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24 juin 1948 : le Blocus de Berlin, ou les débuts de la Guerre froide

le par - modifié le 23/06/2024
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Après avoir présenté la naissance de la République Démocratique Allemande (RDA) en octobre 1949, notre série remonte maintenant dans le temps pour comprendre les processus qui y ont conduit : les débuts même de la Guerre froide.

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En 1948, trois ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la presse française suit avec intérêt ce qui ressemble de plus en plus à une confrontation entre l’Ouest et l’Est. Parmi ces événements, le « Blocus de Berlin » joue un rôle déterminant ; il marque le véritable début de ce que l’on nommera la « Guerre froide ».

L’Aube commente cette opposition en se demandant :

« Les Russes veulent-ils obtenir par “étranglement” l’évacuation des secteurs de Berlin ? »

Depuis les premiers mois de 1948 en effet, les Soviétiques implantés à Berlin – divisée en quatre secteurs administrés par les puissances occupantes – bloquent les voies de transport entre les zones occupées par les Alliés de l’Ouest et Berlin. Ces routes et voies ferrées, censées garantir l’approvisionnement des garnisons des Alliés comme de la population civile, sont ainsi frappées de contrôles administratifs arbitraires. Au mois de janvier, on arrête par exemple un train en direction de la zone britannique ; 120 Allemands sont sommés de rentrer à Berlin, les autres ont le droit de continuer – après une attente de onze heures. Les voies navigables sont également touchées.

Mais depuis le 1er avril 1948, les inspections de l’armée rouge sont à nouveau renforcées : le personnel américain est contrôlé dans le secteur russe, les transports de marchandises quittant Berlin par chemin de fer ne sont plus autorisés sans visas soviétiques, des trains de voyageurs sont interrompus. L’URSS franchit la ligne : elle ne respecte plus le consensus visant à ne pas remettre en question la présence des Alliés dans Berlin ni d’interférer dans les affaires des autres secteurs occupés.

L’Aube cite l’argument de la Pravda, l’organe de presse soviétique : l’Union soviétique aurait déjà considéré le démembrement de l’Allemagne comme un « fait accompli ». En réalité, la conférence de Londres (qui eut lieu en mars), où les Soviétiques n’étaient pas invités, ne portait pas seulement sur le Plan Marshall à venir, mais également sur la création d’une « Trizone » en Allemagne de l’Ouest, c’est-à-dire d’un État pleinement intégré au système politique et économique de l’Ouest : la future Allemagne de l’Ouest (RFA).

En revanche, la justification présentée comme une rumeur et citée dans l’article de L’Aube (plus bas) marque le début d’une propagande soviétique particulière : on aurait bloqué les accès à Berlin afin de « défendre les intérêts de cette pauvre Allemagne en mettant fin au “pillage” de l’équipement industriel allemand auquel se livreraient les Alliés occidentaux. » Compte tenu des abus auxquels se livrent les Soviétiques dans leur zone d’occupation au même moment, l’argument est peu convaincant.

La réaction des Américains, Anglais et Français à Berlin est évoquée à la fin de l’article :

Sous la direction du gouverneur militaire américain Lucius D. Clay, on décide d’assurer l’approvisionnement des garnisons américaine et anglaise via les couloirs aériens, seuls accès garantis à la ville de Berlin. Les Français s’en abstiennent. Officiellement, le général Clay déclare « attendre la réaction russe » vis-à-vis des protestations déposées par les Occidentaux à Moscou.

Le 2 avril, une action est lancée : les Américains et les Britanniques font venir par avion quelque 200 tonnes d’alimentation pour leurs garnisons. Ce moment marque le début de la première période importante de la Guerre froide : le Blocus de Berlin et son « Grand pont aérien », qui débutera le 24 juin 1948 et se terminera le 12 mai 1949.

Le journal communiste Ce Soir décrit la situation en ces termes :

« Situation critique à Berlin. »

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En réponse, le 23 juin avant minuit, l’approvisionnement en électricité est coupé par  les Soviétiques – plusieurs centrales électriques importantes se trouvant dans leur secteur. Le courant ne fonctionnera dans les mois à venir qu’alternativement.

Le 24 juin, la circulation des trains entre Berlin et les zones contrôlées par l’Ouest est également stoppée. Il en va de même pour les autres accès entre l’Ouest et Berlin : routes, fleuves, canaux.

Dans cette situation, Berlin dans son entier se retrouve à la merci des décisions soviétiques. Pour justifier ce procédé, on évoque des « difficultés techniques ». Il ne s’agit bien sûr que d’un prétexte, comme le montre indirectement Ce Soir en citant la Tägliche Rundschau, le journal allemand porte-parole de Moscou, qui conteste tout droit aux Alliés  occidentaux de rester dans Berlin :

L’administration soviétique répond dans le même temps à la réforme monétaire mise en vigueur dans les zones alliées, et évoquée à la fin de l’article de Ce Soir. Le lien étroit entre cette réforme monétaire et le blocus est évident : le 23 juin, les députés de la ville de Berlin se sont rassemblés et ont réclamé l’admission du « Deutsche (West-) Mark » dans les secteurs occidentaux Berlinois.

Évidemment, le fait que « l’Ost-Mark » soit également admis dans les secteurs américain, britannique et français – argument souligné par Ce Soir – n’est pas une victoire pour l’URSS (comme l’annonce le journal) mais bien une défaite, si l'on prend en compte les valeurs des cours au marché noir :

« Le cours actuel est d’environ vingt marks de l’Est pour un mark de l’Ouest. »

L’administration soviétique cherche à palier ce camouflet en déclenchant dans la nuit même le Blocus de Berlin.

La réaction des Alliés de l’Ouest ne se fait pas attendre, et aura pour nom « le Pont aérien de Berlin » – die Berliner Luftbrücke. Lucius D. Clay insiste pour rester sur place et ne pas céder aux exigences soviétiques. Dès le 24 juin, on peut observer une activité militaire plus intense dans le secteur américain et, en même temps, une augmentation considérable du trafic à l’aéroport de Tempelhof. Le 26 juin, les Américains et les Britanniques font venir par avion leur approvisionnement en alimentation et combustibles via trois couloirs aériens qui, seuls, leur assurent un accès à Berlin.

2,1 million de Berlinois sont alors frappés par le blocus. Les rotations des avions sont de plus en plus fréquentes aux aéroports de Tempelhof et  de Gatow. Contrairement au « Petit pont aérien » du mois d’avril, l’administration française participe désormais à l’exercice, quoique dans une moindre mesure – et lorsqu’il s’avèrera urgent d’ouvrir l’accès à un troisième aéroport afin de subvenir pleinement aux besoins de la population berlinoise, c’est vers Tegel, sous commandement français, que l’on se tournera.

Cet accès à Berlin via le Pont aérien va se poursuivre jusqu’au 30 septembre 1949 ; 2,3 millions de tonnes de nourriture et de matières premières seront ainsi livrées à la population berlinoise. Le bilan sera double : les Américains auront manifesté à l’Union soviétique leur puissance d’action et leur capacité d’organisation. Mais aussi, dans un premier temps perçus par les Allemands comme des « occupants », ils auront réussi à devenir leurs « amis » – une condition essentielle pour leur future intégration dans le système politique et économique de l’Ouest.

Portrait du général américain Lucius D. Clay - source : WikiCommons
Portrait du général américain Lucius D. Clay - source : WikiCommons

L’URSS ne réagit cependant pas seulement en bloquant l’accès à Berlin, mais également par la diplomatie. Au début du blocus, plusieurs propositions soviétiques sont ainsi adoptées à la Conférence de Varsovie des 23 et 24 juin 1948. Il s’agit d’une réponse point par point aux décisions prises lors de la Conférence de Londres par les Alliés de l’Ouest, considérée comme la plus importante de l’Après-Guerre, et à laquelle l’Union soviétique n’était pas conviée. Les six participants – États-Unis, Grande-Bretagne, France, Belgique, Pays-Bas et Luxembourg – y ont convenu des points suivants : constitution de la Trizone, adoption du Plan Marshall, réforme monétaire.

Sous le titre « Offre solennelle des “Huit” pour la solution pacifique du problème allemand », Ce Soir, le 26 juin 1948, publie et analyse les propositions avancées lors de cette Conférence de Varsovie, par ceux que l’on nomme les « Huit » : l’URSS, l’Albanie, la Bulgarie, la Yougoslavie, la Pologne, la Roumanie, la Hongrie et la Tchécoslovaquie – le futur « Bloc de l’Est ».

Sous la direction de l’URSS – marquant ainsi clairement sa sphère d’influence politique en Europe de l’Est –, les « Huit » exigent : la démilitarisation complète de l’Allemagne, la contrôle de la Ruhr industrialisée par les quatre Alliés, la constitution d’une Allemagne démocratique, la préparation d’un traité de paix et la réglementation d’aides financières afin que les Allemands soient à même de payer les réparations de guerre.

On distingue ici les buts de l’Union soviétique : obtenir l’unification des quatre zones occupées, former une Allemagne neutre et élargir sa propre sphère d’influence aux régions industrialisées de l’Ouest. Et en ce qui concerne le contrôle (temporaire) de la Ruhrgebiet, l’argument n’est pas seulement économique, mais militaire : en effet, c’est ici que se trouve le terreau pour une remilitarisation de l’Allemagne, qui cette fois  s’effectuerait sous l’égide des Américains et des Britanniques.

Déjà à Londres, la France avait insisté pour établir une commission de surveillance internationale de la Ruhr (ce qui deviendra le « Ruhrstatut »). L’URSS néanmoins va plus loin, comme l’expose Ce Soir :

L’URSS prétend ainsi défendre les intérêts du « peuple allemand » contre ceux des « monopoles capitalistes américains et anglais ». C’est pourquoi elle exige « la remise de l’industrie lourde de la Ruhr entre les mains du peuple allemand ».

La conférence de Varsovie évoque et critique également « le pacte des “5” », un accord militaire conclu en mars 1948 entre la Grande-Bretagne, la France, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg, alors connu sous le nom d’« Union militaire occidentale » ou de « Pacte de Bruxelles », qui est en réalité un premier pas vers l’intégration de l’Europe de l’Ouest dans un système militaire sous l’égide des États-Unis – l’OTAN.

Les exigences de l’URSS n’ont par ailleurs aucune conséquence sur l’unification de la Trizone et la fondation de la RFA. Et cela, d’autant moins que le blocus de Berlin a montré aux Alliés de l’Ouest que le régime communiste était décidé à s’imposer sans tenir compte des risques humanitaires découlant de son action. Et en ce qui concerne la région de la Ruhr, le Ruhrstatut sera bien institutionnalisé en 1949, mais sans que la Russie communiste y soit admise.

Le Blocus de Berlin est accompagné de nombreuses rumeurs politiques, de « fake news » et de propagande. Dans son article « Londres invente un “complot à Berlin” » Ce Soir (7-juillet-1948, p. 1, 3) aborde cette question.

Le journal d’Aragon évoque les rumeurs d’un prétendu complot communiste à visant à encourager des manifestations dans Berlin, dans l’idée de forcer les Alliés de l’Ouest à quitter la ville – et la laisser à la seule main de l’administration soviétique. Un porte-parole de l’ambassade britannique en France aurait dévoilé cette machination. Comme le dit Ce Soir à juste titre, il s’agit là d’un « rocambolesque feuilleton ». Comment les troupes russes auraient-elles pu arrêter le personnel allié, réunir et cacher toutes ces personnes puis les expulser sans risquer un conflit militaire ouvert ? Il va sans dire que le document « Instructions secrètes aux cellules communistes de Berlin » n’a jamais existé.

Et la presse, bien entendu, joue un rôle central dans la propagation de ces fake news. Dans ce cas-là, c’est le journal de droite Le Figaro qui a divulgué l’information et nommé en tant que signataire le « Secrétariat général du Parti communiste allemand ». Sauf qu’il s’agit là d’une erreur grossière, car comme le remarque Ce Soir, depuis 1946 les partis communiste et social-démocrate du secteur de Berlin sont unis sous un autre nom, celui de « Parti socialiste unifié allemand ».

Ce Soir en profite aussi pour revenir sur « le Plan M », qui aurait servi de modèle au prétendu complot de Berlin :

En réalité, il s’agit du « Protocole M » de janvier 1948 contenant les grandes lignes d’une soi-disant machination russe visant à s’emparer de la région de la Ruhr. Cette rumeur, elle aussi vraisemblablement mise en circulation par Londres, fut plus tard nourrie par plusieurs grèves dans la région. L’authenticité du Protocole M fut pourtant par la suite officiellement démentie.

Pourquoi ces rumeurs et fake news ont-elles pu se faire leur place dans la presse ? Tout d’abord, parce que tout n’y est pas faux : à Berlin en effet, on a pu observer des tumultes provoqués par des sympathisants du Parti socialiste unifié, notamment à la suite du rassemblement des députés berlinois ayant décidé d’introduire le « Deutsche (West-) Mark », en concurrence avec l’« Ost-Mark », dans les secteurs occidentaux. Des troubles semblables se répéteront au mois de septembre 1948. Mais on ne peut bien entendu pas parler de « complot ».

De même, la célébration du Blocus et du Pont aérien de Berlin par les Alliés de l’Ouest suit un certaine trame narrative. On a « dramatisé » la situation : à dire vrai, Berlin ne fut pas à ce point coupée du monde. Dans la presse occidentale, on semble oublier que l’administration soviétique a également importé – et ce, dès le début du Blocus – nourriture et matières premières dans les secteurs occidentaux : on estime ces arrivages à quelque 500 000 tonnes (contre 2,3 millions de tonnes certes par les Alliés de l’Ouest). Mais, et il faut insister sur ce point, ces ravitaillements étaient toujours ponctionnés sur ceux du secteur occupé par les troupes soviétiques, aux dépens d’une population qui subissait déjà diverses privations.

On peut donc dire que l’URSS s’est seulement borné à suivre son agenda politique, à savoir forcer les Alliés de l’Ouest à accepter une Allemagne unie et militairement neutre, ou les contraindre à quitter Berlin. Et les conséquences humanitaires désastreuses induites par le Blocus n’ont jamais impacté ce choix.

Rita Aldenhoff-Hübinger est historienne. Elle enseigne à l’université européenne de Viadrina, à Francfort.

Pour en savoir plus :

Matthias Bath, Die Berlin-Blockade 1948/49. Stalins Griff nach der deutschen Hauptstadt und der Freiheitskampf Berlins, Neuhaus Verlag, Berlin, 2018

Wolfgang Benz, « Berlin – auf dem Weg zur geteilten Stadt »

Corine Defrance, Bettina Greiner, Ulrich Pfeil (Herausgeber), Die Berliner Luftbrücke. Erinnerungsort des Kalten Krieges, Ch. Links Verlag, Berlin, 2018

Helga Grebing (dir.), Lehrstücke in Solidarität. Briefe und Biographien deutscher Sozialisten 1945 – 1949, Berlin, De Gruyter, 2015

Ulrich Herbert, Geschichte Deutschlands im 20. Jahrhundert, p. 589–601, Verlag C. H. Beck, München, 2014