1852 : création du bagne de Guyane
Pour vider les bagnes de Toulon, Brest et Rochefort, Louis-Napoléon a demandé qu’on éloigne les condamnés « hors du territoire français ». C’est en Guyane que ces derniers seront déportés.
Le 20 février 1852, Théodore Ducos, ministre de la Marine et des Colonies, fait son rapport au prince président de la République française, sur la création d’un bagne hors du territoire métropolitain. Louis-Napoléon a, en effet, émis le souhait deux ans plus tôt de vider les bagnes de Toulon, Brest et Rochefort des 6 000 condamnés qui y sont enfermés.
« Ils grèvent notre budget d’une charge énorme, se dépravent de plus en plus et menacent incessamment la société.
Il me semble possible de rendre la peine des travaux forcés plus efficace, plus moralisatrice, moins dispendieuse et en même temps plus humaine, en l’utilisant aux progrès de la colonisation française. »
Le bénéfice de cette idée est donc triple : éloigner les indésirables, les briser grâce à un régime sévère et les « régénérer » moralement pour qu’ils « deviennent sur le sol colonial des citoyens utiles à leur pays ». Et Théodore Ducos s’emploie à démontrer tous les avantages que la France en retirera.
Pour ce grand projet, une destination est toute trouvée : la Guyane. Selon Ducos, la situation géographique de cette colonie est idéale. Il est d’ailleurs de notoriété publique, selon lui, que la température y est presque clémente et le climat beaucoup plus sain qu’ailleurs.
« Quoique située dans la zone équatoriale, il est de notoriété que la température de la Guyane est bien moins élevée qu’on ne pourrait le supposer d’après sa latitude. […]
Les maladies des pays chauds, les fièvres intermittentes, l’hépatite, la dysenterie et les coliques végétales y sont en général rares et peu intenses.
Sur tout le littoral de la Guyane française, rafraîchi par les vents alizés, de l’ile de Cayenne au Maroni, règne, dans une étendue de plus de 40 lieues, un banc de terre végétale mêlé de sable, élevé au-dessus des inondations de la mer où il suffira de quelques travaux de dessèchement pour obtenir une grande salubrité. »
Les « quelques travaux de dessèchement » seront d’ailleurs réalisés par les bagnards eux-mêmes. Le premier convoi qui doit partir sur l‘Allier est composé de 300 condamnés qui se sont portés volontaires pour quitter Toulon, Rochefort ou Brest. Ils ont été choisis avec soin par l’administration pénitentiaire.
« Le premier convoi de condamnés, qui va être dirigé vers les îles de Salut par la gabare l'Allier, se composera de trois cents individus que j’ai fait choisir avec soin parmi les hommes appartenant aux professions de maçon, menuisier, charpentier, serrurier, charron, etc.
Aussitôt après leur arrivée sur les lieux, ces trois cents travailleurs se mettront à l’ouvrage et concourront utilement à l’édification des baraquements expédiés et aux fondements de nos établissements définitifs sur la terre ferme. »
Mais, pour des raisons de sécurité, il n’est pas possible d’établir ce bagne à Cayenne même, qui concentre les deux tiers des colons français. Pour protéger « notre population », le choix s’est porté sur les îlots du Salut et de Rémire, qui cumulent plusieurs avantages.
« Les premiers, placés à douze lieues environ de Cayenne et à trois lieues de l’embouchure de la rivière du Kourou, joignent à l'avantage d’une position salubre celui d'avoir une source assez abondante et de donner un bon mouillage pour nos grands bâtiments de guerre […].
Un vaisseau de ligne à l’ancre, dans leurs parages, en recevrait, au besoin, un nombre à peu près égal. Ces 1 200 à 1 600 individus, au moyen d'un séjour alternatif à terre et à bord, attendraient, sans inconvénient grave, le moment où on pourra successivement les placer dans les établissements pénitentiaires définitifs. »
Cette situation géographique « idéale » établie, le ministre de la Marine et des Colonies n’oublie pas l’essentiel du bien-fondé d’un bagne : les travaux forcés.
Là encore, les bénéfices sont inspirants. Pour la France tout d’abord, car les immenses forêts de Guyane pourraient « pendant des siècles fournir les bois qui manquent à nos constructions civiles et militaires ». Pour les prisonniers eux-mêmes ensuite, qui pourront accéder à la propriété en même temps qu’à l’action civilisatrice.
« Les travailleurs pourront entrevoir, dans un avenir plus ou moins rapproché, suivant leur retour plus ou moins prompt à une vie plus régulière, la possibilité de devenir propriétaires du sol qu’ils auront fécondé.
Cette perspective exercera nécessairement sur eux une grande action civilisatrice, et, suivant la noble pensée qui vous a inspiré, vous aurez rendu la peine des travaux forcés plus efficace, moins dispendieuse, en l’utilisant aux progrès de la colonisation française. »
Ces « travailleurs » du sol colonial seront d’ailleurs soumis à un régime alimentaire amélioré, plus proche de celui des prisonniers de guerre que celui des bagnards. Une modification « commandée par les nécessités hygiéniques d’un climat et d’un sol nouveaux ». Les détenus porteront des vêtements uniformes, adaptés au climat, et, Ducos l’assure, leur dignité sera respectée.
« Ces vêtements seront uniformes et reconnaissables à des signes distincts, mais ne porteront plus au même degré l’empreinte de la honte ou de l’infamie.
L’emploi des chaînes ne sera plus obligatoire ; il ne sera qu’un moyen de répression et de surveillance envers ceux qui auraient encouru cette rigueur. »
Enfin, un hôpital avec du personnel médical renforcé sera mis en place dans chaque camp, ainsi que des aumôniers chargés de l’instruction religieuse : « La parole des ministres de l’Évangile exercera son influence salutaire sur la réforme des coupables destinés à peupler notre colonie ».
Les heureux bénéficiaires de cette colonie pénitentiaire moderne seront classés en trois groupes.
« Les sujets dangereux ou pervers seront maintenus ou réintégrés sur les îles du Salut ou à bord d’un vaisseau-ponton, dans des lieux de discipline.
Ceux qui, par leur conduite, auront mérité un adoucissement de leur sort, après avoir été employés suivant leurs aptitudes diverses aux premiers travaux de l’établissement, seront affectés à la culture des terres et même à l’élève du bétail à proximité de l’établissement.
Enfin, ceux qui offriront des garanties sérieuses de leur retour complet aux sentiments d’ordre et de moralité pourront être mis soit en service chez les colons qui en feraient la demande, soit en possession provisoire de terres domaniales, situées dans un certain rayon de la colonie pénale. »
Un investissement coûteux que ce bagne de Guyane, puisque le ministre arrive à un total de 4 245 000 francs. Mais qu’est-ce en regard du « sentiment moral » du pays ?
« Cette dépense n’est pas, je le reconnais, sans importance ; mais il n’en n’est peut-être aucune qui satisfasse davantage au sentiment moral du pays. Tous les bons citoyens comprendront que jamais les ressources données au trésor par l’impôt ne reçurent une plus utile application. »
Le premier bâtiment, l’Allier, partira le 31 mars en direction des îles du Salut avec 300 condamnés à son bord. Commencera alors l’enfer de ce que l’on appellera la « guillotine sèche », tant les mauvais traitements, les maladies et les châtiments inhumains seront le lot quotidien des bagnards.
Sur les 17 000 hommes envoyés entre 1854 et 1867, il n’y aura que 7 000 survivants.
En 1923, le reportage d’Albert Londres scandalise et déclenche une prise de conscience. Cependant, il faudra attendre 1938 pour que les bagnes soient définitivement supprimés et 1953 pour que les derniers condamnés rentrent en métropole.