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La guerre pour un « grenier à blé » : l’Ukraine

le par - modifié le 04/10/2022
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A l’issue de la Première Guerre mondiale et tandis que la Russie est en proie à la guerre civile, la France découvre un pays : l’Ukraine. Le territoire est alors le lieu d’âpres négociations et de combats, l’Allemagne comme le pouvoir bolchevique espérant récolter les fruits de son « sol fertile ».

Les premiers articles évoquant « le grenier à blé de la Russie » dans la presse française datent a priori des débuts de la IIIe République. On évoque alors les terres fertiles de la Russie méridionale où pourtant les paysans souffrent de la faim (La République, 9 novembre 1873). Pour autant, on ne parle pas vraiment de l'Ukraine, mais plutôt de la « région de la Volga ».

Du grenier à blé de la Russie, à l’Ukraine, grenier à blé de la Russie et du monde

C'est avec la Première Guerre mondiale que le blé ukrainien devient un enjeu primordial, disputé par les belligérants et considéré comme stratégique pour la suite du conflit. En effet, en dépit de l'entrée en guerre de la Roumanie aux côtés de l'Empire russe en 1916, et après une série de victoires, le renfort de nouvelles divisions allemandes en appui à leur allié austro-hongrois (187 divisions déployées en janvier 1917 contre 131 contre la France) va renverser la situation à l'Est de l'Europe en guerre. L'Empire tsariste est alors menacé.

A la fin de l'année 1916, Le Petit Provençal reprend les propos du socialiste Gustave Hervé dans La Victoire qui proteste contre le « pacifisme bêlant » des socialistes français qui refusent « de se battre pour donner Constantinople à la Russie ». Selon Hervé, ne pas soutenir l'empire russe, c'est voir se profiler une paix séparée. Et dans ce cas :

« Le gouvernement russe qui sait ce que signifie l'internationalisation d'un détroit, qui sait parfaitement qu’en cas d’une nouvelle guerre européenne on l'aurait vite rebouché dans sa mer Noire, le gouvernement russe aurait répondu :

‘Dans ce cas, je vais faire la paix séparée. Vous reprendrez tout seuls votre Alsace-Lorraine, si vous le pouvez. Vous délivrerez tout seuls votre territoire.’

Et les quatre millions d’Austro-Boches à qui les Russes donnent de l’occupation sur leur front, tranquilles du côté de la Russie, seraient venus se jeter sur nous. Et les Austro-Boches qui commencent sérieusement à crever de faim se seraient ravitaillés à gogo dans l’immense grenier à blé qu’est la Russie. »

Ces propos sont repris par le général Malleterre dans La France militaire, le 14 janvier 1917 évoquant la stratégie possible des puissances centrales. En « continuant leur marche sur la Bessarabie, Odessa et Kiev », « la manœuvre du Sud mettrait dans les mains des Impériaux les riches greniers à blé de la Russie méridionale et conjurerait la famine imminente. »

Si on ne peut pas parler de véritable famine, le blocus mis en place par les puissances de l'Entente provoque en effet un manque de nourriture qui touche fortement les populations civiles dès 1915, causant, en 1917, une épidémie de maladies (scorbut, dysenterie, tuberculose). On estime au total, à plus de 750 000 le nombre de civils allemands morts de sous-alimentation pendant ou juste après la guerre (le blocus est maintenu après l'armistice).

Avec la percée austro-allemande à la fin de l'hiver 1916-1917, La Revue revient précisément sur ce qu'on appelle « le grenier à blé de la Russie », expliquant au préalable que « la nécessité vitale pour les Empires centraux d'assurer  leur approvisionnement en céréales » est l'une des causes des « événements de Roumanie ».

« Dans les conjonctures actuelles, il n’est donc pas indifférent de rappeler en quoi consiste ce grenier à blé de la Russie et même d’une grande partie de l’Europe.

C’est ce qu’on nomme la ‘région de la terre noire’, d’autant plus intéressante qu’elle n’a point sa pareille dans les pays de l’Europe occidentale, sauf peut-être dans quelques provinces de la Hongrie et que les propriétés caractéristiques du sol recouvrant cette contrée, le tchernozème, réputé si fertile, soulèvent toute une série de questions et nous posât souvent des problème que la science n’a pas encore suffisamment élucidés. »

Et, selon La Revue, « les régions russes de Bessarabie, de Podolie, de Kiew et d’Odessa surexcitent particulièrement les appétits austro-allemands.»

Mais l'approvisionnement n'est pas seulement vital pour les empires centraux. La Russie elle aussi a besoin de son blé pour nourrir sa population, en particulier dans les villes. La dégradation de la situation économique et sociale fait naître en février-mars une situation révolutionnaire qui profite aux nationalités de l'Empire russe.

À la faveur de la révolution de février, une Rada ukrainienne (l'assemblée se réunit à Kiev) apparaît (4/17 mars). Elle proclame d'abord l'autonomie de l'Ukraine le 10 juin 1917, puis, à la suite des événements d'Octobre, l'indépendance d'une République démocratique et populaire (le 7/20 novembre), immédiatement reconnue par la France et le Royaume-Uni (indépendance confirmée en janvier 1918). En réaction, les bolcheviks installent à Kharkov (Kharkiv) un gouvernement de la République socialiste soviétique ukrainienne. Le « grenier à blé de la Russie » devient alors de plus en plus ukrainien.

La menace liée à cette guerre civile va en effet jeter la Rada dans les bras des empires centraux, au grand dépit des puissances de l'Entente.

Dans un article sur la situation internationale du 17 décembre 1917, L'Echo d'Alger évoque l'importance du blé et de l'Ukraine pour les bolcheviks. Selon le journaliste Fortis :

« La ligne de conduite adoptée par l'Ukraine, ce grenier à blé de la Russie, est tout à fait significative.

En donnant son plein appui à Kaledine [l'ataman des cosaques du Don] et à Korniloff [le général tsariste qui a mis en place une armée de volontaires], celle-ci complique de la plus effrayante façon le gros péril auquel Lénine et Trotsky ont à faire face : celui du manque de ravitaillement ; et lorsqu'on voit les soldats piller systématiquement les caves, on peut être assuré que c'est la faim qui les jette ainsi dans l'ivrognerie et le vol. »

Le 23 décembre 1917, L'Information financière, économique et politique réagit à la première déclaration d'indépendance de la Rada ukrainienne (7/20 novembre). Le journal se désespère qu'après la révolution de février 1917, le parti constitutionnel démocrate (les « cadets ») aient repris la politique centraliste du tsar et que l'ancien chef du gouvernement provisoire, Alexandre Kerenski, n'ait jamais eu de politique claire vis-à-vis de la Rada, poussant ainsi les Ukrainiens « vers la voie du séparatisme ». Revenant en fait sur « Les journées de l'émeute russe », ces lettres datées de novembre de l'envoyé spécial du journal à Petrograd expliquent :

« Depuis le début de la Révolution au mois de mars, je ne cesse de faire tous mes efforts pour tâcher de faire comprendre au public français l’importance de cette question ukrainienne, importance capitale puisque tout le front russe de Brest Litovsk à la frontière roumaine est un front ukrainien et puisque l’Ukraine est le grenier à blé qui nourrit non seulement le front mais encore une grande partie de la population civile de toute la Russie. »

La paix et l’Ukraine

Dans les pourparlers qui s'ouvrent entre les Ukrainiens et les Allemands d'un côté, les Bolcheviks et les Allemands de l'autre, la question des greniers à blé est donc centrale. Le 13 janvier 1918, le général Malleterre, dans La France Militaire, pense que les divisions allemandes resteront massivement sur le front russe, tant que le front ne sera pas percé. Il s'inquiète :

« Oui, l’Allemagne et l’Autriche ont faim ! comme le disait, ces jours derniers, un article du Vorwaerts je crois. Et voilà en quoi les palabres de Brest Litovsk peuvent être inquiétants.

La crise alimentaire ne peut être conjurée, dans les empires centraux, que si la Russie ouvre ses greniers à blé et ses ressources immenses au ravitaillement de ses anciens adversaires. Or, ceci ne peut avoir lieu qu’après le dégel du printemps, c’est-à-dire en avril et mai. Pour le moment, l’hiver barre les communications et les offensives. En outre, même à l’époque favorable, les transports seront raréfiés par l'usure des wagons et des locomotives.

Mais il n’y a pas de doute que, si l’Allemagne obtenait la liberté d'action en Russie par une paix séparée, elle ferait tout l'effort possible pour assurer une exploitation partielle du territoire au cours de l’été de 1918. Et, ainsi, elle pourrait continuer la lutte. »

Même son de cloche, sous la plume de Gustave Hervé dans La Victoire, repris le 11 février par plusieurs journaux (La France, ou Le Siècle) :

« L'Ukraine, c’est le grenier à blé de la Russie, un grenier qui doit être assez peu garni, mais en semant les blés en mars, la récolte, en août prochain, aidera l'Allemagne et l’Autriche à lutter contre la famine qui les menace. »

Dans un article du 14 février sur « La paix de l'Ukraine », L'Union libérale reprend tout le tableau, en évoquant aussi les problèmes liés à la constitution des stocks, à la rareté des voies de communication et donc à l'acheminement des céréales dans les ports en temps de guerre.

Le 23 janvier, alors que les mauvaises nouvelles du rapprochement germano-ukrainien arrivaient en France, Maurice de Waleffe dans Le Siècle et L'Action annonçait déjà, dans un article intitulé « La Trahison du grenier », que « la voie est libre désormais entre Berlin et Odessa ». Selon de Waleffe, la première répercussion grave de la révolution russe est que l'Allemagne allait désormais pouvoir se ravitailler, en annihilant les effets du blocus allié. Selon le journaliste et écrivain d'origine belge, il y aurait désormais deux Russies :

« La Russie métaphysique qui s’agite dans les brouillards glacés de la Neva, où Lénine nous a donné hier la comédie de l'ouverture d'un Parlement sous le Roi Ubu.

Puis la Russie réaliste et grasse de Kiew et d’Odessa, la Russie grenier de l’Europe : après avoir nourri Pétrograde et Moscou, il lui restait encore assez de blé pour alimenter toute la Méditerranée. C’est la Russie du grain, du bétail et du pétrole.

C’est celle-ci qui, costumée en république d’Ukraine – costume fait sur mesure par les tailleurs politiques de Berlin, depuis quelque cinquante ans – vient de bâcler en huit jours sa paix économique avec Berlin. »

Le Figaro, dans un long article intitulé « La bataille du grenier » évoque lui aussi ce qui se joue dans ses négociations :

« Le drame russe a une fois de plus évolué, pareil encore en cela au drame shakespearien qui ne connaît pas de règle, avec un fracas de tonnerre, à travers l'utopie et le crime, les nuées et le marais.

La bataille, politique, diplomatique, stratégique, est aujourd'hui pour l'Ukraine, pour le grenier à blé. »

Pour Polybe (le nom de plume de Joseph Reinach depuis l'Affaire Dreyfus), pour qui l'Ukraine indépendante est « une invention de l'Autriche et d'une Société d'histoire, ou de propagande » :

« L'Ukraine (du russe Oukrania, frontière), c'est la marche sud-ouest de la Russie. Qui dit ‘marche’, dit pays d'invasion.

Mongols et Tatars, Polonais et Turcs, se sont disputé pendant des siècles ce champ de froment. La dispute recommence. A qui l'Ukraine ? »

C'est seulement le 9 février 1918, dans une course contre la montre entre la République populaire d'Ukraine et le gouvernement bolchevik, que le pouvoir ukrainien signe le premier à Brest-Litovsk son traité de paix avec les empires centraux. Trotsky, présent sur place, s'est jusqu'au bout efforcé d'empêcher sa conclusion. En vain !

Aussi, un article du journal communiste Izvestia (que cite Edmond Théry dans un article de L’Economiste européen du 24 mai 1918), annonce que « cet accord sera déchiré par les véritables maîtres de la terre ukrainienne. » Le journal bolchevik proteste et affirme :

« La Rada ne peut pas donner de blé parce que les provinces productrices de blé ne sont pas entre ses mains et que les chemins de fer sont au pouvoir des troupes du Soviet.

Les ouvriers et les paysans de l’Ukraine sont solidaires des ouvriers et des paysans de la Russie. Ils reconnaissent l'autorité du Conseil des Commissaires du peuple de la République fédérative et ne permettront pas qu’on trahisse les intérêts des masses laborieuses. »

Pourtant, pour Maurice Schwob dans Le Phare de La Loire (17 février 1918), « l'Allemagne a donc acheté l'Ukraine. » pour sa route, pour son fer et son charbon, pour son grenier à blé. Un propos d'une teneur qu'on retrouve en mars, dans des articles du Journal du Cher, ou de la Gazette de Biarritz et de Bayonne...

Occupation allemande et guerre civile

En réalité, en mai 1918, toujours dans son article pour L’Économiste européen sur « Les événements de l'Ukraine », Edmond Théry montre que la situation est bien plus complexe. Si les Allemands ont cherché immédiatement à mettre la main sur les grains, « ces stocks étaient bien loin d'avoir l'importance qu’on leur supposait et en outre, les paysans qui les détenaient refusaient de les vendre à n’importe quel prix. »

« Les paysans ukrainiens ont, en effet, peur de la famine parce que la politique des socialistes et des maximalistes a complètement désorganisé la production agricole dans tous les gouvernements de la Russie d’Europe, y compris ceux qui composent aujourd’hui la République du peuple de l’Ukraine. »

Le journaliste en profite pour dénoncer les politiques agraires menées d'abord par Kerenski puis, surtout, par les Soviets, qui ont démantelé les grandes propriétés foncières :

« Or, presque toutes les céréales russes destinées à l’exportation provenaient de la grande propriété, et on s’explique pourquoi en Ukraine, où les grandes propriétés sont si nombreuses, la moitié au moins des terres ne sont plus cultivées. »

A cette date les Allemands, qui occupent la majeure partie de l'Ukraine depuis le mois de mars, en soutenant le coup d'Etat de l’hetman Pavlo Skoropadsky (29 avril 1918), ont participé à mettre un terme à la République populaire d'Ukraine, au profit d'un État ukrainien qu'ils contrôlent.

Mais effectivement, le bilan de la situation au mois d'août se révèle moins profitable que ne l'espéraient les puissances centrales. Dans son article du Temps intitulé « Visions d'avenir » qui exalte le sentiment patriotique, Lucien Delabrousse commence par ses mots :

« Après avoir vécu de longs mois ayant sous les yeux le mirage des greniers à blés de la Roumanie et de l’Ukraine, les Allemands voient, désillusion cruelle, leur ration journalière de pain de plus en plus réduite. »

A l'automne 1918, alors que l'hetmanat bat de l'aile et que la défaite des puissances centrales se profile, Le Pêle-Mêle revient sur la situation de l'Ukraine, cette « Petite Russie » dont il considère comme inéluctable l'indépendance. Le journal pointe alors du doigt la déception allemande :

« Si l'Ukraine nous a causé quelque dépit par sa paix imprudente avec les empires centraux, il est de toute évidence que les Allemands, en fin de compte, ont été plus encore déçus que nous.

Ils ne voyaient dans l'Ukraine qu'un immense grenier à blé, que de vastes entrepôts où ils n'auraient qu'à réquisitionner tous les produits nécessaires à leur alimentation.

Les choses ne se sont point passées de la sorte, parce que les Ukrainiens ont, de tout temps, eu mauvais caractère. Ils sont un peuple très épris d'indépendance. Ils l'ont prouvé dans l'histoire en se révoltant continuellement contre les Russes. »

En fait, plus qu'une Ukraine unie pour son indépendance, c'est alors un territoire déchiré par la guerre civile, marqué par des pillages, des pogroms, où s'affrontent des corps francs allemands, des troupes tsaristes débandées, les anarchistes de Nestor Makhno, et d'autres factions ukrainiennes, certaines pro-alliées, d'autres pro-allemandes, les dernières pro-bolcheviques.

Aussi, après la victoire de l'Entente, au moment des négociations des conférences de paix, est-il difficile de savoir si « l'État particulier ukrainien » va subsister (Louis Bresse, « Tribune libre. Les Ruthènes et l'Ukraine », via Le Siècle et Le Rappel, 11 mars 1919).

« Les Rouges », vainqueurs du commandant en chef pro-tsariste de l'Armée des volontaires Anton Dénikine, récupèrent « l'Ukraine et ses greniers à blé » à la fin de l'année 1919 (Le Réveil, 1er décembre 1919). Mais quelques mois plus tard, on assiste à de nouveaux rebondissements : l'avancée des armées polonaises dirigées par le général Pilsudski fait craindre que « cette fertile contrée leur échappe ».

Finalement, en 1921, alors que les Polonais, vainqueurs, n'ont annexé que la partie occidentale de l'Ukraine, la situation est dramatique en Russie comme en Ukraine. Dans un des nombreux articles sur « La Famine russe », Le Progrès de la Côte d'Or reprend les propos du slaviste Paul Boyer qui « raconte que sur les rives du Volga, grenier à blé de la Russie au même titre que l’Ukraine, des milliers et des milliers de paysans fuient chaque jour. »

« On ramasse par centaines les morts sur les chemins de l’exode et les autopsies d’ores et déjà pratiquées ont permis de découvrir dans l’estomac des cadavres, de l’herbe et de la paille, seule nourriture de ces malheureux. »

Cette première famine, où l'aide internationale va être instrumentalisée par le pouvoir bolchevik, n'est pas sans rappeler celle qui surviendra quelques années plus tard dans le Nord du Caucase et en Ukraine :  l'Holodomor des années trente. Mais, en 1932-1933, le pouvoir soviétique sera alors cyniquement capable d'exporter les céréales de ses greniers à blé, tout en laissant les Ukrainiens mourir de faim.

Rachel Mazuy est historienne, chargée de conférences à Science Po et chercheure associée à l’Institut d’histoire du temps présent. Elle travaille notamment sur l'histoire du mouvement ouvrier et les circulations avec la Russie soviétique et l'engagement artistique au XXe siècle.