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1933-1939 : L'exil contraint des Juifs d'Allemagne

le par - modifié le 28/11/2023
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Entre 1933 et 1939, plus de la moitié des 520 000 Juifs d'Allemagne quittent le pays pour fuir les persécutions nazies. On estime qu'au moins 30 000 sont venus chercher refuge en France, avant que la politique migratoire, comme dans les autres pays d'accueil, ne s'y durcisse.

1933. Hitler, devenu chancelier, met en place une politique de persécution des Juifs. Le but des nazis est alors de créer un « espace vital » d'où les Juifs seraient absents et de les contraindre à quitter l'Allemagne. Le pays compte alors quelque 520 000 Juifs.

 

À l'arrivée d'Hitler au pouvoir, nombre d'entre eux (37 000 à 38 000 personnes) vont immédiatement quitter l'Allemagne en direction des pays européens voisins. Leur arrivée dans ces pays d'accueil, où ils se retrouvent souvent privés de ressources, sera très difficile. Les pays d'Europe et les États-Unis limitent en effet sévèrement leur immigration, et l'obtention d'un visa s'y avèrera souvent compliquée – voire impossible, à la fin de la décennie.

 

Parmi les principaux pays qui accueilleront les Juifs jusqu'en 1939, on trouve les États-Unis, la Palestine (sous mandat britannique), le Royaume-Uni, la France, mais aussi plusieurs États d'Amérique centrale et d'Amérique du Sud.

 

En France, dès les premières arrivées de réfugiés, la presse locale se penche sur leur sort.

 

En mai 1933, Le Petit Journal passe ainsi « deux jours avec les Juifs allemands réfugiés à Paris ». Sous la photo illustrant l'article, qui représente deux émigrés en train de se cacher le visage, ce commentaire : « Ils ont peur, peur de tout... même du photographe ».

 

Le reporter interviewe un avocat munichois, qui raconte son exil :

Pancarte antisémite en Allemagne, 1933 : « Allemands, défendez-vous ! N'achetez pas chez les Juifs ! » - source : WikiCommons
Pancarte antisémite en Allemagne, 1933 : « Allemands, défendez-vous ! N'achetez pas chez les Juifs ! » - source : WikiCommons

« – Je suis avocat au barreau de Munich. Marié, deux petites filles : 10 ans et 8 ans. J'ai défendu des pacifistes. Le soir de l'Incendie du Reichstag, un ami m'a prévenu que la police nazie était chez moi. Je ne suis pas rentré le soir. Je n'y suis jamais plus rentré. J'ai vécu quatre jours dans Munich, couchant chez des amis sûrs. Mais je n'ai pu revoir ma femme, ni mes enfants. Deux nazis les suivaient sans cesse. Je serais fatalement tombé dans leurs mains, alors le cinquième jour, j'ai pris la fuite, en train […].

 

– Et vos projets, maintenant ?

 

– Je ne sais, répond-t-il avec une infinie lassitude. Je voudrais faire venir ma femme et mes enfants ici. Mais les laisseront-ils venir ? Et une fois ici, que faire ? Je ne veux pas que mes enfants aient faim, Monsieur. Ah ! si je pouvais refaire ma vie ici, à Paris, quel rêve ! Tenez, je voudrais être concierge. C'est un métier qui me laisserait des loisirs, je pourrais étudier le droit français, me faire naturaliser... Ah ! mais tout cela ne sera pas possible. Pour l'instant, Je ne suis rien, plus rien, qu'un pauvre homme. »

En juillet, c'est Le Droit de vivre, organe officiel de la LICA (Ligue internationale contre l'antisémitisme), qui publie un reportage intitulé « Quelques jours avec les proscrits allemands ». Le journaliste se rend dans les locaux de l'Armée du Salut, qui accueille des réfugiés juifs et non-juifs.

« [Le directeur] revient accompagné d’un jeune réfugié. Petit, maigre et brun, l'air d’un “Parigot”. Il ne se rapproche évidemment pas du type de “l’Allemand pur” rêvé par le “Bel Adolf” ! Il ne sait rien ou presque de notre langue. Mais avec un peu d’allemand, un peu de français et l’aide du Directeur, interprète bénévole, nous bavardons.

 

Il a 22 ans et est à Paris depuis deux mois. Il s’inquiète à mes premières questions.

 

– Ist das fur die Polizei ? (Est-ce pour la Police ?)

Je le rassure.

– Pourquoi êtes-vous parti ? Politique ?

– Non. Mais on m’a embrigadé dans un “club sportif” hitlérien (!) et n’y voulant pas rester, je me suis enfui.

– Que faisiez-vous là-bas ?

– Backerbucher (mitron). Croyez-vous que je puisse travailler ici ?

Je ne peux lui répondre.

– Vous êtes content de l’accueil des Français ? Son visage s’éclaire.

– Très content, oui.

 

Il demandait, l’autre jour, à un guichet du métro, un renseignement à un Français, avec la peine que l’on devine. Celui-ci, après l’avoir renseigné, lui a offert son ticket. Pour lui, les Français sont de “chics types”. »

Majoritairement des hommes, souvent jeunes (il est moins difficile pour eux de renoncer à leurs attaches dans leur pays natal), les Juifs émigrés s'installent pour la plupart à Paris. Arrivés dans un pays dont ils ne connaissent souvent rien, ils doivent se procurer de quoi vivre, et donc trouver un travail. En janvier 1934, Excelsior se pose la question : « Comment la France absorbe-t-elle l'immigration judéo-allemande ? ».

« On a beaucoup parlé de l'arrivée en France des réfugiés juifs allemands, mais depuis on sait mal ce qu'ils sont devenus. Des circonstances nées hors de nos frontières ont mis la France en présence de ce dilemme : renier la réputation de libéralisme et d'hospitalité qu'elle s'est acquise ou risquer de nuire à l'économie nationale au profit d'étrangers auxquels elle ne doit rien.

 

Comment l'a-t-elle tranché ? Comment a-t-elle pu concilier ses sentiments de solidarité humaine et l'intérêt de ses nationaux ? »

Le journal explique qu'un Comité national de secours aux réfugiés allemands victimes de l'antisémitisme, financé par des fonds privés, a été créé pour aider les réfugiés sans ressources (celui-ci sera rapidement dépassé par l'ampleur de l'émigration).

 

Le reporter interviewe l'un des responsables du Comité :

« – Un petit nombre ont été rapatriés en Allemagne, me répond le secrétaire du comité ; quelques centaines dirigés sur le Brésil, d'autres envoyée en Palestine par notre bureau d'émigration, qui est aussi une sorte de gare régulatrice. Ceux qui sont restés ont été placés par nous et se sont débrouillés eux-mêmes ; ils réparent des meubles, rempaillent des chaises, portent des paquets, besognes occasionnelles qui les mettent sur la piste d'un métier [...].

 

En plein accord avec les pouvoirs publics, notre comité a érigé en principe qu'aucun réfugié allemand ne pourrait prendre la place d'un ouvrier ou d'un employé français. Aussi bien faut-il des raisons toutes spéciales pour que le ministère du Travail délivre un permis à un réfugié. Il ne le fait que dans le cas où l'emploi d'un travailleur allemand ne peut nuire à un travailleur français. »

Car la question que se posent alors de nombreux Français est la suivante : en cette période de crise économique et de fort chômage, ces nouveaux arrivants ne risquent-ils pas de « voler » leur travail ? Une crainte alors largement exploitée par la droite nationaliste française, dont l'un des principaux organes est le journal L'Action française.

 

Ce dernier, en janvier 1934, publie par exemple, sous le titre « L'intolérable concurrence des réfugiés juifs », la lettre vindicative du chef d'une « institution d'enseignement secondaire de Paris » :

« Actuellement, étudiants et professeurs français sommes odieusement concurrencés par les réfugiés juifs. Personne ne nous défend, personne ne nous protège. Bien qu'il leur soit interdit d'accepter un travail rémunéré, ces réfugiés se sont faufilés, insinués, introduits partout et comme ils travaillent à des prix très bas, toute lutte est impossible [...].

 

Certains dentistes français emploient, à bon compte, leurs collègues juifs. Avocats et hommes d'affaires en font autant. Descendez sur les quais : des réfugiés déchargent des péniches. Entrez dans un studio : ils y sont en majorité. Prenez-vous un peintre, un électricien, un homme de peine ? Allez (ici une adresse) on vous enverra immédiatement Jacob, ou Samuel, ou Isaac, que vous paierez aussi peu qu'il vous plaira. La préfecture le sait.

 

Le passeport de ces hommes porte : tout travait rémunéré est interdit. Ils travaillent tous, sont rémunérés, font de la propagande bolcheviste, sans se gêner le moins du monde et... ne sont nullement inquiétés. Ils ne paieront pas d'impôts, échapperont à la loi des Assurances sociales. Sans compter, hélas ! le préjudice moral et social ! »

On le voit, les Juifs émigrés sont accusés par toute une frange de la population de propager l'idéologie « bolchéviste ». Un mythe antisémite extrêmement répandu à l'époque, le « judéo-bolchevisme », suggère en effet que la Révolution russe serait l'œuvre d'un complot juif visant à s'accaparer le pouvoir en Europe, voire dans le monde.

La gauche française, toutefois, va affirmer son soutien aux réfugiés. Plusieurs publications vont ainsi dénoncer les mensonges de la presse de droite, à l'instar du journal de tendance communiste Regards, qui écrit dans un article de 1938 consacré à l'antisémitisme :

« C'est l'éternelle tactique des antisémites : détourner la colère du peuple contre un bouc émissaire [...]. Les gens énervés, souffrant de la crise matérielle, ont besoin de se décharger : on leur met sous la dent les Juifs [...].

 

[Les journaux antisémites] trouvent, parfois, un terrain fertile pour leur propagande chez les chômeurs. Leur allocation misérable en regard du coût de la vie, leur oisiveté forcée et démoralisante, peuvent rendre certains d'entre eux plus facilement accessibles aux arguments démagogiques des fascistes [...].

 

Aucune contre-propagande suffisante ne vient expliquer à la petite bourgeoisie que l'Allemagne, même après avoir chassé les Juifs, n'a pas rétabli l'aisance de la classe moyenne, au contraire. On ne montre pas assez aux sans-travail que si des chômeurs allemands ont trouvé de l'ouvrage – très dur et très mal payé – c'est exclusivement à la fabrication des armements – avec la perspective de devenir eux-mêmes, un jour ou l'autre, porteurs des armes qu'ils fabriquent. »

En cette même année 1938, l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne, en mars, va provoquer une augmentation de l'émigration juive issue du Reich désormais agrandi. Les démocraties occidentales font alors mine de se mobiliser : Roosevelt, le président des États-Unis, organise une conférence sur la question des réfugiés à Évian en juillet 1938.

 

La presse française parlera très peu de cette « conférence de la honte », comme on l'appellera plus tard, où le mot « juif » n'est jamais officiellement prononcé (on lui préfère l'expression de « réfugié politique », plus conforme à la volonté d'apaisement vis-à-vis d'Hitler qui règne alors dans la diplomatie européenne).

 

Hélas, comme le note à l'époque Le Journal des débats, « le zèle de la plupart des nations est surtout verbal ». En effet, sur les 32 pays participants, seule la Républicaine Dominicaine acceptera de recevoir de nouveaux réfugiés.

 

Car si, dès 1933, les gouvernements se sont mis d'accord pour se répartir les « charges » résultant de l'exode allemand, les politiques d'accueil sont en réalité élaborées à l'échelon national. Et face à une crise de plus en plus vaste, elles se durcissent, chaque pays estimant avoir fourni assez d'efforts jusque-là.

 

En cette fin de décennie, en France, les Juifs qui tentent d'entrer clandestinement dans le pays sont ainsi fréquemment expulsés. Le 24 novembre 1938, par exemple, Le Matin raconte :

« Metz, 23 novembre. À la suite des mesures récemment prises en Allemagne et malgré l'active surveillance exercée à la frontière, des infiltrations clandestines de Juifs allemands se sont encore produites, notamment dans la région boisée de Bitche.

 

Soixante-quatorze réfugiés qui avaient ainsi pénétré clandestinement en territoire français, à Sturzelbronn, Roppeviller et Liederschiedt, ont été refoulés en territoire allemand. »

Les Français qui aident les émigrants clandestins sont alors passibles de lourdes amendes, voire d'une peine d'emprisonnement. Alors que le Front Populaire, élu en 1936, s'était montré relativement bienveillant envers les émigrés venus d'Allemagne, le gouvernement Daladier, entré en vigueur en avril 1938, prend de nouvelles dispositions pour empêcher l'afflux de ces étrangers perçus comme indésirables.

 

Le terrible pogrom de la Nuit de cristal, qui survient en novembre, et la confiscation des biens juifs qui s'ensuit vont provoquer une nouvelle hausse des départs de Juifs allemands, lesquels ont de plus en plus de mal à trouver un pays d'accueil.

Dans la presse française, on continue de revenir sur leur sort. L'Univers israélite, journal de la communauté juive, ne cesse de tirer la sonnette d'alarme à mesure que les persécutions s'intensifient. Dans chaque numéro, le journal informe ses lecteurs en temps réel des différents types d'accueil reçus par les réfugiés à travers le monde. Ainsi en juillet 1939 :

« Deux paquebots viennent d’arriver à Shanghaï ayant à bord 1 286 réfugiés juifs : le “Conte Biancomano” avec 827 réfugiés, dont 310 femmes et 96 enfants, et l'“Usaramo” avec 459 réfugiés, dont 147 femmes et 96 enfants.

 

Un Foyer pour réfugiés Israélites sera prochainement inauguré à Carmen-Silva, près de Constanza. De source bien informée on apprend que les gardes-frontière roumains ont reçu l’ordre de ne pas refouler les réfugiés juifs qui réussissent à franchir la frontière roumaine. À Constanza plusieurs vapeurs bondés de réfugiés venant d’Allemagne partiront la semaine prochaine pour la Palestine.

 

Un télégramme d’Istanbul annonce qu’un vapeur grec ayant à bord 660 réfugiés juifs se trouve en souffrance au large de la côte syrienne. Ils avaient tenté, mais en vain, de débarquer en Palestine. Les vivres manquent à bord. Un appel a été adressé au gouvernement ottoman pour qu’il autorise les passagers juifs à débarquer dans un port turc. »

Réfugiés juifs allemands débarquant dans le port de Shanghai, l'un des rares endroits n'exigeant pas de visa, 1940 - source : Leo Baeck Institute
Réfugiés juifs allemands débarquant dans le port de Shanghai, l'un des rares endroits n'exigeant pas de visa, 1940 - source : Leo Baeck Institute

Mais c'est l'affaire du Saint-Louis qui, en 1939, cristallisera la crise des réfugiés juifs du Reich. Ce navire parti de Hambourg avec à son bord 963 Juifs allemands dépossédés de tous leurs biens errera cinq semaines sur les mers, sans qu'aucun pays ne le laisse accoster – la France finira par y consentir.

Un épisode tristement révélateur de l'incapacité des démocraties à résoudre la question des émigrés fuyant les persécutions. En juin 1939, Le Matin exhortera encore – en vain – la communauté internationale à prendre le problème à bras-le-corps :

« De toute façon, une organisation s'impose. On est fixé sur la théorie de l'espace vital des gens de l'axe et on sait qu'elle consiste à priver du droit de vivre des milliers d'êtres humains, à cause de leur race ou de leur religion, et à les pourchasser comme des bêtes.

 

Mais on attend d'être fixé sur ce que feront les démocraties, pour qu'en plein XXe siècle on ne laisse point ces milliers d'êtres humains sans un morceau de terre et de pain. Que les États-Unis, l'Angleterre et la France tiennent conseil et arrêtent leur plan. »

Au mois de septembre 1939, environ 282 000 Juifs avaient quitté l'Allemagne, et 117 000 l'Autriche annexée. Parmi eux, 95 000 avaient fui aux États-Unis, 60 000 en Palestine, 40 000 en Grande-Bretagne, 30 000 en France, 75 000 en Amérique Centrale et en Amérique du Sud.

L'immense majorité des Juifs restés en Allemagne furent assassinés par les nazis durant la Shoah.

Pour en savoir plus :

Raphaël Delpard, La conférence de la honte, Evian, juillet 1938, Michalon, 2015

Raul Hilberg, La destruction des Juifs d'Europe, Folio Histoire, 2006

Helmut Berding, Histoire de l'antisémitisme en Allemagne, Maison des sciences de l'homme, 1995

Holocaust Encyclopedia, site du United States Holocaust Memorial Museum