Il y a 85 ans : l’Anschluss dans « Regards »
Tandis que l’Allemagne nazie annexe l’Autriche, l’hebdomadaire communiste consacre plusieurs articles horrifiés à cet événement ô combien significatif – et croit déjà distinguer, à raison, le destin à court terme de la Tchécoslovaquie.
Le 24 mars 1938, si la Une de Regards proclame « Sauver l’Espagne, c’est défendre nos foyers », un encadré intitulé « Notre tour d’horizon » fournissant des éléments du sommaire nous indique que d’autres sujets préoccupent l’hebdomadaire illustré communiste.
Un « tour d’horizon » qui atteste en effet qu’en ce mois de mars 1938, les tensions internationales sont de plus en plus vives : le danger ne vient plus uniquement du Sud, et donc de l’autre côté des Pyrénées, mais également de l’Est, de cette Europe centrale dont l’un des pays vient de subir un assaut irrémédiable de l’armée hitlérienne.
Après des mois de menaces, Hitler les a mises à exécution. Le 12 mars, son armée est entrée en Autriche. Le 13, l’Anschluss, c’est-à-dire l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne, a été proclamé par le Führer. Toute la presse française a annoncé l’information, l’a analysée, certains journaux s’en sont inquiété, d’autres s’en sont alarmé, d’autres, encore, n’ont rien trouvé à y redire ou s’en sont félicité…
Mais l’information n’a pas occupé le devant de la scène longtemps, vite balayée par d’autres sujets semblant plus pressants et plus fondamentaux.
Détail déterminant, Regards, pourtant habitué à des Unes en prise avec l’actualité, ne s’empare pas du sujet pour en faire sa couverture. À aucun moment, y compris dans les mois qui suivent. Signe d’une ligne éditoriale polarisée sur la question espagnole ainsi qu’à cette époque-là également sur le conflit sino-japonais, et toujours attentive à divers sujets sociaux dont elle ne manque jamais de traiter. Signe, aussi, qu’aucun reporter de Regards n’a été envoyé en Autriche : pour cet hebdomadaire où le reportage revêt une place importante, cette précision est à prendre en compte dans les raisons de la non-mise en avant de l’agression allemande contre l’Autriche.
N'allons pas toutefois laisser penser que Regards n’en traite pas. Il lui a en fait consacré un article de commentaire immédiatement, à savoir dans la semaine qui a suivi l’annexion, dans son numéro du 17 mars. Rien ne peut laisser entrevoir qu’un tel article se trouve dans le numéro, aucune annonce même sibylline n’est effectuée. Mais la double page d’ouverture de l’hebdomadaire consacrée à la rubrique « Regards sur le monde », regroupant dépêches, pastilles et autres photos ou illustrations, cède une page entière à un article intitulé « L’Autriche sous la botte hitlérienne ». Il est signé de l’éminent journaliste de politique étrangère Paul Nizan, qui dirige d’ailleurs cette rubrique au quotidien Ce soir depuis sa création en mars 1937.
En-dessous de l’article publié dans l’édition de Regards du 17 mars, avant le nom de l’auteur, une mention entre parenthèses attire l’œil : 13 mars 1938. Une mention de datation qui, utilisée hors du cadre d’un reportage dont elle est consubstantielle, signifie nécessairement quelque chose. Elle est en effet présente pour indiquer au lecteur que cet article a été écrit « à chaud », le jour de la proclamation de l’Anschluss : elle lui confère ainsi un caractère d’immédiateté, dont Regards a été privé, du fait de sa périodicité hebdomadaire.
Mais cette date possède également une autre origine, non dévoilée au lecteur. Cet article de Nizan est en réalité issu en partie d’un autre article que ce dernier a publié le 13 mars dans Ce soir – en partie, car il a été retravaillé, réduit, et ne délivre pas autant d’informations. Afin de correspondre au mieux à la ligne éditoriale de Regards et au nombre de signes qui lui était dévolu dans ces urgentes circonstances, il restait donc juste à Nizan à effectuer ce travail de réécriture. Pour l’hebdomadaire, la rubrique « Regards sur le monde » était l’une des plus simples à modifier, tout en lui gardant sa cohérence. Quant aux photos présentes dans Regards, si on ne les trouve pas initialement parues dans Ce soir, elles émanent très probablement d’agences auxquelles se fournissent habituellement les périodiques.
« L’Autriche est devenue une province allemande », consigne Nizan en la première phrase de son article dans Regards. La brièveté de cet incipit convient à la situation brutale et définitive à laquelle sont soumis les Autrichiens ; elle retient en outre immédiatement l’attention du lecteur par son constat abrupt et limpide.
Tout comme dans son article originel, Nizan rappelle le fil des événements récents, et admoneste les gouvernements français et anglais :
« […] la France et l’Angleterre, et, avec elles, l’Europe, payent aujourd’hui le prix de cinq ans d’abandon devant les dictatures. »
Notons que, dans Ce soir, le style s’était fait plus accusateur, le rédacteur y qualifiant les cinq ans « de lâcheté et de complicité honteuse ».
Nizan établit, en outre, la longue liste de cet « abandon », martelé dans l’extrait suivant grâce à l’anaphore, laquelle résonne avec une force augmentée grâce à la répétition du terme « agression » :
« Abandon en 1934 après l’assassinat de Dolfuss ; abandon du 7 mars, abandon en 1935 dans l’agression contre l’Ethiopie, abandon en 1936 dans l’agression contre l’Espagne, abandon en 1937 dans l’agression contre la Chine : on ne reprochera pas au Quai d’Orsay et au Foreign Office d’avoir manqué de suite dans les idées. »
Analogies historiques et directement contemporaines se bousculent, traduction édifiante du propos accusateur sans qu’il n’y ait besoin d’accumuler d’autres preuves. À cette liste égrenée telle une litanie désespérante succède une corrélation entre la situation de deux pays, une corrélation exprimée par deux brèves affirmations qui accentuent la gravité de l’argumentation :
« L’Espagne est le front d’attaque de Rome. La Tchécoslovaquie sera le front d’attaque de Berlin. »
Nizan ne quitte pas pour autant de vue son accusation contre les gouvernements français et britannique, et il ajoute :
« Si la situation n’évolue pas rapidement à Paris et à Londres, le tour de la Tchécoslovaquie viendra. »
Car si l’Autriche ne demeure pas longtemps sous les feux de l’actualité, c’est parce que sitôt celle-ci annexée, les commentateurs et autres éditorialistes émettent des préoccupations envers les autres pays d’Europe centrale et de l’Est. Envers, surtout, la Tchécoslovaquie.
Une semaine après, dans le numéro du 24 mars de Regards, deux doubles pages sont ainsi consacrées à « la paix de toute l’Europe menacée ».
Un article signé du militant communiste Henri Chassagne développe « Comment a eu lieu et ce que signifie la mort de l’Autriche ». Désormais le Troisième Reich, y explique-t-il, « enserre la Tchécoslovaquie dans les branches d'une gigantesque tenaille, de la Silésie à la porte de Moravie ».
Son article est suivi d’un autre article de commentaire, signé du journaliste Bertrand Gauthier et intitulé : « Si Hitler attaquait la Tchécoslovaquie… » Les points de suspension ne sont pas ici usités pour dénoter l’expression d’une hypothèse. Ils introduisent l’argumentation de cette fatale « agression », nourrie de l’intérieur par Konrad Henlein, leader nazi des Allemands de Tchécoslovaquie. Car Bertrand Gauthier certifie :
« Après l'Autriche, la Tchécoslovaquie.
On n'a qu'à regarder la carte pour comprendre qu'il ne saurait y avoir de doute à ce sujet.
La plaine à l'Est, le plateau au nord de Vienne déverseront, un de ces quatre matins, si la France ne réagit pas avec toute sa vigueur, en un flot ininterrompu sur la Tchécoslovaquie, les troupes allemandes en même temps que, dans la province des Sudètes, Henlein se proclamera statthalter [gouverneur] de la Bohême par la grâce du Führer. »
Le journaliste de Regards revendique d’autant plus ses certitudes qu’« il y a des gens à Paris qui, même aujourd'hui, même après ce qui s'est passé en Autriche, ne veulent pas croire à l'imminence d'un danger pour la Tchécoslovaquie ». S’ensuit un constat, préfigurant les débats à venir au moment des Accords de Munich en septembre 1938 :
« Il est des journalistes qui nous proposent déjà d'abandonner la Tchécoslovaquie. »
C’est d’ailleurs celle-ci qui s’imposera dans les pages de l’hebdomadaire face à la petite Autriche occupée ; la petite Autriche, déjà, presque oubliée.
Le 26 mai, la Une de Regards, tournant définitivement les yeux vers la Tchécoslovaquie, est consacrée à celle-ci. Autre marqueur de cette préoccupation : c’est à Chim que l’on doit ce cliché de Une, ainsi que le « reportage photographique » en pages intérieures sur « l’aviation tchécoslovaque ».
Chim a quitté un temps les terres espagnoles pour se rendre à l’Est de l’Europe, et, ce que ne révèle pas la rédaction de Regards, il l’a parcourue pour le compte de Ce soir, en compagnie de sa consœure Andrée Viollis. La série s’est intitulée « Cœur d’Europe », et a été publiée du 1er au 12 mai. Les rédactions comme les journalistes ont compris qu’un autre front de la lutte contre le fascisme s’ouvre ; ces journalistes-reporters qui savent déjà que celui de l’Espagne se refermera malheureusement sous peu.
L’Autriche ne serait donc plus qu’un déjà lointain souvenir ? Elle revient dans les pages estivales de l’hebdomadaire, le 4 août, alors que la Une célèbre « La victoire de l’Ebre ».
On ne parvient pourtant pas à estomper le danger grandissant, le danger environnant en provenance de l’Est. La double page de « Regards sur le monde » cède de nouveau la moitié de sa place à un article de commentaire. Bertrand Gauthier y affirme que « La Tchécoslovaquie ne cédera pas ». Plus l’été déroule ses semaines, plus on veut y croire ; encore.
Mais tel un signe d’un espoir vain s’insère ensuite un reportage non signé : « Par les neiges éternelles des Autrichiens ont fui la croix gammée ». Le premier reportage de Regards consacré non pas à l’Autriche proprement dite, mais à l’exil qu’a provoqué l’Anschluss, qu’il continue de provoquer.
Il s’agit même d’une série, constituée de trois reportages qui paraîtront sur trois semaines, une série nourrie de photos prises très certainement par l’auteur. Reportage non signé, ou tout du moins d’un « X… », mais qui émane d’un journaliste autrichien qui a mené une « enquête » sur le chemin de l’exil de ces ressortissants autrichiens. C’est l’exorde du premier reportage qui nous renseigne sur son auteur anonyme et ses motivations :
« Je ne suis pas un évadé.
Je suis un journaliste autrichien qui, se trouvant à l'étranger lors de l'entrée des troupes allemandes à Vienne, n'a pas jugé utile de rentrer dans son pays – voilà tout.
Exilé volontaire, je partage aujourd'hui le sort de plus de 20.000 de mes compatriotes. C'est leur histoire, non la mienne, que je voudrais écrire un jour, si je m'en sens la force, car c'est l'une des plus poignantes épopées de ce siècle.
Certes, tous ne sont point des héros. Et si peu d'entre eux ont eu ma chance, beaucoup – la majorité, sans doute – ont pu passer la frontière librement, au lendemain du 12 mars. Mais d'autres – et c'est de ceux-là que je veux parler dès à présent – les plus menacés, les plus courageux, ceux que l'excès même des périls forçait à l'audace – ont conquis de haute lutte le droit de vivre en hommes libres hors de leur patrie envahie. »
Ce monsieur « X… » relate l’histoire de ces « centres touristiques des Alpes Rhétiques autrichiennes [qui] connurent un redoublement d'activité. Par centaines, de nouveaux adeptes de l'alpinisme faisaient leur apparition dans les villages frontière […] ». Puis comment, « avertis de la nature exacte de ce mouvement touristique », les nazis mirent tout en place pour arrêter les « réfugiés », dont certains « achevèrent leur aventure dans le camp de concentration de Dachau ».
C’est l’admiration du reporter qui gouverne ces trois reportages, l’admiration pour ces hommes et ces femmes, pour ces vieillards et ces enfants qui, coûte que coûte, ont pris le chemin de l’exil. Le journaliste autrichien les a observés, les a « vus arriver par petits groupes, harassés, estropiés, à demi-morts, mais libres… ». Il les a, aussi, interviewés, et ce sont des paroles poignantes qu’il donne à lire au lecteur.
« Ils ont fui l'humiliation et la haine, les petites persécutions quotidiennes, et les tortures raffinées, et la mort, qui n'est pas toujours la pire des choses », souligne-t-il dans son premier reportage. Quand la mort est préférable à la vie, le maigre filet d’espoir ne réside que dans l’exil.
Quelques mois après les décrets-lois Daladier, cette phrase au hasard d’un reportage sur des réfugiés autrichiens pèse d’un poids politique plus lourd que la façade de récit d’aventure que pourrait sembler offrir ce reportage. Un réquisitoire contre le nazisme, contre l’Anschluss ; contre, aussi, la France de Daladier.