De Flaubert à Hugo, les écrivains face aux événements de 1848
L'historien Michel Winock se penche avec nous sur le rapport des grands hommes de lettres à la Révolution de 1848, entre engagement politique et inspiration littéraire.
RetroNews : La Révolution de 1848 a eu un impact majeur sur les hommes de lettres qui soit se sont engagés politiquement, soit y ont puisé une matière littéraire riche. Gustave Flaubert, en particulier, y consacre des pages inspirées dans L'Éducation sentimentale. Lui, l'artiste, l'aristocrate, comment voit-il les événements de février ?
Michel Winock : Quand éclate la Révolution, Flaubert parcourt les rues en tumulte. Il observe, il regarde. Il est absolument contre le suffrage universel, que la révolution de Février va instaurer pour les hommes. Il s’effraie du « nombre ». Le suffrage universel, c’est la quantité qui l’emporte sur la qualité. Lui, en tant qu'artiste, ne veut pas être prisonnier de la foule, du peuple.
Il est solidaire avec une certaine bourgeoisie qui défendait le régime de Juillet, mais ce n'est pas pour la défense de la bourgeoisie en soi, c’est avant tout pour des raisons esthétiques, artistiques : un régime censitaire garantit l’élitisme.
Il est donc le témoin de cette évolution de la société démocratique, mais un témoin un peu révolté : pour lui l’arrivée des masses, c’est l’arrivée de la médiocrité.
Cet apolitisme aristocratique l'entraîne à une vision ironique de la demande de réforme. Il assiste notamment à un banquet avant 1848, et il trouve ça grotesque. Mais dans L’Éducation sentimentale, cette ironie est distribuée dans tous les sens : vis-à-vis des révolutionnaires comme des réactionnaires.
Il écrit des pages remarquables sur les journées de février, et au-delà des descriptions événementielles, il crée des types sociaux. Le personnage le plus sympathique et naïf, c’est Dussardier, qui croit dur comme fer à la République. À l’autre extrême, le banquier Dambreuse, qui meurt de peur en février mais qui va épouser les idées républicaines jusqu’au moment où, après les journées de juin, il va retrouver, avec le retour de l’ordre, son sang-froid. Il y a aussi le père Roque, qui vient de Neuilly, et qui décharge son fusil par un soupirail et tue un malheureux insurgé prisonnier qui demandait du pain. Bref, ce sont des personnages paradigmatiques qui incarnent parfaitement les acteurs de la Révolution.
Il y a une loyauté chez Flaubert et un souci du vrai toujours très fort. Il veut dire ce qu’il a vu et appris. Son roman ne paraît qu'en 1869 – c’est quasiment un roman d’histoire.
Critique de L'Éducation sentimentale de Gustave Flaubert, parue dans La Comédie, 9 janvier 1870.
Dans la biographie que vous avez consacrée à Flaubert, vous faites une comparaison avec Alexis de Tocqueville. Si le premier se révolte, l’autre se résigne…
Dans De la démocratie en Amérique, Tocqueville décrit le système américain mais il prédit aussi que la France évoluera nécessairement vers la société démocratique. Cela ne lui plaît pas spécialement mais il s’y résigne, parce que c’est inévitable. Sa lucidité lui interdit la nostalgie.
Par ailleurs, c’est un écrivain, bien sûr, mais aussi un acteur politique. Il se fait élire député et, avant la Révolution, il fait un discours annonciateur des événements :
« Il y a [...] dans le pays, des symptômes de malaise, un vague sentiment de crainte, ce je ne sais quoi qui annonce les révolutions, qui souvent les fait naître. Ce sentiment dangereux, je crois que c’est le gouvernement qui l’a fait naître et qui l'entretient. [...].
J’en suis convaincu, messieurs, nous nous endormons sur un volcan. »
Il a une prescience surprenante de ce qui va arriver.
Quand la Révolution arrive effectivement, il se fait à nouveau élire. Il accepte le nouveau régime et y a un rôle très actif : il participe à l’élaboration de la Constitution de la Deuxième République. Sa proposition de bicamérisme ayant été rejetée, il va être partisan d’un président de la République élu au suffrage universel, dans un souci d’équilibre. Il ne se doute pas de ce qui va arriver… Nous en avons un témoignage très intéressant dans son magnifique livre Souvenirs, dans lequel il incarne des positions qu’on pourrait dire centristes ; il décrit cette révolution de 1848 qu’il a vécue au premier rang.
[Lire notre article « 1848 : Le regard de Tocqueville sur la Révolution qu’il avait prédite »]
Lamartine, lui, est sans conteste un fervent républicain. Néanmoins, croit-il vraiment en une République égalitaire ?
Lamartine a été, comme Tocqueville, acteur de la monarchie de Juillet où il avait une situation un peu particulière : d’origine traditionaliste catholique, il va néanmoins très vite évoluer vers le centre – au plafond, disait-il, il refuse de s’aligner.
Il prononce parfois des phrases très prémonitoires : lui aussi met en garde le pouvoir, attaque le gouvernement de Guizot. Sous la monarchie de Juillet, il a été un député actif et contestataire. Et il joue un très grand rôle en février 1848 : lorsque la Révolution se produit, il est un acteur politique majeur mais aussi un grand écrivain, connu de la bourgeoisie comme du peuple – son Histoire des Girondins a eu un énorme succès. C’est donc lui la personnalité la plus importante du gouvernement provisoire. Quand il proclame la République, il s’illustre par sa fameuse phrase sur le drapeau rouge, face auquel il impose le drapeau tricolore [lire notre article sur la proclamation de la République par Lamartine].
Il est partisan de lois sociales mais c’est un modéré, et il va vite être complètement dépassé par les événements – notamment par les journées sanglantes de juin devant lesquelles il est catastrophé. Ce sera le grand vaincu des mois suivants.
Extrait d'une allocution de Victor Hugo, député à l'Assemblée nationale, parue dans Le Siècle le 21 juin 1848.
En 1848, Victor Hugo, lui, est du côté de l’ordre établi. Comment devient-il le héraut de la République que l'on connaît ?
Hugo n’est pas porté à vouloir la révolution. C’est un notable, un académicien, un pair de France, un notable de la monarchie de Juillet, reçu en tête-à-tête par Louis-Philippe – d’ailleurs, dans Les Misérables, il y a un chapitre de sympathie à l’égard de Louis-Philippe.
Quand la Révolution arrive, il défend la régence de la duchesse d’Orléans… Mais, cette idée étant emportée par le vent de la révolte, il se résigne à la République.
Il se fait élire à la Constituante puis à la Législative sur des positions conservatrices, il est du côté de la droite.
Mais de 1848 à 1850, il évolue : les journées de juin commencent à le faire réfléchir. Il a été favorable à la fermeture des Ateliers nationaux, mais il est témoin de cette guerre civile, et il commence déjà à se poser des questions sur les classes sociales.
Un deuxième épisode important : il fait partie d’une commission qui va visiter les villes textiles du Nord. Il y voit une misère épouvantable et, pour lui, la question sociale est définitivement posée.
1850 est le moment où il bascule complètement à gauche. Il se met du côté des Républicains : il est contre la loi Falloux voulue par les conservateurs qui redonne à l’Église son pouvoir sur l’enseignement ; il s'oppose à la loi qui restreint le suffrage universel (elle supprime trois millions d’électeurs en imposant obligation de résidence de trois ans, alors que les ouvriers étaient à l’époque nomades) ; il s'élève contre la remise en cause de la liberté de la presse.
Il bascule alors complètement, dénonce le « parti clérical », devient un héraut de la lutte républicaine. Quand arrive le coup d’État, il va être de ceux qui défendent la légalité au risque d’y perdre sa vie. Vous connaissez la suite : l’exil… Sa figure de grand Républicain ne cessera de s’affirmer.
En 1848, il avait 46 ans ; c’est donc presque à 50 ans qu’il bascule à gauche. Victor Hugo a été plus longtemps du côté conservateur que républicain… Après ce tournant de 1850, tout au long de son exil il se fait le dénonciateur de Napoléon III et, quand il rentre en France après la chute de celui-ci le 2 septembre 1870, il deviendra l’une des grandes figures de la République renaissante. On peut donc dire que la révolution de 1848 a été décisive dans son évolution politique.
Une autre grande figure de la littérature, George Sand, a un parcours inverse...
George Sand a vibré d’emblée avec la révolution de Février ; elle s’est mise à la disposition du gouvernement provisoire et a collaboré au Bulletin de la République. Elle se bat pour le droit des femmes. Non pas le droit de vote, ce n’est pas urgent, mais pour l’égalité des droits civils. Il faut en finir avec l’inégalité de la femme là, d’abord, où elle n’est qu’une éternelle mineure. Et d’abord, il faut rétablir le divorce, il faut l’égalité dans le mariage, l’égalité dans la famille. Elle fait bientôt scandale par un article dans lequel elle explique qu’en cas de victoire de la réaction aux élections, le peuple aurait, comme en février, le droit et le devoir de s’insurger. Elle s’éloigne alors du gouvernement provisoire. Après les élections qui voient la défaite des révolutionnaires, elle devient franchement pessimiste ; un pessimisme que renforcent la guerre civile de juin et l’écrasement des insurgés. 1848 aura été pour elle une terrible déception.
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Propos recueillis par Marina Bellot.