Au Lapin Agile, cabaret des artistes
Lieu mythique de la bohème artistique de Montmartre, le cabaret Au Lapin Agile a accueilli au tournant du XXe siècle les plus grands artistes et écrivains du moment, de Picasso à Pierre Mac Orlan.
Max Jacob, Pablo Picasso, Toulouse-Lautrec, Blaise Cendrars, Aristide Bruant, Pierre Mac Orlan ou Roland Dorgelès en furent des habitués. Le cabaret Au Lapin Agile, anciennement Le Cabaret des assassins, fut entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe l'un des principaux lieux de rencontre des artistes de la butte Montmartre, à Paris, au point que son simple nom semble aujourd'hui résumer tout l'imaginaire lié à la bohème du quartier.
Imaginaire déjà bien présent en 1885 lorsque Émile Goudeau, poète et romancier montmartrois, raconte dans La Presse ses soirées endiablées dans le cabaret de la rue des Saules où se mêlent chaque soir, dans une joyeuse cohue, peintres, musiciens, filles légères, fêtards en tous genres... ou simples ivrognes. Goudeau en profite pour rappeler l'origine du nom :
« L'auberge des Assassins, ainsi s'appela le cabaret de Salze. Il avait demandé à André Gill une enseigne ; une casserole immense dans laquelle se précipitait un lapin; d'où le titre : Au Lapin agile, que l'on prononçait : Au lapin Gill ! [...]
On buvait là par amour de la couleur locale, avec des gestes sauvages et désordonnés, des saladiers de vin blanc ; quelques-uns, féroces, risquaient le saladier de vin rouge qui fait des taches bleues, à travers les nappes, et même à travers les tables, jusque sur le plancher : o corrosif ! »
À la mort de son fondateur Louis Salze, la même année, Le Lapin Agile va perdre de sa superbe. Dès 1886, Le Tintamarre évoque sur le mode de la nostalgie les riches heures de ce cabaret où « les viveurs aux abois, les décavés, les amours incomprises, les mangeurs de vache enragée et le high-life des dos, venaient s'échouer comme une épave après la tempête ».
Pourtant, au début du XXe siècle, Montmartre et le Lapin Agile sont encore loin de l'embourgeoisement. Le célèbre cabaret est alors repris par le charismatique Frédéric Gérard (1860-1938), dit « le père Frédé ». Ce généreux fêtard, qui n'hésite pas à se faire payer les consommations en poèmes ou en chansons, y emménage avec sa femme, son singe, son chien, son corbeau, ses souris blanches et son âne.
C'est une véritable renaissance : Le Lapin Agile redevient l'épicentre de la vie artistique montmartroise. En 1907, Les Annales politiques et littéraires envoient leurs journalistes à l'assaut de ce quartier aux « rues étranges », qui « sent la débauche, le vice et le crime ». L'un d'eux décrit sa soirée passée au Lapin Agile :
« Je me faufilai dans une pièce, étroite et basse, où flottait la fumée des pipes et qu'éclairait vaguement un bec de gaz. Tout à coup, une ritournelle interrompt les conversations, et le pianiste hurle, par-dessus son instrument :
— Notre ami Gaston, le chanteur mondain, du Casino de Saint-Ouen-les-Bains, va exécuter un morceau de son répertoire.
Le chanteur mondain, son melon sur la nuque, avec des tics à la Paulus, ouvrit une vaste bouche :
J' peux pas faire un pas
Sans qu'un' femm' me lorgne,
J' peux pas faire un pas
Sans qu'ell' chop' mon bras.
Ses huit couplets dévidés, le chanteur mondain regagna sa place où l'attendait, à côté d'une absinthe grenadine, une jeune personne qui l'accueillit d'un baiser. »
En 1910, un célèbre canular imaginé par Roland Dorgelès assure la renommée du lieu. Une toile intitulée Et le soleil s'endormit sur l'Adriatique, signée du prétendu Joachim-Raphaël Boronali, est exposée au Salon des indépendants. Il s'agit en fait d'une parodie d'art moderne, peinte par... Lolo, l'âne du père Frédé. La presse s'amuse longtemps de la supercherie :
« Un pinceau fut attaché à l’extrémité caudale d’un âne appartenant au propriétaire du cabaret du Lapin-Agile, et prêté pour la circonstance. L’âne fut ensuite amené et tourné devant la toile et M. X..., maintenant le pinceau et la queue de l’animal, le laissa par ses mouvements barbouiller la toile en tous sens, prenant seulement le soin de changer la couleur du pinceau et de la consolider. »
Mais les artistes et les farceurs ne sont pas les seuls à fréquenter l'endroit. Anarchistes et criminels du bas Montmartre s'y donnent parfois rendez-vous. En 1911, un triste fait divers met un terme à l'âge d'or du Lapin agile : Victor, dit Totor, le fils de Frédéric Gérard, est assassiné d'une balle dans la tête, derrière le bar.
« – Au secours ! A nous ! On tue Victor !
Une jeune femme, les mains crispées sur son crâne ensanglanté, se précipitait, l'avant-dernière nuit, hors du cabaret du « Lapin agile », rue des Saules, en poussant ces clameurs affolées. Un individu, encore inconnu, venait en effet de tirer deux balles sur Victor Gérard, le fils du patron et de blesser à la tête Marie Chantomme, servante de l'établissement, dont les cris éveillaient les voisins.
Victor est mort. Marie Chantomme est à Lariboisière. Et la Butte entière est en deuil. »
Le chansonnier Aristide Bruant aura beau racheter le cabaret en 1913, la Première guerre mondiale sonnera partiellement le glas de ce lieu mythique. Le centre de gravité du monde artistique s'étant déplacé à Montparnasse, Le Lapin Agile va perdre de son aura. Même si, en 1920, des manifestations typiques de l'esprit local y ont encore lieu, comme l'élection du maire de la « Commune libre de Montmartre » :
Le Lapin Agile est toutefois toujours en activité et accueille humoristes et chanteurs.