Souvenirs médiatiques de Dien Bien Phu, 70 ans après
Le 7 mai 1954, l’armée française est défaite à Dien Bien Phu. Il y a 70 ans… Cet anniversaire signifie que les articles publiés au moment de l’événement sont bientôt disponibles sur RetroNews. Pour une historienne des medias, c’est l’occasion de s’interroger sur les méthodes d’enquête et de recherche autour d’un moment marquant pour l’opinion publique.
Autour de la bataille de Dien Bien Phu, les médias ont participé à la construction d’une dramaturgie, à l’écriture d’un récit… et l’événement lui-même a marqué la mémoire nationale bien au-delà de son impact dans l’histoire politique de notre pays. Qu’est-ce que les collections numérisées de presse nous permettent de dire, 70 ans après l’événement, de la médiatisation de la bataille de Dien Bien Phu ?
Une numérisation massive permet d’aller au-delà des travaux déjà menés sur les enjeux ou la visibilité du conflit dans les grands médias. On espère pouvoir cerner un peu plus la diffusion à bas bruit des informations et surtout des représentations d’un événement fondateur de l’histoire des médias au second XXe siècle. Il s’agit également de tenter d’aborder un angle trop souvent négligé de l’histoire des médias, celui de la réception, en touchant par l’examen de données massives dans quelle « ambiance médiatique » baignaient les Français de 1954, et comment les journaux s’infiltraient dans leur quotidien.
Pour évaluer l’importance des articles que nous allons rencontrer, il convient de commencer par présenter le paysage de la presse française en 1954, et les pratiques d’information des Français de l’époque. Puis, nous nous intéresserons à la fabrique de l’information dans les années 1950 et autour de ce conflit, avant d’en venir aux pistes apportées par l’exploration des collections numérisées.
Le paysage de la presse française de 1954 est dessiné par le choc de la recomposition du monde des médias à la Libération. En refondant la démocratie, la IVe République a en effet redonné une place centrale à l’appareil médiatique au cœur de l’espace public. Prises dès l’été 1944, les ordonnances du Gouvernement provisoire interdisent toute reparution des titres ayant perduré après juin 1940 en zone Nord, et après novembre 1942 en Zone Sud. L’épuration judiciaire et professionnelle, puis les lois cadres organisant la distribution des journaux achèvent de mettre en place un monde des médias totalement nouveau.
Au fondement de la fabrique de l’information, l’Agence France Presse a été créée pour remplacer la branche information de Havas et garantir une information de qualité à l’ensemble des médias. Dans les kiosques, les titres issus de la Résistance tiennent une grande place symbolique. Après le retour à une économie de marché en 1947, beaucoup d’entre eux disparaissent cependant pour cause de mauvaise gestion. Après les lois d’amnistie, le début des années 1950 est aussi marqué par le retour d’anciens acteurs : en 1954, Jean Prouvost relance Marie-Claire (né en 1937 mais interdit à la Libération) qui tente de reconquérir les lectrices de presse féminine qui ont été séduites par ELLE depuis 1945.
La France vit encore dans une économie rationnée et le contingentement du papier perdurera jusqu’en 1958 ; mais le paysage de la presse est marqué par le développement de deux types de presse : les hebdomadaires (qui ne sont pas encore des magazines) et les quotidiens régionaux. En 1954, on publie en France 128 titres de presse régionale différents. La plupart d’entre eux s’ouvrent sur des pages d’informations générales qui évoquent l’actualité internationale.
C’est sous la forme de journaux populaires que la presse quotidienne nationale se maintient. Du titre résistant Défense de la France, Pierre Lazareff a fait France-Soir qui tire en 1954 à près d’un million d’exemplaires par jour. Si son succès est tout d’abord fondé sur la photographie, les faits divers, le sport ou les romans populaires en bandes dessinées, le journal ne néglige pas les grands reportages : ceux de Lucien Bodart participent à sa réputation. Son grand concurrent qui sera Le Parisien libéré n’atteint pas encore les mêmes chiffres de tirage. Du côté des hebdomadaires, France-Observateur et L’Express ne bénéficient encore que d’un succès d’estime. C’est Paris-Match qui domine le marché : le titre relancé par Jean Prouvost en 1949 a trouvé sa formule au début des années 1950. Son succès est fondé sur la publication d’images en couleurs d’exploits sportifs, d’images d’actualité ou de têtes couronnées.
Si nous ne nous intéresserons ici qu’aux formes de médiatisation par la presse écrite, il ne faut pas oublier que la réorganisation de la Libération a aussi touché les médias audiovisuels, l’Etat réaffirmant le monopole public sur les ondes hertziennes. La radio, qui était le média de l’actualité chaude pendant l’entre-deux-guerres, reste un très grand média de masse. Malgré le monopole, quelques radios périphériques sont tolérées (car leurs émetteurs se situent à l’extérieur du territoire) : on trouve parmi elle une nouvelle venue, Europe 1, qui entend s’intéresser à l’information.
La télévision n’est qu’une nouvelle technologie balbutiante : 1% seulement des ménages français y ont accès et les émissions traitant de l’actualité sont rares (la grande nouveauté de l’année 1954 est le lancement de l’émission de cirque « La Piste aux étoiles »).
De fait, pour le public français, les images du conflit indochinois sont avant tout celles publiées dans la presse écrite, dont le paysage est dominé par un quotidien populaire, France-Soir et un hebdomadaire accordant une grande place à l’information : Paris-Match. Nous cherchons ici à sonder les occurrences de la bataille de Dien Bien Phu dans la presse numérisée, et de commenter ces résultats à l’aune de l’importance qualitative (en terme d’influence) et quantitative (en termes de tirages) des différents journaux.
Avant cela, il convient de donner quelques éléments sur les modalités de la fabrique de l’information dans le conflit indochinois. Des recherches récentes ont en effet renouvelé les connaissances sur ce point, et éclairent elles aussi les résultats des sondages que nous allons présenter. C’est l’ouvrage publié en 2022 par Denis et Josiane Ruellan qui a ouvert un important renouvellement des études sur la médiatisation de ce conflit. Jusque-là, la recherche a beaucoup insisté sur l’invisibilisation des combattants de Dien Bien Phu : dans ses travaux sur le cinéma, Delphine Robic-Diaz les présentent ainsi comme des héros méconnus. Dans les salles de 1954, les Actualités filmées présentent quelques images de la bataille. Depuis trente ans, le plus grand spécialiste de l’image de la bataille est sans doute Alain Ruscio, qui a enquêté sur le ressenti de l’opinion publique. Au-delà de ces travaux, la médiatisation de la guerre d’Indochine est encore peu étudiée.
Pour Josiane et Denis Ruellan, le conflit ne donne pas lieu à une invention sur le plan communicationnel mais ouvre sur un « agencement particulier » des relations entre l’armée et les medias. Pour le comprendre, il faut insister sur le contexte dans lequel prend place le conflit : tout d’abord, il s’agit d’une guerre qui n’est jamais formellement déclarée ; qui est menée par une armée française encore sous le choc de la défaite de 1940 et au moment de la création d’un corps de soldats reporters au sein de l’armée. Ce dernier élément est décisif, car il a provoqué des formes de saturation de l’information par la profusion d’images :
« Saturer permet d’occuper et graduellement de remplacer en se rendant incontournable sinon irremplaçable. »
L’ouvrage montre que les médias n’ont pas résisté à ce phénomène : ils ont coopéré avec ce dispositif de communication publique et participé à le rendre plus efficace.
Entre conflit révolutionnaire, guerre coloniale et guerre froide, il convient de parler des guerres d’Indochine au pluriel ; la construction d’un récit médiatique cohérent résiste à la diversité de ces enjeux. Pour les Français qu’on a vus avides d’information depuis la Seconde Guerre mondiale, les événements d’Indochine participent à un climat général de guerre psychologique dans le cadre de la Guerre froide ; et le journalisme est une des armes de cette guerre.
Sur place, la question de la relation avec les populations locales et de la lutte contre les insurrections occupe l’esprit des forces armées françaises :
« Ainsi, le conflit d’Indochine est une guerre de communication tous azimuts dont les implications et conséquences sont profondément politiques, confrontant la démocratie française à un risque majeur pour elle-même. »
Dans ce contexte de conflit lointain, l’appareil médiatique est à la fois dépendant de politiques publiques et de stratégies militaires. C’est une culture de coopération qui s’est mise en place à tous les échelons en Indochine entre l’armée et les médias. La mise en place en mars 1954 de « cartes de correspondants de presse » dans la perspective du déclenchement de la bataille de Dien Bien Phu révèle à la fois le petit nombre et la jeunesse des journalistes présents sur place. L’événement n’en sera pas moins fondateur pour de nombreuses carrières de grands reporters. Au final, si la bataille est perdue, la communication militaire sort victorieuse du conflit :
« L’armée a appris qu’il n’est pas nécessaire de juguler les journalistes, ni de tenter de les choisir.
Il est préférable d’entrer dans l’économie de production des médias, de parier sur leur manque de moyens, de leur fournir de la matière à imprimer ou à diffuser, sans prétendre en être l’autrice. »
De tout cela, l’armée française se souviendra notamment pendant les événements d’Algérie.
Peu de travaux ont été consacrés à la question de la médiatisation de la Guerre d’Indochine en général et de Dien Bien Phu en particulier. Centré sur la question de la fabrique de l’information, l’ouvrage de Denis et Josiane Ruellan souligne que l’analyse des imaginaires autour de cette guerre, en particulier par l’étude de la presse, doit être poursuivie.
L’exploration des collections numérises nous rappelle que c’est dans ce contexte précis que se construit la dramaturgie de l’événement Dien Bien Phu, mais aussi dans une médiatisation dans le temps long : l’Indochine n’est pas un territoire inconnu pour le public français. Depuis la fin du XIXe siècle, on trouve dans la presse française de nombreux articles et reportages sur cette partie de l’Empire, au cœur de « l’Asie mystérieuse » dans les représentations collectives. Mais on perçoit aussi dans ces medias les indices de la mise en place d’une résistance vietnamienne à la colonisation. Depuis l’envoi des troupes en 1946, les projets de l’armée française sont commentés dans les médias. C’est dans ce cadre qu’a été présenté le plan Navarre qui fait de la cuvette de Dien Bien Phu un des points de départ de la reconquête du territoire. C’est à ce moment-là que le nom de ce lieu commence à circuler.
Une première approche des collections numérisées dans RetroNews consiste à regarder la fréquence de présence d’un terme dans les collections. Le graphique ci-dessous a été généré par la recherche des mots « Dien Bien Phu » (en vert) et « Indochine). Il nous apporte trois informations principales : « Dien Bien Phu » n’est pas un terme important dans la médiatisation. Ce résultat s’explique par la nature de l’événement et sa chronologie, nous y reviendrons.
Le deuxième résultat est que c’est pendant la période coloniale que « l’Indochine » en tant que telle est la plus visible dans les médias français. Le pic de médiatisation correspond aux expositions universelles de 1931 et 1937. Enfin, pour ce qui concerne le conflit indochinois que nous étudions ici, le pic n’est pas clair. Ce résultat semble aller à l’encontre des travaux qui montre la présence du conflit à la Une des medias de la période… il vient en fait de la diversité des termes utilisés pour décrire la géographie du conflit. Dans les collections qui ont été numérisées, les journaux parlent du Laos, du « pays Thaï », du Delta, du Tonkin… La recherche par termes doit donc être affinée pour permettre l’étude des phénomènes de médiatisation.
Puisque c’est l’anniversaire de la bataille qui nous préoccupe ici, regardons tout de même ce que l’interrogation des collections nous donne sur ce terme : pour la période de la IVe République, 99 résultats ressortent.
Une fois écartés les quelques résultats inappropriés (ce que les chercheurs nomment « le bruit » dans ces interrogations de bases de données), il apparaît que les publications parlant de Dien Bien Phu sont avant tout… les revues militaires. Ainsi, la Revue des troupes coloniales évoque à plusieurs reprises la région dans ces articles sur l’Indochine dès 1947. Il s’agit bien sûr de mentionner l’endroit dans la mise en place du dispositif des troupes françaises. Si l’on choisit de regarder du côté de la presse généraliste et grand public, ce premier sondage indique que les événements d’Indochine sont présents dès le début des années 1950, y compris en Une des quotidiens.
Le 5 juin 1951, Paris-Presse L’intransigeant consacre ainsi un grand article en première page aux obsèques de trois officiers tombés en Indochine, dont Bertrand de Lattre de Tassigny, le fils du général. Sur cette même page, on trouve un point cartographique sur les derniers « assauts viets » dans le Delta.
Les collections de presse traitant de la période de la bataille ne sont pas encore disponibles dans RetroNews, mais les chercheuses peuvent y avoir accès grâce à Gallica Intro Muros. J’y ai pratiqué un sondage pour Paris-Match et France-Soir. Dans l’hebdomadaire illustré, la première mention de la zone de bataille dans ce journal se trouve dans le numéro du 28 novembre 1953. Jean Mezerette se trouve à bord d’un avion Dakota de l’opération Castor larguant hommes et matériel sur la zone. Il titre son article : « Ainsi a commencé la reconquête du pays thaï » : il s’agit en fait d’une seule photographie pleine page, brièvement commenté.
Si l’on reprend les catégories mises en place par Josiane et Denis Ruellan, cette publication relève au sens le plus littéral du « journalisme embarqué », puisque le reporter est avec les soldats dans un avion dispersant des fumigènes sur la zone.
La semaine suivante, une double page présente les troupes françaises présentes sur place. Quelques semaines plus tard, on retrouve ce terrain d’opération dans le numéro 247 de « Noël » 1953. Les envoyés spéciaux Jean Mezerette et Ernst Haas publient sur une double page un reportage photographique sur l’installation d’une « base de 8 000 hommes » sur place. Dans les quelques lignes de commentaires, l’opération est replacée dans le cadre du plan Navarre de reprise en mains du territoire. Les images montrent la diversité des infrastructures mises en place par ses hommes pour se barricader dans l’espace où ils été parachutés.
Dans ces premiers brefs articles, le décor a été planté. Au début du mois de février 1954, l’hebdomadaire publie la lettre d’un lecteur commentant la photographie de Noël « représentant le général Gilles fêtant avec ses paras la réussite de l’opération Dien Bien Phu ». Il faut bien sûr la réussite de l’opération d’installation des hommes et du matériel…
Un mois plus tard, une double page de photographies illustre les difficultés de l’armée française encerclée :
« Le samedi 13 mars à 18h15, les Viets ont lancé la plus violente offensive de toute la guerre d’Indochine contre les Franco-vietnamiens établis à Dien-Bien-Phu, en pays thaï. […]
La cuvette de Dien-Bien-Phu est un cercle de 4 km de rayon. Autour, des montagnes ; le Viet y a creusé retranchements et abris individuels. Ces photos ont été prises pendant une des dernières sorties avant l’assaut. Les Viets étaient à 800 m du camp. »
Le numéro de la semaine suivante continue à documenter le déluge de feu qui s’est abattu sur l’armée française. A partir de cette date, et jusqu’à la fin du mois de juillet 1954, la situation à Dien Bien Phu est systématiquement couverte, dans tous les numéros de Paris-Match. Après la chute de l’enclave, ce sont les images des prisonniers qui alimentent la médiatisation. On retrouve bien sûr, par le biais de cette collection numérisée, les couvertures consacrées par le journal à l’événement : elles commencent le 27 mars avec la photographie pleine page du colonel de Castries et sont au nombre de 7. Ce qui a frappé les chercheurs et fait l’intensité de la médiatisation, c’est qu’elles sont concentrées sur quelques mois ; la répétition des images a frappé les esprits.
La consultation par titre de presse des collections numérisées dans Gallica nous permet aussi de donner un aperçu de ce qui se passe dans la presse quotidienne. France-Soir est intéressant de ce point de vue, en ce qu’il est un des plus grands quotidiens populaires de la période, et par la personnalité de son correspondant sur place, Lucien Bodard. Les résultats de la première interrogation de la base sur les mentions de Dien Bien Phu font apparaître le pic de médiatisation attendu en 1953-1954. Les chiffres sont particulièrement élevés du fait de la périodicité du titre, qui entretient ici une forme de feuilleton quotidien.
Les données massives de la numérisation nous donnent accès à un paysage différent de la presse écrite, dans lequel il est plus aisé de redonner sa place à la presse populaire et à la diversité des représentations qu’elle porte dans l’espace public. Pour Denis et Josiane Ruellan, « l’étude de la presse (autour du conflit indochinois) est un chantier ouvert » que leur livre « ne va pas directement contribuer à refermer ». Il nous met en effet sur des pistes nouvelles que la numérisation des collections, en facilitant la traque des proximités lexicales ou iconographiques, va permettre de poursuivre.
Des images dont ils ont décodé les modalités d’élaboration, nous allons pouvoir suivre la diffusion, dans des rubriques et des journaux variés. Ainsi, les numérisations de presse peuvent nous permettre de déceler les « courants sous-marin » – les occurrences, les correspondances, les mentions d’un lieu, d’un phénomène qui l’ont ancré dans les mémoires collectives. Ici, la médiatisation participe à la portée de l’événement.
Le 20 juillet 1954 l’accord signé à Genève officialise la séparation du Vietnam en deux zones. L’un des plus importants conflits de la Guerre froide est en germe dans cette non-résolution. Pour la France, c’est en Algérie que se poursuivent des conflits sans noms, mais pas tout à fait sans récit médiatique…
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Pour en savoir plus :
Denis et Josiane Ruellan, Reporters en guerre. Communication militaire et information médiatique en Indochine (1945-1954), éditions de l’Université de Bruxelles, 2022
Christian Delporte, Claire Blandin et François Robinet, Histoire de la presse en France, Armand Colin, 2016
Ivan Chupin, Nicolas Hubé et Nicolas Kaciaf, Histoire politique et économique des medias en France, La Découverte, 2009