L'indéfendable : Goering au procès de Nuremberg
Héritier déchu d’Hitler et plus haut dignitaire nazi encore en vie, Hermann Goering est jugé à Nuremberg, du 20 novembre 1945 au 1er octobre 1946, aux côtés de vingt-et-un co-accusés. Comment ce personnage violent et narcissique aborde-t-il ce procès hors normes ? En quoi consiste sa ligne de défense ?
Historien polyglotte spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, François Kersaudy a enseigné l’histoire contemporaine à Oxford ainsi que les langues anglo-saxonnes à Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il dirige la collection « Maîtres de guerre » aux éditions Perrin et est l’auteur de nombreux ouvrages sur les grands stratèges du XXe siècle, notamment De Gaulle et Churchill, Churchill contre Hitler, et Goering, l’homme de fer.
Propos recueillis par Arnaud Pagès.
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RetroNews : Quel est l’état d’esprit d’Hermann Goering à la toute fin de la Seconde Guerre mondiale ? Comment vit-il la défaite du IIIe Reich ?
François Kersaudy : Il est naturellement catastrophé par la défaite. Mais après la mort du Führer, le maréchal du Reich Goering, en résidence surveillée par les SS dans son château autrichien de Mauterndorf, estime être le seul haut responsable allemand qualifié pour négocier avec les Anglo-Américains.
Justement, comment tombe-t-il entre les mains des Alliés ?
Il se rend volontairement au commandant en second de la 36e d’infanterie américaine dans l’après-midi du 8 avril 1945, près de Zell am See, et demande à rencontrer le général Eisenhower. C’est seulement au fil des interrogatoires qui suivent, et surtout après son arrivée au camp de prisonniers luxembourgeois de Mondorf-les-Bains, que Goering comprend qu’une négociation de type diplomatique est entièrement exclue…
Comment aborde-t-il le procès de Nuremberg lorsque celui-ci débute le 20 novembre 1945 ? Se sent-il coupable ? Est-il prêt à assumer la responsabilité de ses actes ?
Goering, dont la capacité d’autosuggestion est à peu près illimitée, semble totalement inconscient de ses responsabilités dans la tragédie des douze années écoulées. « On m’a fait porter trop de chapeaux », répond-il à ses premiers interrogateurs. Mais si certains sont manifestement trop grands pour lui, il n’y a plus personne pour les porter à sa place. Peu à peu, Goering comprend qu’il ne sera pas jugé comme l’ancien maréchal d’une puissance vaincue, mais comme le plus haut responsable survivant d’un régime criminel.
Dès lors, est-ce qu’il prend conscience qu’il joue sa vie lors de ce procès ?
Oui, mais si l’homme est d’une grande lâcheté morale, il ne manque pas de courage physique et ne craint pas vraiment la mort. Pour l’ancien pilote de guerre, ce procès ne sera qu’un nouveau combat, et pour l’orgueilleux dignitaire du régime nazi, l’occasion rêvée d’occuper enfin le devant de la scène.
En tant que deuxième personnage le plus important du IIIe Reich, juste derrière Hitler, quels sont les chefs d’accusation portés contre lui ?
Il y en a quatre : « Conspiration en vue de mener une guerre d’agression, crimes contre la paix, crimes de guerre et crimes contre l’humanité ». Les vingt-et-un co-accusés du procès de Nuremberg doivent répondre d’un ou plusieurs de ces chefs d’accusation, mais tous les quatre sont retenus contre Hermann Goering.
Quelle est sa ligne de défense ? Comment essaye-t-il de minorer la sanction qui risque de s’abattre sur lui ?
Goering a indiqué d’emblée à son avocat qu’il ne présenterait pas d’excuses pour avoir suivi aveuglément Hitler, et qu’en tant que numéro deux du régime il revendiquerait la responsabilité de tous les ordres émis en son nom. En fait, sachant qu’il n’a rien à perdre et que la presse sera présente en masse à Nuremberg, il jouit à l’avance de la perspective de plastronner devant tous ses compatriotes :
« Je suis décidé à entrer dans l’histoire allemande comme un grand homme. Si je ne puis convaincre la Cour, je convaincrai au moins le peuple allemand que tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour le grand Reich allemand. Dans cinquante ou soixante ans, il y aura des statues de Hermann Goering dans toute l’Allemagne ; des petites statues, peut-être, mais dans chaque foyer ! »
On voit que cet homme à l’orgueil démesuré et à l’égocentrisme pathologique cherche moins à échapper à la mort qu’à atteindre l’immortalité.
Donne-t-il au moins du fil à retordre à l’accusation ?
Énormément. D’une part, il s’est érigé en chef d’une défense organisée au bénéfice de tous les co-accusés, et sa ligne de défense reste immuable : le gouvernement du Reich avait la légitimité pour lui, et Hitler était un chef génial, dont l’action ne saurait être remise en cause par quiconque. D’autre part, ayant étudié minutieusement l’acte d’accusation et les documents à charge, il s’ingénie à révéler des inexactitudes de détail et des erreurs de traduction, permettant selon lui de prouver l’iniquité de son procès. Enfin, il fait état de ses multiples tentatives pour empêcher le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale.
Tout cela est énoncé sans hésitations, sans notes, avec des accents de franchise et d’autorité qui ne manquent pas de frapper l’auditoire. Dans les joutes verbales, notamment contre le procureur américain Robert Jackson, il a plusieurs fois le dessus. Mais la révélation de l’ampleur des crimes du régime et des nombreuses turpitudes de son maréchal du Reich va progressivement éroder la défense de Goering – et même le ridiculiser aux yeux de ses co-accusés.
À Nuremberg, Goering a affirmé à plusieurs reprises, notamment à son médecin, qu’il n’était pas antisémite. Il avait notamment sauvé les deux sœurs juives qui l’avaient recueilli et soigné après qu’il eut été blessé lors du putsch de 1923, et ordonné que tout Juif décoré par l’armée allemande soit libéré des camps de concentration. Par ailleurs, sa seconde épouse Emmy connaissait de nombreux Juifs et Goering en protégea certains. Est-ce un argument qu’il essaye de faire valoir ? Aux yeux des juges, Goering était-il oligatoirement antisémite ?
En fait, les juges avaient devant eux quelques dossiers très lourds : une bonne dizaine de lois et décrets promulgués ou signés par Goering lui-même entre 1935 et 1941, depuis les tristement célèbres lois de Nuremberg jusqu’au funeste décret du 31 juillet 1941 sur la solution finale de la question juive, en passant par celui de novembre 1938 imposant aux Juifs une amende d’un milliard de marks.
Il est exact que Goering, dont le parrain et le demi-frère étaient juifs, n’était pas personnellement antisémite ; il considérait même l’extermination des Juifs dans les camps de concentration comme un crime dont le Reich et ses dignitaires seraient rendus responsables en cas de défaite. Mais lorsque Hitler avait décidé, Goering ne réfléchissait plus : « Je n’ai pas de conscience ; ma conscience s’appelle Adolf Hitler », avait-il coutume de dire. Effectivement, depuis 1922 et sa rencontre avec Hitler, Hermann Goering ne s’appartenait plus vraiment. Cette possession ne cesse même pas avec l’écroulement du Reich et le suicide de son Führer.
Alors que les Soviétiques veulent à tout prix l’exécuter, qu’en est-il des Américains, des Anglais et des Français ? Est-ce que les différents juges sont du même avis ?
Ils le sont. S’il y a de très longs débats entre les juges au sujet de tous les autres accusés, c’est le cas de Goering qui fait l’objet du moins de désaccords. Pratiquement sans discussion, les juges le reconnaissent coupable des quatre chefs d’accusation, se prononcent à l’unanimité pour la peine capitale et le 10 septembre 1946.
Comment expliquer qu’il se suicide juste avant son exécution et qu’il ne l’ait pas fait avant, alors que Goebbels, Himmler et Hitler s’étaient donnés la mort ?
Souvenez-vous des péripéties : lors de sa reddition, Goering cherche à négocier d’égal à égal avec les chefs alliés ; pendant son procès, il veut avant tout se mettre en valeur, et espère parfois même obtenir son acquittement. Une fois le verdict prononcé, il refuse de faire appel, mais demande à être fusillé plutôt que pendu : un homme aussi soucieux de sa légende considère en effet la pendaison comme infamante, et il est résolu à s’y soustraire ; il choisit donc la solution plus noble, mais plus douloureuse, d’avaler une capsule de cyanure.
Selon vous, pouvait-il y avoir une autre issue que la peine de mort pour Hermann Goering ?
Dans le contexte d’alors, c’était inimaginable : Hitler, Goebbels et Himmler s’étant soustraits à la justice des hommes, Goering restait le dernier haut responsable accessible à la sanction. En l’épargnant, on aurait pu difficilement justifier l’exécution de ceux qui s’étaient rendus coupables d’obéir aux ordres de leurs chefs.
Aujourd’hui, ce serait une autre histoire : la peine de mort étant unaniment décriée – même dans le cas des pires truands –, Goering aurait sans doute été logé dans le quartier pénitentiaire des Nations Unies à Scheveningen, aux Pays-Bas, dans des conditions de confort assez acceptables. Depuis sa cellule, il aurait probablement communiqué à la presse de temps à autre ses appréciations sur les derniers développements de la politique internationale…
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Historien spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, François Kersaudy a notamment publié De Gaulle et Churchill, Churchill contre Hitler et Goering, l’homme de fer.