La légende de Yanitza, la Jeanne d’Arc des Balkans
Pendant la Belle Époque, Le Petit Journal se prend d’amitié pour une résistante albanaise combattant aux côtés d'hommes contre l’occupant ottoman. Vite, cette figure de la « Jeanne d’Arc d’ailleurs » va être réemployée à des fins politiques.
En 1911, couvrant une révolte albanaise aux marges de l’Empire ottoman, le très populaire Petit Journal, dans son supplément illustré du dimanche daté du 28 mai, s’attarde en Une sur un événement pour le moins extraordinaire :
« Une guerrière vient de se révéler dans l’insurrection albanaise. Yanitza (Jeanne) Martinay est la fille d’un chef de clan.
Son père, ayant trouvé la mort dans une rencontre récente, le fils aîné était appelé à lui succéder. Mais l’héritier du noble albanais est un enfant de huit ans. Que faire ?
“Suivez-moi !” s’écria Yanitza, après avoir réuni les soldats de son père, je vous conduirai à la gloire. Et la Jeanne d’Arc albanaise, âgée de 22 ans, s’élançait vers l’ennemi.
Yanitza est grande et forte. Sa beauté séduit les insurgés. Armée d’un vieux fusil incrusté d’argent et d’ivoire, elle dirige les opérations avec une audace rare. Et, ces jours derniers, on la vit, à la tête du parti d’insurgés qu’elle commande, attaquer les redoutes ottomanes et mettre en fuite les troupes du sultan. »
Ce n’est pas la première fois que le Petit Journal s’intéresse à ce type d’événements. Huit ans avant de dépeindre les exploits de Yanitza (plus vraisemblablement nommée Tringë Smajli), le quotidien avait déjà consacré, dans son édition du dimanche 26 juillet 1903, sa page de Une à « une Jeanne d’Arc macédonienne » qui s’était illustrée dans une autre révolte face au pouvoir ottoman.
« Dans la moindre chaumière on célébrera tout particulièrement les exploits d’une superbe jeune fille, Catherine Arnandouda, appelée couramment la Jeanne d’Arc macédonienne […].
La belle Catherine prit un jour, émue des douleurs de sa Patrie, les vêtements de son frère, s’arma d’un fusil et s’enrôla parmi les braves volontaires […].
Sa réputation devint si grande en peu de temps, qu’un nombre considérable de révolutionnaires la supplièrent de se mettre à leur tête. Elle accepta. Et c’est ainsi que Catherine Arnandouda est devenue l’un des chefs les plus redoutés des Turcs qu’il y ait en Macédoine.
La tête de la Jeanne d’Arc macédonienne a été mise à prix. »
Mais Le Petit Journal n’est pas le seul à dresser ce genre de comparaisons. En 1911, la presse américaine s’est elle aussi intéressée à Yanitza, que ce soit le prestigieux New York Times dans un article daté du 21 mai 1911 (donc précédant de quelques jours celui du quotidien français) ou bien le Omaha Daily Bee sept jours plus tard.
Ces nombreux articles s’appuient très certainement sur des faits bien réels. Il existe en effet en Albanie depuis le XVe siècle une tradition autorisant les femmes à faire vœu de chasteté, à prendre des habits d’hommes puis, dans des cas extrêmes, comme dans celui de Tringë Smajli, à combattre. Cette pratique, dite des « vierges jurées », qui touche autant les Albanais chrétiens que musulmans, n’explique pas pour autant ces parallèles enflammés entre Jeanne d’Arc et des guerrières modernes.
Ce phénomène doit certainement beaucoup au fait que la figure de la Pucelle d’Orléans, en ce début du XXe siècle, est immensément populaire. En France, les républicains et les nationalistes se l’arrachent. Pour les premiers, elle représente le peuple en armes et, par extension, la Révolution française dont le modèle se serait répandu progressivement sur l’ensemble du globe. Suivant ce schéma, nombreux sont ceux à voir des imitatrices de la Pucelle d’Orléans partout dans le monde.
Le Petit Journal, dans son article du 28 mai 1911, prétend ainsi déceler une foule « d’émules de Jeanne d’Arc », notamment en Pologne ou en Chine :
« Dans ce genre, un des plus beaux exemples de dévouement à la patrie donné par une femme est celui de la comtesse Émilie Plater, l’héroïne de l’insurrection polonaise de 1821 […].
Dans son livre sur “les Amazones”, M. Paul Lacour a conté son héroïque histoire. Il rapporte que, toute jeune encore, au château de Lixna, en Livonie, qu’habitait sa famille, Émilie, un jour, découvrit, au fond d’une armoire, un pauvre vieux livre recouvert d’un parchemin usé. C’était une Vie de Jeanne d’Arc. La jeune fille lut et relut l’épopée de la Pucelle avec une admiration fiévreuse. Dès lors, Jeanne, sainte image de la Patrie, est sa patronne. […]
Même en Chine, où pourtant la population féminine se désintéresse de toute question politique, on signalait dernièrement une jeune agitatrice nommée Sieh-King-King, qui parcourait le pays, ameutant le peuple, lui parlant de la patrie dévastée et morcelée et invitant ses compatriotes à “bouter” dehors les étrangers. Qui sait si dans le soulèvement qui se produira fatalement quelque jour, en Chine, contre les “Diables d’Occident”, nous ne verrons pas Sieh-King-King entraîner les populations fanatisées et jouer le rôle de Jeanne d’Arc ? »
Dans la lignée de ces propos, l’image de ces nouvelles Jeanne d’Arc s’inscrit dans la tradition de l’iconographie progressiste. En effet, depuis le XVIIIe siècle, les luttes des peuples pour leur liberté et leur souveraineté nationale ont régulièrement été représentées sous des traits féminins. S’inspirant de la déesse antique Libertas, les Américains ont rapidement créé Columbia afin de servir d’allégorie à leur démocratie.
En France, le camp républicain utilise lui aussi ce type d’imagerie dont la plus célèbre apparaît sans conteste sur la peinture d’Eugène Delacroix, La Liberté guidant le peuple, réalisée en 1830 pour célébrer la révolution qui a chassé la même année Charles X du pouvoir.
Cette toile sert nettement d’inspiration aux illustrations du Petit Journal représentant les « Jeanne d’Arc » balkaniques. Celles-ci, comme la « Liberté » de Delacroix, mènent à l’assaut une troupe d’hommes en armes alors que leurs visages et leur bouche ouverte – laissant penser à un cri de guerre et de rage – renvoie à l’enfant qui, sur la toile de 1830, suit l’allégorie républicaine en brandissant un pistolet.
Dans Le Petit Journal, ce lien entre l’allégorie féminine de la Liberté, associée aux courants progressistes et républicains, prend néanmoins une forme toute particulière. Les « Jeanne d’Arc » du quotidien populaire combattent en effet exclusivement contre l’Empire ottoman alors en plein effondrement. Il faut donc voir l’utilisation de la peinture de Delacroix, mélangée avec l’évocation de Jeanne d’Arc, comme un moyen de marier à la fois un discours républicain et catholique. Ici, la « Liberté » se situe du côté des populations chrétiennes balkaniques soutenues par les puissances occidentales, alors que la tyrannie est musulmane.
Cette idée va de pair avec la croyance contemporaine affirmant que les nations européennes colonisent le monde pour mieux l’émanciper. Il est ainsi frappant de constater que les dessinateurs des deux « Jeanne d’Arc » représentées en Une du Petit Journal en 1903 et 1911 ont donnés une peau très claire à leurs héroïnes alors que les guerriers qu’elles mènent au combat ont le teint particulièrement mat.
Pareillement, on remarque qu’entre le 28 mai 1911 et le 19 novembre de la même année, pas moins de trois images du Petit Journal reprennent plus ou moins un modèle similaire : on y voit à chaque fois une femme occidentale, adoptant les traits d’une allégorie de la liberté, dominant des Orientaux, soit par son charisme (Une du 28 mai 1911), soit sa force (Une du 15 octobre 1911, représentant l’Italie arrachant la Tripolitaine aux Ottomans), soit par sa générosité supposée (Une du 19 novembre 1911, où Marianne amène au Maroc « la civilisation, la richesse et la paix »).
Par la suite, l’imagerie des nouvelles Jeanne d’Arc est moins évoquée. Lorsque le Petit Journal consacre le 1er décembre 1912 une illustration pleine page à Sophia lovanovitch, combattante serbe engagée dans le conflit avec l’Empire ottoman, il n’est plus question de la comparer à la Pucelle d’Orléans :
Pareillement, durant la premier conflit mondial, nul ne songe à mobiliser la figure de Jeanne pour convaincre les femmes d’aller se battre au front. Comme l’écrit Ernest Laut dans Le Petit Journal du 8 août 1915 dans un article consacré aux guerrières :
« Les lois de la guerre et les règlements du recrutement sont formels. Pas de femmes, comme on chante dans le Petit Duc, pas de femmes dans les camps et dans les tranchées.
Mais il leur reste l’ambulance, l’hôpital ; il leur reste le rôle d’infirmières et de consolatrices.
Et n’est-ce pas le plus beau qu’elles puissent souhaiter ? »
Pour le journaliste, les femmes combattantes doivent rester une exception et surtout un phénomène extraoccidental repoussé soit à un âge médiéval révolu (Jeanne d’Arc), soit à des régions lointaines, comme les Balkans, perçu comme des endroits vivant encore sous des régimes perçus comme des tyrannies féodales.
Cette nouvelle réticence s’explique sans doute également par le fait que, comme nous le verrons dans un prochain article, Jeanne d’Arc a servi, à partir de la fin de la première décennie du XXe siècle, de modèle à des féministes en France, en Angleterre et aux États-Unis.
Mais d’autres Jeanne d’Arc contemporaines continuent d’apparaître, notamment dans des publications de gauche où l’allégorie de la liberté féminisée est fortement ancrée dans les représentations collectives. L’Humanité du 4 mars 1939 célèbre ainsi Yang Whey Ming, une résistante chinoise à l’occupation japonaise en ces termes :
« À un moment où la France était livrée aux basses trahisons et aux intrigues courtisanes, intrépide et simple, Jeanne apprenait au peuple uni à bouter l’ennemi “hors de toute France”.
Voici que, cinq siècles plus tard, dans un pays lointain mais aussi éprouvé, une Jeanne d’Arc s’est trouvée. Comme la Jeanne française elle s’est battue dans les provinces de la Chine immense, au Nord et à l’Est, avec son étendard rouge découpé d’un soleil blanc sur fond bleu. »
La presse française ne sera pas seule à célébrer ces nouvelles incarnations de la Lorraine. En 1941, les comics américains pullulent de super-héroïnes (Pat Patriot, Liberty Belle) faisant référence à Jeanne d’Arc et menant les troupes alliées au combat face à l’ogre nazi.
Dans les pages de National Comics n° 42 (mai 1944), Lady Wang, fictive « Jeanne d’Arc de l’Est » et lointain écho de Yanitza, s’attaquera ainsi aux troupes japonaises.
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Pour en savoir plus :
Maurice Agulhon, « Marianne, réflexions sur une histoire », in: Annales historiques de la Révolution française, 1992, vol. 289, no 1, p. 313-322
William Blanc, « Les Moyens Âges de la Grande Guerre », in : Histoire et Images médiévales, n° 57, 2014. p. 20-27
Malika Dorbani-Bouabdellah, « La Liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix », Histoire par l’image, consulté le 22 novembre 2018