Schopenhauer, la gloire tardive d'un inquiet
Arthur Schopenhauer (1788-1860) fut sans doute le philosophe le plus lu de la fin du XIXe siècle. C'est de cette époque que date son image de pessimiste absolu, pour qui la vie n'est que souffrance.
Le 7 octobre 1856, un rédacteur de La Gazette de France raconte sa brève rencontre avec le philosophe allemand Arthur Schopenhauer, 68 ans. C'est sans doute la première et seule interview de lui jamais publiée dans la presse française. Quatre ans plus tard, Schopenhauer mourait.
« En 1818, M. Schopenhauer, disciple et émule de Kant, a publié un livre de philosophie intitulé : Le Monde comme volonté et imagination [...]. Si M. Schopenhauer eût été ambitieux ou seulement nécessiteux, il serait devenu professeur à n'importe quelle Université duodécimale de l'Allemagne, et son système philosophique, qui est le complément affirmatif de la partie négative de Kant, eût fait du bruit.
Mais comme il aimait mieux vivre en philosophe de mansarde, – c’est le nom qu’il se donne – loin du monde et de la science à livrée, personne [...] ne fit mention de son livre [...].
Tout à coup, après quarante années de silence, la critique esthétique et philosophique, croyant M. Schopenhauer mort et enterré, l’exhume, l'analyse et le déclare le premier philosophe du siècle, le premier penseur de l’Allemagne [...].
De toutes parts on vient voir le célèbre philosophe Schopenhauer, à tel point que le vieillard, car il a 72 ans [sic], est forcé de fermer sa porte, et qu'il faut lui écrire pour avoir l’honneur de lui être présenté. Il y a trois semaines que, me trouvant avec des écrivains allemands dans le cabinet de Schopenhauer, ce beau vieillard ouvrant le tiroir d'un petit secrétaire où se trouvaient 200 florins, nous dit :
“Voici, messieurs, le premier argent que j'ai gagné avec ma pensée et ma plume depuis que je suis au monde. J'ai soixante-douze ans. Quand M. Sucheland, mon éditeur, m’a apporté cet argent, – je lui avais donné carte blanche, – j'ai rougi comme une jeune fille qui reçoit le premier baiser de son bien-aimé. Je crois, par ma foi, que j’ai pleuré de joie. Aussi ces 200 florins resteront-ils intacts, comme trophée de la vérité.”
Qui donc a dit que le génie était la patience ? »
L'amertume aura sans doute joué un rôle plus important dans la vie de Schopenhauer (1788-1860) que dans celle de tout autre philosophe du XIXe siècle.
Auteur à trente ans seulement du titanesque Monde comme volonté et représentation (1819), l’œuvre-somme qu'il n'aura de cesse de revoir pendant les décennies suivantes et qui influencera presque tous les grands esprits de la fin du XIXe, il aura été totalement ignoré de la critique et du milieu universitaire de son époque. En Allemagne, on lui préférait alors Hegel, qu'il considérait comme son ennemi juré.
Lorsqu'il meurt, le 21 septembre 1860, Schopenhauer commence seulement à devenir célèbre après être resté dans l'ombre pendant quarante ans. La Gazette nationale, dans sa nécrologie, insiste alors sur l'excentricité du personnage :
« On écrit de Francfort, le 23 septembre : Le célèbre philosophe Arthur Schopenhauer est mort avant-hier matin d’une apoplexie pulmonaire à l'âge de soixante-douze ans et sept mois.
C’était un caractère très original. Dans son testament il a affecté une rente de 400 florins à l'entretien de son fidèle caniche. »
Semblant uniquement attaché à son caniche Atma (« âme » en sanskrit), Schopenhauer va après sa mort passer pour un misanthrope achevé. S'il est vrai qu'une forme aiguë de dégoût pour les passions humaines, voire pour l'existence elle-même, n'est pas étrangère à sa philosophie (« La vie oscille comme un pendule, de droite à gauche, de l'ennui à la souffrance », écrit-il ainsi), cet aspect va dans les années suivantes éclipser les autres composantes, pourtant nombreuses, de sa métaphysique.
En 1865, dans un article d'Auguste de Gasperini paru dans Le Ménestrel, tous les éléments qui vont faire la légende de Schopenhauer sont déjà là : le tempérament acrimonieux, l'influence sur Wagner, la haine du matérialisme hégelien... Et surtout le « pessimisme », un terme qui va lui coller à la peau pendant un siècle. Pour le rédacteur, Schopenhauer est même « Français ».
« […] Schopenhauer. Je viens d'écrire le nom d'un homme que l'Allemagne hégélienne a systématiquement repoussé pendant plus de quarante ans, et qui peu d'années avant sa mort seulement a obtenu justice [...].
“J'écris pour être compris”, dit hardiment Schopenhauer en tête d'une de ses préfaces, et, après cette déclaration inespérée, il flagelle avec un bon sens impitoyable la langue obscure et ampoulée d'Hegel et de ses disciples. “Voulez-vous, dit-il ailleurs, savoir la recette infaillible et homéopathique pour composer un volume de philosophie hégélienne ? Diluez un minimum de pensée dans cinq cents pages de phraséologie nauséabonde, et fiez-vous pour le reste à la patience vraiment allemande du lecteur !” […]
On sent d'ailleurs que Schopenhauer a fréquenté nos meilleurs écrivains. Il sait son dix-huitième siècle par cœur : Voltaire, Helvétius, Condillac, Diderot […] ; en un mot, il est dans sa forme et dans ses allures Français jusqu'au bout des ongles. »
Le Siècle renchérit en 1878 :
« Pour Schopenhauer vivre est une souffrance. L'existence n'est qu'une longue suite de peines et de tourments. Il n'y a point de désir qui ne soit suivi de déception, de plaisir qui n'ait pour contrepartie la lassitude, de jouissance qui n'amène le dégoût [...].
C'est là ce qui explique la renommée grandissante des livres de Schopenhauer. Schopenhauer a exprimé pour nous, modernes, sous une forme neuve et personnelle, ces mêmes sentiments d'amertume et de dégoût de la vie, auxquels l’Ecclésiaste dans la littérature hébraïque, et les écrits bouddhiques dans l'Inde ont donné expression. »
Le Globe, en 1880, revient sur un autre aspect souvent mis en avant de l’œuvre de Schopenhauer : sa profonde misogynie.
« Il est clair qu’un enthousiaste du néant qui veut être logique – et Schopenhauer est du nombre – devait être l’adversaire passionné de la femme ; et, de fait, il y en a jamais eu de plus violents.
L’amour, pour lui, n’est que la propagation de l’espèce ; la nature, qui se joue de nous, nous dupe par une foule d’illusions, l’amour-propre, la beauté, la grâce, pour arriver à ses fins ; avec une malice profonde et cachée, elle nous amuse, et nous abuse, dans le seul intérêt de l’espèce, de la génération future.
La femme est l’instrument inconscient de cette œuvre satanique ; elle perpétue l’espèce et la vie, c’est-à-dire, le mal et la souffrance. S’il n’y avait pas de femme, ou, ce qui revient au même, si l’homme abhorrait et fuyait la femme, cette chasteté universelle de misogynes amènerait vite la fin du monde et des misères. »
Autre lieu commun répété à l'envi à la fin du XIXe siècle : Schopenhauer, fortement influencé par les textes sacrés indiens, serait « bouddhiste » – le bouddhisme étant à l'époque perçu comme une forme de nihilisme. Ainsi lit-on en 1881 dans Le Journal des débats politiques et littéraires :
« Personne n'ignore aujourd'hui que Schopenhauer a transporté dans le monde européen les théories pessimistes de l'Inde ; que parti, comme le Bouddah, de la constatation désespérante des misères du monde et de l'impossibilité de s'y soustraire en respectant les conditions de la vie, il est arrivé comme lui à cette conclusion qu'il fallait tâcher de rendre la fin de l'existence inévitable par la destruction de tous les désirs et par la négation absolue de la volonté. »
Le Monde comme volonté et représentation est traduit en France en 1885 par Auguste Burdeau. C'est le début d'une véritable « Schopenhaueriana », selon l'expression de La Justice en 1894.
Son influence est énorme sur les artistes et penseurs européens de l'époque. À la fin du XIXe siècle, tout le monde lit Schopenhauer, de Proust à Freud en passant par Maupassant, Huysmans, Tolstoï, et bien sûr Nietzsche, qui le reconnaît comme son « éducateur ».
Le Gaulois interroge en 1890 les académiciens sur ce qu'ils pensent du philosophe allemand. Réponse de l'écrivain Melchior de Vogué :
« Je vais vous scandaliser, mais je l'aime à la folie. Quand on a mal à l'estomac, il fournit le système le plus plausible en cette occasion ; quand le mal passe, nul écrivain ne réjouit si bien. Que peut-on demander de plus à un métaphysicien ? »
Malgré sa gloire posthume, Schopenhauer, qui préconisait l'extinction volontaire de tous les désirs et fut l'auteur d'une Métaphysique de l'amour totalement désillusionnée, restera longtemps suspect d'être un aigri. En 1908, Le Journal des débats raconte la rencontre du jeune musicien Robert de Hornstein avec le vieux philosophe, dans les années 1850 :
« En politique, Schopenhauer poussait la haine des idées avancées jusqu'au point où il n'est plus question de raisonner. Il voyait rouge au seul mot de liberté ou de démocratie ; un homme capable de sympathie pour ces horreurs-là n'était bon qu'à pendre.
D'autre part, il y avait de la rancune dans la sévérité de ses jugements à l'égard du sexe qui a “les cheveux longs et les raisonnements courts”. Il aurait voulu avoir des succès auprès des femmes, beaucoup de succès, car il était extrêmement sujet à ce qu'il appelait poétiquement “l'ivresse d'Aphrodite”, et il ne réussissait jamais, jamais. Nous savons tous que cela rend un homme amer.
Enfin, il adorait la vie, dans le fond, et il aurait bien voulu pouvoir prolonger la sienne, à présent qu'il avait les joies de la célébrité. »
Le XXe comme le XXIe siècle auront cependant une lecture moins uniforme de l'œuvre de Schopenhauer. Les commentateurs actuels insistant souvent, par exemple, sur sa dimension compassionnelle plutôt que sur son éternel « pessimisme ».