Interview

Vers une histoire globale des révolutions : dialogue avec Eugénia Palieraki

Longtemps limitée aux mondes européen et américain, l’historiographie des révolutions devait elle-même être révolutionnée, et dûment augmentée. L’historienne Eugénia Palieraki revient avec nous sur les « constellations révolutionnaires », de l’Antiquité à nos jours.

RetroNews : L’ouvrage que vous avez codirigé s’intitule Une histoire globale des révolutions. Comment délimite-t-on un sujet d’une telle ampleur ?

Eugénia Palieraki : La première étape a été évidemment de définir ce que recouvrait le terme de « révolution ». Nous avons fait le choix d’une définition a minima, qui permette de prendre en compte la diversité des révolutions et des représentations, en fonction des périodes et des régions du monde. Nous avons donc retenu comme révolutions les soulèvements politiques qui, par la contestation de la légitimité du pouvoir en place, conduisent à une situation de double pouvoir.

Ces soulèvements ont pu soit provoquer un changement durable des structures politiques et socio-économiques, soit ne pas aboutir et rester à l’état de « poussées révolutionnaires » – là n’est pas l’essentiel. En revanche, pour être qualifié de révolution, le soulèvement doit reposer sur une participation populaire : nous avons donc exclu les coups d’État réalisés par un petit groupe de militaires ou de civils, même quand ils se qualifiaient eux-mêmes de « révolutionnaires ». Enfin, dernier élément de définition, la révolution doit reposer sur un projet d’émancipation visant à corriger les inégalités existantes.

Le champ de recherche ouvert par cette définition n’est-il pas, de fait, immense ?

Nous n’avons aucune prétention à l’exhaustivité ! Notre approche a consisté à essayer de penser l’histoire des révolutions à partir de grandes questions transversales et de décentrer le regard. L’historiographie a longtemps été écrite à partir des grandes révolutions qui se sont produites dans l’espace nord-atlantique à la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle – à commencer par la Révolution américaine et la Révolution française.

Or si l’on intègre les régions longtemps considérées comme périphériques – l’Amérique latine, l’Afrique, l’Asie, l’Europe orientale et méditerranéenne –, on constate que l’âge d’or des révolutions n’est pas, comme on le lit encore dans les manuels, la période 1789-1848, mais la seconde moitié du XXe siècle (1945-1991). Encore aujourd’hui, le processus révolutionnaire reste un phénomène central : nos recherches visent aussi à penser le temps présent.

Le terme « révolution » ne prend son sens politique qu’au XVIIIe siècle. Pourtant, vous remontez bien avant…

En effet, le terme révolution avait d’abord un sens astronomique et indiquait le mouvement des astres revenant à leur point de départ. Au début du XVIIIe siècle, il commence à être employé pour désigner un changement politique induit par la volonté divine. Ce n’est qu’à la fin du siècle, avec la Révolution des 13 colonies et la Révolution française, que le terme intègre la notion d’une intervention humaine.

Il nous a paru intéressant de nous demander si la chose avait pu précéder le mot, s’il n’y avait pas eu des révolutions qui n’en portaient pas le nom et qui auraient été bien antérieures à l’ère des révolutions ouverte à la fin du XVIIIe siècle. C’est la proposition que nous avons faite à différents spécialistes de la préhistoire, de l’Antiquité et du Moyen Âge, qui ont bien voulu se prêter au jeu. Et si la notion est au final inégalement opérante suivant les périodes – plus pour le Néolithique ou la Grèce antique que pour l’empire romain et le Moyen Âge –, les auteurs et autrices ont jugé que cet exercice spéculatif permettait d’interroger les sources autrement.

Quelles ont été, justement, les sources utilisées ?

L’histoire des révolutions a souvent été écrite exclusivement à partir des sources des organisations révolutionnaires – ce qui aboutit à des histoires officielles, des livres « rouges » – ou inversement, à partir des seules archives de l’État qui a réprimé la révolution – pour produire un récit contre-révolutionnaire.

Pour éviter ces histoires orientées dans un sens ou dans l’autre, il est indispensable de croiser les différentes sources, ce qui permet une meilleure prise de distance et une analyse critique : nous avons donc utilisé à la fois les productions des acteurs révolutionnaires, la presse militante émanant d'autres organisations, la presse généraliste dans ses diverses orientations idéologiques, les archives judiciaires et également, pour la période la plus récente, des entretiens.

L’étude de ces sources parvient-elle à faire émerger des acteurs oubliés des révolutions ?

De façon générale, l’événement révolutionnaire a cette capacité à affecter les individus « ordinaires », a priori étrangers à la question politique et à les transformer en acteurs de l’Histoire – c’est la notion de « protagonisme », conceptualisée par l’historien italien Haim Burstin.

De fait, l’histoire des révolutions dépasse de loin le panthéon de grands hommes révolutionnaires, auquel elle est trop souvent réduite. Les paysans ont joué un rôle important, les femmes également, même si, pour la plupart, elles ont peu laissé de témoignages directs, contrairement aux grands chefs de partis qui ont écrit leurs mémoires : elles n’ont pas été seulement les amantes ou les épouses des insurgés, et elles ont bel et bien participé aux processus révolutionnaires, y compris les armes à la main, parfois habillées en homme pour pouvoir intégrer les armées, comme cela a été le cas dans les révolutions latino-américaines contre l’Espagne au XIXe siècle.

Si l’on repense certaines grandes révolutions sous l’angle des problématiques de classes ou d’ethnies, on voit émerger d’autres acteurs encore. A titre d’exemple, les provinces musulmanes de Russie ont activement participé à la révolution de 1905 et de février 1917 avant d’être marginalisées lors de celle d’octobre : elles ont été exclues du processus révolutionnaire au profit des populations russophones et chrétiennes.

Les révolutions sont souvent dénoncées pour leur violence. Révolution et brutalité vont-elles nécessairement de pair ?

C’est vrai que le lien entre violence et révolution est souvent pensé comme inéluctable, à l’image des révolutions socialistes devenues synonymes de violences de masse. Il ne faudrait pas tomber dans l’excès inverse et nier le recours à la violence qui, en effet, fait partie de l’histoire de bon nombre de révolutions. Mais il faut la mettre en regard de celle des contre-révolutionnaires, qui entraîne de fait la radicalisation des insurgés.

En Amérique latine, dans la seconde moitié du XXe siècle, au Guatemala en 1945, en 1952 en Bolivie, en 1973 au Chili ou encore en 1979 au Nicaragua, la violence est venue systématiquement des contre-révolutionnaires : elle s’est déployée avec une telle virulence que les révolutionnaires s’interrogeaient sur les chances de survie de la révolution face à une telle surenchère.

Ceci étant dit, toutes les révolutions ne passent pas par la violence : les révolutions dites « de couleur » des années 2000 en sont le parfait contre-exemple. De façon générale, on constate une pacification progressive au cours des dernières décennies, qui s’explique en partie par l’accroissement de la répression mais aussi par une réticence plus marquée vis-à-vis des pratiques violentes.

Vos travaux ont-ils permis d’éclairer d’un jour nouveau des révolutions méconnues ?

J’évoquerai la révolution du Sud des Balkans, qui a donné naissance à l’État grec moderne en 1821. Celle-ci a longtemps été étudiée dans un cadre strictement national. Cette révolution semblait isolée, sans lien avec les autres révolutions du début du XIXe siècle. A y regarder de plus près, ce soulèvement fait non seulement partie d’un mouvement plus large d’émancipation contre l’empire ottoman, impliquant des Grecs, mais aussi des Albanais, des Slaves, et il ne s’est nationalisé que peu à peu. Il doit par ailleurs être considéré comme partie intégrante des « révolutions atlantiques » : des révolutionnaires grecs ont traversé l’Atlantique, et Haïti a été le premier pays à reconnaître l’État grec moderne.

De leur côté, les révolutions africaines qui se multiplient dans ces premières décennies du XIXe siècle et donnent naissance à de nouveaux empires comme celui du califat de Sokoto, ont eu un effet retour sur l’histoire de l’Europe et de l’Amérique en entraînant la modification des routes de l’esclavage.

C’est donc toute une constellation révolutionnaire qui se déploie entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle et qui touche aussi bien l’espace atlantique que méditerranéen et africain.

Vous préférez ce terme de « constellation » à celui de « contagion » ou de « vague » employés plus communément…

L’image de la vague sous-entend que les révolutions connaîtraient une évolution naturelle et inexorable, le creux de la vague suivant inéluctablement le sommet, hypothèse que nous contestons. Le terme péjoratif de contagion, quant à lui, nous paraît inapproprié dans la mesure où il porte en lui l’idée d'un point de départ et d’imitations successives. Le terme de constellation permet davantage de refléter le caractère polycentrique des périodes révolutionnaires, de penser les connexions qui relient les révolutions, sans effacer les singularités qui sont propres à chacune d’entre elles.

L’histoire de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle n’est pas celle d’une Révolution américaine et d’une Révolution française qui auraient été simplement imitées ailleurs. Les constitutions des révolutionnaires latino-américains ont par exemple été bien plus inclusives que ne l’a jamais été la Révolution française. Les influences peuvent aussi se faire dans les deux sens : la révolution haïtienne a un effet retour sur la Révolution française en conduisant à l’abolition de l’esclavage de 1794. Les idées et les acteurs circulent.

Ces acteurs, vous les qualifiez de « passeurs de révolution »… Pourriez-vous nous en donner un exemple emblématique ?

Un cas passionnant est celui de l’anarchiste russe Emma Goldman. Elle émigre à la fin du XIXe siècle aux États-Unis et collabore avec les anarchistes américains, notamment à Chicago. Elle rencontre également des anarchistes mexicains réfugiés aux Etats-Unis à cause des répressions dont ils sont la cible dans leur pays au début du XXe siècle.

A travers Emma Goldman, ces Mexicains découvrent le mouvement populiste russe et ses tentatives d’alliance avec les paysans. Ils essaieront eux-mêmes de mettre en place une stratégie d’alliance similaire à leur retour au Mexique après le déclenchement de la révolution de 1910 : ils s’allieront notamment avec les zapatistes.

Au terme de cette étude, quels sont les points saillants ? Voit-on apparaître des constantes au sein des révolutions, notamment parmi les éléments déclencheurs ?

Des points communs apparaissent indéniablement, et parmi eux, le sentiment d’injustices durables : car il ne suffit pas qu’il y ait une crise d’un Etat pour qu’il y ait révolution. Plus que des inégalités, il faut une subjectivité – un fort sentiment d’injustice.

L’historiographie s’est longtemps efforcée de déterminer les causes des révolutions, dans l’intention d’essayer de les prévenir et de les empêcher. Au-delà des contextes locaux et de la diversité des expériences révolutionnaires, ce qui apparaît nettement, c’est que les processus révolutionnaires restent profondément imprévisibles.

Maîtresse de conférences en histoire de l'Amérique latine à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Eugénia Palieraki est spécialiste de la « nouvelle gauche » latino-américaine durant les années 1960-1970 et de l’histoire de l'Amérique latine et du Tiers Monde à l'ère de la Guerre froide. Elle est notamment l’auteure de Naissance d'une révolution. Histoire critique du MIR chilien (Terres de Feu, 2023), et avec Clément Thibaud, de L'Amérique latine embrasée. Deux siècles de révolution et de contre-révolution (Armand Colin, 2023).

Elle est codirectrice, avec Ludivine Bantigny, Quentin Deluermoz, Boris Gobille et Laurent Jeanpierre, d’Une histoire globale des révolutions (La Découverte, 2023).