sauvages » – prisons, usines, entrepôts – mis en place à partir de 1933. Mais ces ensembles sont encore petits et peu organisés.
Dans les années qui suivent, le développement des orchestres est favorisé à la fois par les déplacements, d’un camp à l’autre – car certains ferment, d’autres sont institués –, non seulement des détenus mais également des commandants, qui arrivent avec leurs pratiques et pour certains leur grande mélomanie. Josef Kramer, qui a été commandant au camp de Natzweiler-Struthof, puis à Bergen-Belsen, ou Josef Mengele, qui a dirigé les expérimentations médicales d’Auschwitz, font partie de ceux qui revendiquaient leur goût pour la musique savante – alors que les SS moins haut gradés préféraient souvent le jazz, la musique tsigane ou la variété, qu’ils faisaient jouer dans leurs soirées privées.
Les commandants se rendent aussi visite les uns aux autres, ce qui entraîne une forte émulation : c’est à celui qui aura le plus bel orchestre. Les musiciens de Dachau, Auschwitz I, Birkenau, Monowitz, Dora, Buchenwald et même Treblinka sont ainsi dotés d’uniformes. Celui d’Auschwitz I – qui était blanc – n’était porté que pour les grandes occasions, pour les concerts du dimanche organisés pour des invités.
Plus le commandant est mélomane, plus le chef d’orchestre est en mesure de négocier : à Buchenwald, l’orchestre constitue un Kommando à part, le Kommando Lagerkapelle, qui répète toute la journée, comme l’orchestre de femmes de Birkenau.
Ailleurs, les musiciens ont-ils également joui d’un statut « privilégié » ?
Les musiciens n’étaient pas toujours dispensés de travail, mais ils étaient souvent affectés à des tâches moins dures : ils avaient pu faire valoir que leurs mains devaient être préservées pour qu’ils soient à même de jouer. A Auschwitz I, ils travaillaient à la cuisine à l’épluchage des pommes de terre – ce qui leur permettait aussi de glaner des rations supplémentaires ; à Buchenwald, ils réalisaient un travail administratif, avant de finalement constituer un Kommando à part.
Les prisonniers savaient bien toute la valeur de leurs instruments, qui les aidaient à tenir, ou leur permettaient une situation moins défavorable, et ils les ont emportés avec eux, quand ils ont pu, lorsque les camps ont été évacués face à la progression des Alliés en 1945, comme en témoignent les instruments ou le diapason retrouvés sur le chemin de ces terribles marches de la mort.
D’où venaient les instruments de musique et, également, les partitions ?
Les archives montrent des situations variables : le matériel a pu être envoyé par les familles des détenus qui, surtout à partir de 1938 quand les orchestres ont été étoffés, ont été autorisés à écrire à leurs proches pour demander l’envoi – tous ne l’ont pas fait, ni les Juifs évidemment, ni des résistants qui craignaient pour leurs proches ; certains instruments ont été récupérés à proximité, comme le piano présent à Theresienstadt – qui avait été une ville avant d’être un camp ; l’orchestre de Dora a, lui, été équipé largement par un de ses détenus qui était marchand de musique…
L’initiative revient parfois aux SS qui, parce qu’ils aiment telle ou telle marche et souhaitent que l’orchestre la travaille, lui fournissent la partition, ou aux commandants des camps ; Arthur Rödl, commandant adjoint de Buchenwald, commande des instruments pour la fanfare des détenus – grâce à l’argent confisqué aux détenus juifs – et il ne les commande pas n’importe où, mais auprès de la ville réputée pour être la meilleure en matière de facture d’instruments à vent ! Ce n’est pas un exemple unique : le commandant Kramer, dans une lettre à un marchand de musique retrouvée dans les archives du camp de Natzweiler-Struthof, fait allusion à des commandes d’instruments qu’il a vues réaliser à Auschwitz.
Autre exemple incroyable, la présence d’un ukulélé et d’une guitare hawaïenne à Buchenwald, qui m’a longtemps intriguée avant que je trouve enfin sa provenance : il s’agissait d’instruments fournis par une association à des détenus issus de la colonie des Indes orientales néerlandaises, raflés lors d’un voyage aux Pays-Bas, et qui cherchait par l’envoi de ces instruments à leur fournir une distraction...
Sait-on qui étaient les musiciens ?
Une partie d’entre eux étaient des musiciens professionnels, qui s’étaient déclarés comme tels à leur arrivée, comme on peut le voir par exemple dans les archives de Buchenwald, mais ils ne représentaient sans doute qu’un petit tiers des membres. Les autres étaient des amateurs, ce qui n’enlevait rien à la qualité des orchestres : le niveau de formation est tel dans ces années-là en Allemagne que les amateurs s’approchaient des semi-professionnels français !
Tous n’avaient cependant pas ce niveau exceptionnel, du fait des stratégies de recrutement : Alma Rosé, cheffe d’orchestre de Birkenau, a plusieurs fois réussi à faire entrer dans l’orchestre des femmes qui avaient un niveau relativement médiocre, simplement pour leur permettre d’avoir des conditions moins dures.
Les Juifs n’avaient en principe pas le droit d’intégrer les orchestres et ils étaient également interdits du grand répertoire. Dans les faits, il y en a eu un certain nombre, venu combler les rangs décimés à Auschwitz I à partir de 1944, et ils étaient largement majoritaires à Birkenau, où ils ont joué La Rêverie de Schumann, du Mozart, du Beethoven… c’est l’un des nombreux paradoxes.
Au côté de cette musique imposée, la musique spontanée était-elle ouvertement autorisée ou bien était-elle uniquement clandestine ?
Le chant pouvait être autorisé : un document de la commandante en chef de Ravensbrück indique par exemple que le temps libre du soir doit être occupé par diverses activités, notamment du raccommodage et du chant – mais le répertoire est officiellement limité aux chants traditionnels allemands. Des concerts ont été organisés dans certains camps pour Pâques et Noël à partir de 1942, comme en attestent les affiches retrouvés dans des cahiers clandestins. Ils étaient ouverts aux détenus, sans doute pour créer un espace de détente et minimiser les risques de révolte à un moment où l’effort de guerre s’intensifiait. Encore fallait-il pouvoir y assister : l’entrée était payante et donc réservée de fait aux détenus qui s’étaient fait envoyer de l’argent par leur famille ou avaient reçu une prime de productivité. Il fallait aussi être dans une condition physique suffisante, et ne pas avoir de nécessité impérieuse à régler pour sa survie, ne serait-ce que trouver un lacet pour ses chaussures, pour avoir le loisir d’aller au concert.
On a aussi retrouvé les traces de compositions clandestines, souvent écrites sur « l’air de », à l’image du Verfügbar aux enfers de Germaine Tillon, ponctué de chansons écrites sur l’air d’« Au clair de la lune », « Ton pantalon est décousu », de réclames publicitaires ou de musique classique : ces compositions parodiques avaient l’avantage de nécessiter moins de papier et aussi de permettre aux non-musiciens de composer et à tous de chanter. Un autre exemple que nous présentons dans l’exposition est la « Rêverie au camp » : cette pièce a été écrite par André Marie, prisonnier à Buchenwald, et mise en musique par l’un de ses codétenus. Elle a été retrouvée dans l’un des quatre petits carnets qu’il avait dissimulés dans la couverture évidée d’un exemplaire de Mein Kampf sans doute emprunté à la bibliothèque du camp.
Dans les camps d’internement et les camps de transit, la musique avait une place bien différente…
Dans ces camps qui n’étaient pas tous administrativement des camps nazis, mais constituaient l’antichambre de la mort – Westerbork aux Pays-Bas, le camp-ghetto de Theresienstadt en Tchécoslovaquie, les camps français de Pithiviers, de Gurs ou de Compiègne notamment –, la musique était très libre, et largement encouragée. Les détenus ont ainsi pu chanter et jouer des pièces du répertoire yiddish, pratiquer des danses traditionnelles, ou encore organiser des conférences sur l’humour juif. A Theresienstadt ont eu lieu des représentations de Brundibár, opéra pour enfants écrit en 1938. Elles ont été filmées par les nazis pour servir leur propagande et donner l’image de camps où il faisait bon vivre – à mille lieues de la réalité de ce camp-ghetto surpeuplé, prévu pour 6 000 personnes et qui en abritait dans les faits 50 000.
Maîtresse de conférences en histoire de la musique des XXe et XXIe siècle, directrice du département de musicologie de l’université Grenoble Alpes, Élise Petit est commissaire de l’exposition « La musique dans les camps nazis », présentée au Mémorial de la Shoah jusqu’au 25 février 2024.