Interview

Rwanda, 1994 : l'infanticide au cœur du génocide des Tutsi

le 09/10/2024 par Violaine Baraduc, Marina Bellot
le 26/09/2024 par Violaine Baraduc, Marina Bellot - modifié le 09/10/2024

En 1994, le génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda n’épargne pas les relations les plus intimes. Dans son ouvrage Tout les oblige à mourir, l’anthropologue et réalisatrice Violaine Baraduc donne à entendre les voix de deux mères infanticides, interrogeant le rôle des femmes et des rapports de genre dans les tueries.

RetroNews : L'infanticide serait, selon vous, l'épicentre du phénomène génocidaire. En quoi est-il central pour le comprendre ? 

Violaine Baraduc : J’ai suggéré que l’infanticide pouvait être vu comme l’épicentre du phénomène génocidaire, car c’est un crime étant assez unanimement considéré comme « le pire », en particulier parce qu’il témoigne de la nature des atteintes du génocide sur l’organisation sociale. Sans compter que, puisqu’il est le résultat de violences commises à l’intérieur de la famille, il illustre la radicalité de l’ordre génocidaire tel qu’il s’est déployé en 1994 au Rwanda.

Le génocide repose sur une logique de purification, dont l’infanticide montre qu’elle ne s’est pas limitée à la communauté. Les travaux consacrés au Rwanda depuis trente ans ont permis d’établir le rôle de la population civile, très majoritairement paysanne, dans les exécutions de ses voisins – parfois les plus proches. Pour beaucoup, cette extermination par les voisins singularise ce génocide, qui a pourtant aussi traversé la famille – de nombreux couples ayant été formés par des conjoints hutu et tutsi. Les violences intrafamiliales, alors qu’elles sont connues depuis longtemps, n’avaient jusque-là fait l’objet d’aucune recherche approfondie.

Comment cet acte, d'une violence inouïe, illustre-t-il le phénomène génocidaire ?

L’étude de l’infanticide est particulièrement utile parce que celui-ci permet d’observer les mécanismes de rupture des liens sociaux – des liens par lesquels les mères et leur famille sont tenues. Les cas examinés ici montrent chacune des étapes ayant rendu le meurtre de leurs enfants possible pour ces deux mères, nombre d’entre elles ayant été établies à partir de contraintes définies à l’extérieur de la famille, dans le voisinage. À mesure que le temps passe, les ressources des deux mères hutu se sont amenuisées, et alors qu’elle constituait pour elles au départ un espace de protection, la famille est devenue le piège qui s’est refermé sur leurs enfants tutsi. Mais la désolidarisation, ou ce que j’aime aussi appeler la déliaison, s’explique par des logiques d’intégration qui ne sont pas seulement effectives dans la famille. Ce qui détermine la qualité d’un individu est toujours fonction de considérations et pratiques définies dans l’espace dans lequel cette dernière évolue.

Grâce aux deux infanticides examinés, j’ai pu isoler certains facteurs de participation jusqu’à présent négligés par la littérature, à quelques rares exceptions près, comme le manque de ressources ou la contrainte. Et compte tenu du poids accordé au rôle de l’idéologie et de l’État dans les récits historiens jusqu’à présent, il me semble intéressant de proposer une réflexion décentrée, et ce pas uniquement parce que la recherche s’intéresse au rôle des femmes. D’autres études que l’infanticide offriraient de reconsidérer le poids de la propagande : le pillage par exemple qui, avec la destruction des biens, représente 68 % des affaires traitées par les juridictions Gacaca, pourrait conduire à de nouvelles conclusions sur la participation.

À partir d’entretiens, d’archives judiciaires et d’observations, vous donnez à entendre les voix de deux mères qui se résignent à tuer les enfants qu'elles ont eus avec leurs maris hutus. Qui sont ces femmes infanticides, quelle est leur histoire ?

Les deux femmes sont Patricie Mukamana et Béata Nyirankoko. Elles avaient respectivement 37 et 36 ans en 1994. Dans un délai de quelques jours ou de quelques semaines, ces paysannes hutu mariées à des Tutsi ont, comme d’autres, cédé à l’appel de l’extermination en se résignant à tuer les enfants qu’elles avaient jusque-là le devoir d’élever. Elles avaient pourtant d’abord essayé de les faire survivre. C’est dans leur famille de naissance, où elles s’étaient réfugiées, que le sacrifice des enfants leur a été demandé. Tandis que les massacres avaient précipité la fin de leur mariage et de leur existence sociale, il était le prix de leur réaffiliation.

Patricie avait une bonne situation relative quand le génocide a éclaté. Elle vivait un mariage paisible avec un homme qui l’avait bien dotée et qui, en plus de son activité agricole, travaillait comme artisan. Ensemble, ils avaient déjà quatre filles, dont trois petites âgées de 2 à 6 ans. Patricie était enceinte de huit mois environ. Très rapidement après le début des massacres, son mari, désespéré, s’est pendu. Harcelée par les tueurs, elle a pris la décision d’aller s’installer chez sa sœur, plus haut sur la colline. Immédiatement après son départ, sa maison a été pillée et incendiée. Dès lors, elle dépendait de sa sœur, qui s’est rapidement désolidarisée – principalement du fait des attaques répétées des assaillants. L’isolement de Patricie, l’épuisement de ses ressources, la difficulté à nourrir ses quatre filles, l’ont conduite à empoisonner deux des petites, avant d’accoucher d’une cinquième fille. Elle a finalement cherché refuge ailleurs et a repris ses fonctions maternelles jusqu’à son incarcération en 2009. Tout récemment, elle a terminé sa peine de 15 ans, retournant vivre avec ses trois enfants rescapées.

Béata, elle, vivait une vie matrimoniale troublée dans la région du Bugesera, où les Tutsi avaient été massivement déportés après les attaques qui les avaient ciblés dès 1959. Son mari était à la fois tutsi, pauvre et étranger à la région, ce qui constituait trois lourds handicaps pour leur union, jamais formalisée. Béata venait d’une famille dont la situation était relativement confortable et qui voyait cette relation d’un mauvais œil. C’est chez ses parents qu’elle avait accouché de son deuxième enfant, une fille qui a échappé au projet d’épuration familiale. S’il y a des similitudes dans les parcours des deux femmes pendant le génocide, l’histoire de Béata se distingue de celle de Patricie de plusieurs façons – qui la plupart sont liées à leur passé matrimonial respectif et aux spécificités du déroulement du génocide dans leurs régions. Béata, elle, a réussi à protéger ses deux fils beaucoup plus longtemps, en dépit du fait que ses trois frères participaient tous activement au génocide. Une fois décidée à les tuer, elle a échoué à les noyer. Elle les a donc abandonnés sur la route de l’exil, empruntée par des dizaines de milliers de Rwandais. Les deux garçons, alors âgés de 6 et 12 ans, ont été recueillis par une famille et ont survécu. Avec ses frères, sa fille et ses parents, Béata a rejoint le Zaïre, actuelle République démocratique du Congo (RDC), où presque tous sont morts du choléra. En 1997, elle est rentrée au Rwanda avec le seul de ses frères encore vivant, le mari de sa sœur – devenu son concubin –, sa fille et cinq des enfants de sa sœur. À la même période, son fils aîné s’est rendu au Bugesera pour voir si elle était revenue. Béata refusant de lui délivrer des informations sur les circonstances de la mort de son père ainsi que de reprendre ses fonctions maternelles, il est reparti. Des années plus tard, avec son frère, ils l’ont dénoncée aux autorités. Elle purge une peine de 30 ans de prison.

Quels outils avez-vous mobilisés pour recueillir leur récit et démonter les mécanismes à l'œuvre dans l'infanticide génocidaire ?

Cette enquête résulte d’un travail de plus longue haleine, qui a porté sur la participation des femmes au génocide et sur les conditions d’élaboration d’une mémoire du génocide en prison. Pour être plus précise, elle en constitue l’un des volets. En amont de cette recherche, j’avais eu recours à plusieurs outils, qualitatifs ou quantitatifs, parfois expérimentaux. Le premier d’entre eux a été le cinéma documentaire puisque, pour surmonter les difficultés méthodologiques rencontrées à l’occasion de mon premier terrain, j’ai imaginé proposer à un nombre restreint de détenues de participer à un travail filmé et collaboratif. De cette façon, il a été possible de collecter des données sur les parcours criminels des participantes, de les engager dans un récit du génocide nourri de leurs expériences, de les situer dans l’espace social rwandais (notamment en allant chez elles), ainsi que d’observer ce qui guidait leurs interactions.

Le film, coréalisé avec Alexandre Westphal, s’intitule À mots couverts. Sorti en 2014, je l’ai ensuite utilisé pour ouvrir de nouveaux accès à l’enquête. C’est d’ailleurs à l’issue d’une projection d’À mots couverts en prison que j’ai démarré mon travail auprès de Patricie, qui y avait assisté et publiquement réagi.

En plus de cette ethnographie filmée, j’ai eu recours à trois types de méthodes : le questionnaire, l’entretien et la consultation d’archives. C’est en recoupant ces méthodes, qui ont constitué autant de sources, qu’il a été possible de parvenir à ces deux monographies. Et puisque je parle de recoupement, il est important de préciser que les entretiens n’ont pas seulement engagé les prisonnières, mais qu’ils ont aussi mobilisé leurs familles.

Comment expliquer le relatif désintérêt pour la criminalité génocidaire féminine, qui a longtemps prévalu au sein du monde politique, judiciaire – et même scientifique ? 

Je ne crois pas que l’on puisse parler du désintérêt de tous les acteurs en les mettant côte à côte. Il me semble qu’il y a d’abord eu, chronologiquement, l’urgence pour le nouveau gouvernement de répondre au risque de violences et d’incarcérer les auteurs de crimes de sang. Les hommes, plus clairement identifiés comme des tueurs, ont alors été massivement incarcérés, ces incarcérations ayant débouché sur une crise pénitentiaire d’ampleur. À cette période, qui s’est étendue de 1994 jusqu’au début des années 2000, les conditions de détention étaient très difficiles, les lieux très nombreux et dans certains cas pas du tout adaptés. Les femmes ont à ce moment-là été mises à contribution pour nourrir les hommes détenus dans les cachots communaux ; elles devaient également s’occuper des enfants.

Aussi, la crise pénitentiaire a été concomitante à une crise judiciaire. Entre 1996 et 2002, moins de 8 500 procès ont été conduits, tandis que dans l’intervalle le nombre de détenus avait atteint 128 000. Les femmes, déjà sous-représentées en prison et dont la participation était dans la plupart des cas jugée moins grave, ont à ce moment-là bénéficié d’un traitement plus clément et sont restées en dehors du champ de l’attention des politiques et des chercheurs – bien que deux publications importantes aient porté sur le phénomène. Il aura fallu attendre les procès, précédés de la collecte d’informations, pour que la participation des femmes soit saisie dans son ampleur, sa diversité et sa complexité.

Pour des raisons pouvant être qualifiées de pratiques et idéologiques, la participation des femmes ne pouvait être traitée avant que le pays ne trouve les ressources nécessaires pour répondre à l’impératif de justice. Les juridictions Gacaca, qui ont traité près de deux millions d’affaires, et dont les travaux se sont poursuivis jusqu’en 2012, ont selon moi révélé la criminalité féminine. Grâce aux informations récoltées en amont des procès, ces tribunaux ont redéfini le périmètre du génocide, c’est-à-dire l’espace et la durée dans lequel chaque crime a été commis, et donc la somme de responsabilités qu’il a engagées. Un autre effet des Gacaca a sans doute été un jugement plus sévère des femmes, qui dans les faits avaient été tenues à l’écart des préoccupations judiciaires et qui par conséquent n’avaient pas été ciblées par les campagnes de sensibilisation conduites en amont. En moyenne plus faiblement éduquées que les hommes, et beaucoup moins bien préparées aux procès, elles sont très nombreuses à ne pas avoir coopéré avec la justice, alors même que la coopération permettait aux accusé·es de bénéficier de peines moins lourdes.

Concernant le tardif intérêt des chercheurs pour cette question, il convient de noter la somme des causes pouvant l’expliquer. Peut-être cette explication n’est-elle pas celle que je délivre le plus spontanément, mais il faut souligner la difficulté de travailler sur un événement contemporain. Pour les spécialistes du Rwanda de l’époque, le génocide est un drame parfois personnel, pouvant mettre en échec les précédents travaux ou dresser une ligne de fracture entre des collègues, des réseaux ou des idées. Pour les chercheurs s’attelant au sujet sans avoir connu le Rwanda auparavant, ce n’est guère plus simple compte tenu des enjeux politiques, diplomatiques, judiciaires, voire sécuritaires de la fin des années 1990 et du début des années 2000. Sans parler de la question linguistique. Certaines des questions ouvertes dans la décennie ayant suivi le génocide par cette première génération de chercheurs continuent néanmoins de guider ou préoccuper ses héritiers.

Le faible intérêt accordé à la participation des femmes pourrait également être expliqué par l’inadéquation entre les préoccupations des études sur le genre de l’époque, souffrant par ailleurs d’un problème de visibilité et de moyens – particulièrement dans l’espace francophone – et les travaux consacrés aux génocides. Une autre hypothèse complétant celle-ci serait une moindre féminisation du milieu académique. Une fois dit cela, l’erreur qui a sans doute été faite au début des années 2000 a été de considérer que le taux de femmes incarcérées pour génocide était représentatif de la criminalité génocidaire féminine plutôt que de l’appréciation de cette criminalité par les autorités politiques et judiciaires. Il n’en reste pas moins que l’organisation African Rights et la politiste Nicole Hogg s’étaient attaquées à ce sujet en 1995 et 2001, ouvrant la voie à de nouvelles recherches.

Violaine Baraduc est anthropologue et réalisatrice de films documentaires. Son ouvrage Tout les oblige à mourir. L’infanticide génocidaire au Rwanda en 1994 est paru aux éditions du CNRS en 2024.