L’invasion fasciste de l’Ethiopie, selon Paul Nizan
Tandis qu'en 1935 Mussolini envoie ses troupes annexer l’Éthiopie, dernière nation africaine libre, un vent de révolte gronde parmi les gauches européennes. En France, le penseur communiste Paul Nizan vitupère le crime italien.
À la fin 1934, un incident frontalier, près d’Oual-Oual, entre la Somalie italienne et l’Éthiopie, a fourni à l’Italie un prétexte pour une possible invasion de l’Éthiopie, désignant celle-ci comme agresseur. Le 3 octobre 1935, c’est chose faite : sans ultimatum ni déclaration de guerre, l’Italie envahit l’Éthiopie.
Le Négus, Haïlé Sélassié, dont le pays est membre de la Société Des Nations (SDN) depuis 1923, fait appel à celle-ci.
Le 4 octobre, le manifeste « Pour la défense de l’Occident » paraît dans Le Temps ; il a été rédigé par Henri Massis, et est signé par soixante-quatre intellectuels dont notamment Marcel Aymé, Robert Brasillach, Alphonse de Châteaubriant, Léon Daudet, Drieu La Rochelle, Gabriel Marcel et Thierry Maulnier. Ce manifeste s’oppose aux sanctions contre l’Italie ; il défend sa politique expansionniste en Éthiopie, la décrivant comme « une œuvre colonisatrice qui reste une des plus hautes, des plus fécondes expressions de vitalité » au service de la civilisation occidentale contre la volonté d’« indépendance d’un amalgame de tribus incultes » d’un « des pays les plus arriérés du monde (où le christianisme même est resté sans action) » ; et se conclut ainsi :
« Ce conflit ne serait pas seulement un crime contre la paix, mais un attentat irrémissible contre la civilisation d’Occident, c’est-à-dire contre le seul avenir valable qui, aujourd’hui comme hier, soit ouvert au genre humain.
Intellectuels qui devons protéger la culture avec d’autant plus de vigilance que nous profitons de ses bienfaits, nous ne pouvons laisser la civilisation choisir contre elle-même. Pour empêcher un tel suicide, nous en appelons à toutes les forces de l’esprit. »
Ce manifeste, dont la majeure partie des signataires est fortement marquée à droite et qui paraît de surcroît dans le quotidien abhorré de la gauche communiste de l’entre-deux-guerres, affermit brutalement la bipolarisation créée par le conflit italo-éthiopien dans le milieu intellectuel français.
Le lendemain, L’Œuvre, alors à gauche, publie une « réponse de nombreux écrivains et artistes français » rédigée par Jules Romains, et signée notamment par Alain, Louis Aragon, André Chamson, Pierre Gérôme, André Gide, Jean Guéhenno, Louis Martin-Chauffier, Romain Rolland, « et les 8 500 membres du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes » dont Benjamin Crémieux, Jean-Richard Bloch, Louis Guilloux, André Malraux, Emmanuel Mounier, Paul Nizan – une autre vague de signatures le 12 octobre fait apparaître le nom d’Emmanuel Berl.
En voici un extrait :
« […] Ce manifeste abuse étrangement de l’amitié du peuple français pour le peuple italien, ainsi que de la notion d’Occident et de celle d’"intelligence" ; il essaie de détourner, au profit de la guerre sous sa forme la plus odieuse, la guerre d’agression, l’amour de notre peuple pour la paix.
Les soussignés […] s’étonnent aussi de trouver sous des plumes françaises l’affirmation de l’inégalité en droit des races humaines, idée si contraire à notre tradition, et si injurieuse en elle-même pour un si grand nombre de membres de notre communauté. »
Précisons, de plus, que préalablement à ces deux manifestes, a été publié dans le numéro de septembre de la revue Commune un texte – méconnu – d’« écrivains et artistes contre la guerre d’Éthiopie », signé par Louis Aragon, Claude Aveline, Henri Barbusse, René Blech, Jean-Richard Bloch, Jean Cassou, Francis Jourdain, Léon Moussinac, Paul Nizan, Georges Sadoul, Tristan Tzara, Pierre Unik, Paul Vaillant-Couturier et Andrée Viollis. Citons-le dans son intégralité :
« Le fascisme italien est à la veille d’attaquer le dernier peuple indépendant d’Afrique. Il veut justifier son agression par d’ignobles mensonges idéalistes, se donner pour le champion de la civilisation.
Nous refusons aux fascistes de Rome le droit de parler au nom de la culture qu’ils écrasent en Italie. Leur civilisation d’espions, de bourreaux et de policiers va porter en Afrique les seuls instruments qu’elle soit capable de produire : des tanks, des avions et des gaz.
Nous ne reconnaissons pas aux assassins de Matteoti, aux geôliers des Lipari, le droit de traiter les Éthiopiens de barbares.
Nous pensons que, seule la puissance de la protestation populaire peut contraindre les gouvernements à agir et à faire appliquer les sanctions que prévoit le pacte même de Genève. Dans cette lutte commune, notre fonction propre nous paraît, conformément aux moyens qui sont les nôtres, dans l’éclaircissement et la dénonciation. »
On le constate : Paul Nizan (1905-1940) est signataire de ces deux pétitions. Écrivain reconnu, ancien professeur de philosophie devenu journaliste, Nizan livre le 30 juin 1935 ses deux premiers articles en tant que rédacteur politique au quotidien communiste L’Humanité.
Du 6 juillet 1935 au 27 juin 1936, Paul Nizan livre ainsi soixante articles sur le conflit italo-éthiopien, tous dans L’Humanité, hormis un dans l’hebdomadaire intellectuel du Front populaire Vendredi, articles dans lesquels il dénonce ce qu’il appelle le 6 juillet « l’entreprise de piraterie italienne contre l’Abyssinie ».
Au fil de ses articles, Nizan dénonce l’attitude de la France dans cette affaire éthiopienne, vitupérant particulièrement Pierre Laval, président du Conseil depuis juin 1935 et ancien ministre des Affaires étrangères. Pour le journaliste politique de L’Humanité, cela ne fait aucun doute : Laval cautionne l’Italie. Ainsi, quand il mentionne les accords de janvier 1935 signés entre la France et la Grande-Bretagne, accords prévoyant notamment une collaboration en cas d’agression allemande dans la zone danubienne, ce n’est pas ceux-ci qui intéressent précisément Nizan, mais, ce qui s’y passa en marge. À savoir l’entrevue entre Laval et Mussolini à l’Ambassade de France en Italie, où Laval s’était engagé à laisser les « mains libres » à Mussolini au sujet de l’Éthiopie, ce qui fut interprété par ce dernier comme un feu vert pour l’invasion. Allusion réitérée à quelques reprises, tel par exemple dans son article du 6 juillet déjà cité :
« La presse anglaise s’inquiète en particulier des accords franco-italiens de janvier dernier, où Laval se serait engagé à laisser les mains libres au fascisme italien en déclarant que la France ne possédait pas d’autres intérêts en Éthiopie que le chemin de fer de Djibouti à Addis-Abeba. »
L’attaque s’exprimera ensuite de façon nettement plus politique, comme en atteste cet extrait du 23 juillet : « […] la complicité de Laval et de sa grande presse, qui n’a jamais été plus ignoble qu’à propos de l’Abyssinie, est éclatante : Laval joue le jeu italien […] ». La mention de la « complicité » alliée au « Laval joue le jeu italien » sous-entend un « double-jeu » de celui-ci et par conséquent une accusation de mensonge. La verve incline de plus ici à la condamnation morale, par le biais du terme « ignoble » : celui-ci apparaît en effet dans les articles nizaniens lorsqu’il vilipende l’extrême droite et les fascismes.
Si Nizan est plus clément envers la Grande-Bretagne, il n’en rappelle pas moins, dès qu’il en a l’occasion, la vraie motivation de sa politique ; début juillet de nouveau, il assène :
« Il est bien entendu que la Grande-Bretagne n’est aucunement mue par des préoccupations désintéressées dans son action pour l’Éthiopie, mais qu’il s’agit pour elle de protéger les intérêts qu’elle a en Égypte et au Soudan et les intérêts qu’elle veut avoir en Éthiopie même.
Mais le manque de désintéressement de sa politique peut précisément l’amener à une attitude résolue. Les intérêts commandent plus haut que les principes et personne ne se fait illusion sur l’amour que le cabinet de Londres éprouve pour les “principes” de la S.D.N. »
Néanmoins, il est notable que le journaliste communiste accorde plus de crédit aux efforts diplomatiques anglais qu’à ceux du gouvernement français dans ces derniers mois de 1935. Ce crédit augmentera suite au remplacement à la direction du Foreign Office à la mi-décembre de Samuel Hoare par Anthony Eden, membre du parti conservateur, qui deviendra une figure de l’antitotalitarisme. Bien que divergeant idéologiquement, Nizan, en journaliste attentif aux faits, saura saluer son action dans les mois qui suivront, n’oubliant pas au passage de nouveau d’égratigner Laval, qui sera contraint de démissionner le 22 janvier 1936 pour les mêmes raisons que Samuel Hoare – suite à l’ébruitement d’un accord sur le partage de l’Éthiopie entre les deux compères et Mussolini.
Qu’en est-il de la Société des Nations ? Dans un premier temps, Nizan s’en remet à l’espoir qu’elle puisse agir selon ses prérogatives fondamentales :
« Toute la question est ici de savoir si la S.D.N. osera aller aussi loin que l’Italie le désire et à sanctionner l’écrasement d’un État membre de la S.D.N. par un autre État, également membre de la Société. »
Mais dès le 3 août, il stigmatise cette « politique internationale » offrant « un extraordinaire spectacle de duplicité et de mensonge », et c’est une formule métaphorique idéologique qui jaillit sous sa plume ; métaphore explicite, signifiant à elle seule le masque du discours diplomatique : « ces paravents de Genève ». Formule décisive qui s’inscrit dans le couple thématique topique vérité/mensonge, et qui, par conséquent, indique pour Nizan qu’une mystification est en marche, et que la victime en sera l’Éthiopie.
Fin septembre, la péroraison vigoureusement défensive d’un article atteste de la conception que Nizan se fait désormais de la S.D.N. :
« Car il y a une politique qui annoncerait la guerre : c’est celle qui laisserait les mains libres à Rome. L’agitation qui entoure les élections de Klaïpeda, les intrigues fascistes en Europe Centrale annoncent assez que des imitateurs de Mussolini attendent impatiemment le moment où ils sauraient qu’on peut impunément tout faire, et que les mots indivisibilité de la paix ne sont véritablement que des mots. »
Pour qualifier la politique de la S.D.N., Nizan use ici de l’expression « mains libres », jusqu’alors réservée à Laval : c’est donc comme si l’organisation genevoise avait été contaminée par la « complaisance » lavalienne, c’est-à-dire glisserait comme lui vers une collusion avec le fascisme… La fin de cette péroraison est en outre particulièrement intéressante car elle place le registre de l’accusation nizanienne sur le plan du lexique. Et le journaliste politique, jusqu’en 1939, analysera constamment celui-ci, débusquera sa dégradation, sa perversion, démontrera en s’insurgeant que la bataille à mener est aussi une bataille pour la véritable signification des mots.
À cette perversion du lexique est intimement corrélée la crainte de Nizan que « ces marchandages séparés » aboutissent à « une aggravation mondiale des périls qui menacent la paix ». Ce danger est évoqué dès les premiers mois de l’année 1935 dans les périodiques communistes, que ce soit l’organe du P.C.F., Les Cahiers du Bolchevisme ou la revue du Komintern, La Correspondance internationale.
Préoccupation que Nizan assènera le 10 décembre avec une fermeté alarmante :
« Les auteurs de la proposition ont, paraît-il, la conviction qu’elle est acceptable pour le Duce tout en pensant peut-être qu’il ne l’acceptera pas.
S’il l’accepte, on saura désormais dans le monde qu’il n’existe rien qui puisse paralyser un agresseur, que les jeux diplomatiques n’ont finalement pour but que de récompenser l’agression.
Les futurs agresseurs sauront retenir la leçon. »
Avec une constante énergie, le journaliste affirmera que les événements d’Ethiopie induiront ce qui pourra s’effectuer ensuite sous d'autres latitudes. Le 19 février 1936, il indiquera :
« Il faut agir, et promptement. L’un des meilleurs moyens de persuader l’Allemagne hitlérienne qu’elle aurait peu de profits à retirer d’une agression, consiste justement à agir fermement contre l’agresseur de Rome. »
Précisant, en ce même mois de février 1936, que « […] Mussolini prophétise au monde la contagion de sa guerre ».
Mentionnons, en outre, que Nizan se saisit de la thématique de « Défense de la culture » de l’Internationale Communiste pour établir un rapprochement entre Mussolini et Hitler. Le 25 avril 1936, il martèle :
« Le fascisme est l'écrasement de la culture, le pouvoir qui brûle les livres, chasse les savants, emprisonne les écrivains. Le fascisme est la guerre : il l’a fait en Afrique, il la prépare en Europe. »
L'analyse scrupuleuse du journaliste alliée à l'indignation peut alors permettre l'apparition d'aphorismes aux échos pérennes ; ici, le 7 mars 1936 : « Ce n’est pas sa fermeté, mais sa faiblesse qui peut perdre la Société des Nations ».
Nizan réaffirme la nécessité d’une politique de fermeté qui se conduise en cohérence avec ce qu’elle dit porter. Ses articles rappellent alors, de temps à autres et sans surprise, que le seul pays qui « […] aura donné dans toute cette affaire l’exemple de la fidélité à la paix […] », c’est l’U.R.S.S. ; appelant, avec elle, à une « organisation collective de la paix » :
« Une fois de plus la volonté évidente des puissances occidentales de ne pas s’engager totalement dans la voie d’une organisation collective de la paix qui n’exclurait personne, aboutit à des marchandages séparés qui n’ont tous pour conséquence qu’une aggravation mondiale des périls qui menacent la paix. »
La bipolarisation créée par le conflit italo-éthiopien s’exprime : la lutte qui se mène actuellement, celle de la paix contre la guerre, est celle du communisme contre le fascisme. Comme le proclame avec force militante le journaliste : « Les hommes de la guerre ne sont pas dans nos rangs, ils sont dans les rangs de nos adversaires […] ». L’U.R.S.S. serait donc le seul rempart contre la guerre, puisqu’elle est éminemment le pays de la Paix…
Toutefois, Nizan ne fut pas uniquement le zélateur orthodoxe de l’U.R.S.S., et, on l’aura compris, concentra nombre de ses papiers sur la perversion du lexique, la politique de la S.D.N. et le danger d’une guerre mondiale. Il put, également, s’inquiéter du sort des populations civiles éthiopiennes. Ce, notamment dans son article de décembre 1935 paru dans Vendredi, et intitulé « Sur le bombardement de Dessié ». Article où il pointait avec sarcasme l’explication des non-réactions face à cette agression :
« Il n’est pas facile d’émouvoir la France. De faire parler ceux qui ne sont point associés aux gens des Ligues, aux exportateurs de cuivre, aux négociants marseillais.
La France se soulève moins puissamment pour les Éthiopiens que pour les Boers. »
Les troupes italiennes entreront dans Addis-Abeba, la capitale éthiopienne, en mai 1936. Nizan n’aura eu de cesse de « se soulever » pour l’Ethiopie, et d’alerter sur les dangers d’une guerre mondiale, compte tenu de la prime laissée à l’agresseur. Par solidarité avec ce petit pays, par antifascisme, mais aussi parce qu’il était persuadé, comme il l’énonce dans une formule magistrale en péroraison de son article du 14 octobre 1935, que nous étions entrés dans « le temps des incendies ».
Sur ce point-là, force est de constater que l’Histoire n’a pu que lui donner raison.
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Anne Mathieu est maîtresse de conférences habilitée à diriger des recherches à l’université de Lorraine, à Nancy. Elle a publié et postfacé en 2014 le deuxième volume de son édition critique des articles de Paul Nizan : Du conflit italo-éthiopien à la victoire du front populaire espagnol (30 juin 1935-18 juillet 1936), Articles littéraires et politiques, vol. II (Le Cherche Midi).
Elle dirige la revue Aden et le site internet Reportersetcie, au sujet des intelllectuels-journalistes antifascistes français et étrangers pendant la guerre d’Espagne. Elle a terminé un ouvrage sur ce même sujet, à paraître prochainement.