Antonin Artaud, vie et mort du « dernier poète maudit »
Poète, écrivain, acteur et metteur en scène, Antonin Artaud (1896-1948) marqua de son empreinte incandescente la vie artistique de l’entre-deux guerres, avant de connaître la maladie et l’enfermement en asile psychiatrique.
Poésie, littérature, théâtre, cinéma, dessin, radio : au fil d’une existence marquée par la douleur physique et psychologique, Antonin Artaud chercha à renouveler toutes les formes d’expression de son temps. Avec une obsession : renouer avec l’élan primordial, l’énergie « magique » qui selon lui faisait défaut au monde moderne. « Si je suis poète ou acteur ce n’est pas pour écrire ou déclamer des poésies, mais pour les vivre », écrira à la fin de sa vie l’auteur d’Héliogabale ou l’Anarchiste couronné et de Pour en finir avec le jugement de Dieu.
Personnalité « magnifique et noire », dixit André Breton, ce grand réfractaire, un temps compagnon des surréalistes, se fit connaître dans l’entre-deux guerres avant de devenir, à sa mort en 1948, une figure mythique des lettres françaises.
Antonin Artaud est né à Marseille en 1896. Dès l’adolescence, il est victime de violents maux de tête qui le tourmenteront toute sa vie. Installé à Paris en 1920, il envoie un premier manuscrit à la Nouvelle Revue Française (NRF), mais son directeur Jacques Rivière le refuse. S’ensuit une correspondance entre les deux hommes, que Rivière publiera. En 1925 enfin, paraissent à la NRF deux recueils poétiques signés Artaud, L’Ombilic des Limbes et Le Pèse-Nerfs.
Les Cahiers du Sud, dans une critique élogieuse parue en décembre 1925, parlent alors de textes « inclassables » et citent l’auteur :
« Tous ceux qui ont des points de repère dans l'esprit, je veux dire d'un certain côté de la tête, sur des emplacements bien localisés de leur cerveau, tous ceux qui sont maîtres de leur langue, tous ceux pour qui les mots ont un sens, tous ceux pour qui il existe des altitudes dans l'âme, et des courants de la pensée, ceux qui ont l'esprit de l'époque, et qui ont nommé ces courants de la pensée, [...] sont des cochons. »
En parallèle, Artaud est devenu acteur : admis en 1922 dans la compagnie du Théâtre de l’Atelier, fondée par Charles Dullin, il collabore ensuite avec Georges et Ludmilla Pitoëff à la Comédie des Champs-Élysées. En 1924, il adhère au groupe surréaliste, qu’il quittera avec fracas en 1926. « Ce qui me sépare des surréalistes, écrit-il en 1927, c’est qu’ils aiment autant la vie que je la méprise ».
En 1927, il fonde le théâtre Alfred Jarry avec Roger Vitrac et Robert Aron. Dans un texte intitulé « Manifeste pour un théâtre avorté », paru la même année dans Les Cahiers du Sud, Artaud explique son ambition de révolutionner le genre :
« Une confusion terrible pèse sur nos vies. Nous sommes, nul ne songerait à le nier, au point de vue spirituel, dans un époque critique. Nous croyons à toutes les menaces de l’invisible. Et c’est contre l’invisible même que nous luttons. Nous sommes tout entiers appliqués à déterrer un certain nombre de secrets.
Et nous voulons justement mettre à jour cet amas de désirs, de rêveries, d’illusions, de croyances qui ont abouti à ce mensonge auquel nul ne croit plus, et qu’on appelle par dérision semble-t-il : le théâtre. »
Artaud s’investit aussi au cinéma. En tant qu’acteur, dans le Napoléon d’Abel Gance (1927), où il joue Marat, ou bien dans La Passion de Jeanne d’Arc de Carl Theodor Dreyer (1928), et comme scénariste : La Coquille et le clergyman est porté à l’écran en 1927. Lors de la sortie, il écrit dans la revue dramatique Comœdia :
« Le cinéma se rapproche de plus en plus du fantastique, de ce fantastique dont on s'aperçoit qu'il est tout le réel, ou il ne vivra pas.
Il est certain que la plupart des formes de représentations ont vécu, voilà déjà longtemps que toute bonne peinture ne sert guère qu'à reproduire l'abstrait. »
Mais ses expériences cinématographiques sont décevantes. En revanche, sa découverte en 1931 du Théâtre balinais lui fait prendre conscience des possibilités du théâtre oriental. Ses réflexions sur la mise en scène lui inspirent en 1932 les deux manifestes du « Théâtre de la Cruauté » : pour Artaud, le théâtre doit échapper « à ce monde qui glisse, qui se suicide sans s’en apercevoir » et redevenir sacré.
En septembre, il fait la Une de Comœdia qui le classe parmi « l’avant-garde » dramatique et publie une lettre de lui :
« Je conçois le théâtre comme une opération ou une cérémonie magique, et je tendrai tous mes efforts à lui rendre, par des moyens actuels et modernes, et autant qu'il se pourra compréhensibles à tous, son caractère rituel primitif. »
En 1934, il publie Héliogabale ou l’anarchiste couronné, portrait halluciné d’un empereur romain du IIIe siècle qui tenta d’imposer un culte solaire avant de mourir assassiné à 19 ans : « Je dédie ce livre aux mânes d’Apollonius de Tyane, contemporain du Christ et à tout ce qui peut rester d’Illuminés véridiques dans ce monde qui s’en va », écrit Artaud en préambule.
Puis, mettant en pratique ses réflexions sur la mise en scène, il monte en 1935 Les Cenci, d’après Shelley et Stendhal, au Théâtre des Folies-Wagram. Maurice Dabadie, de L’Écho de Paris, assiste aux répétitions et interviewe Artaud à cette occasion :
« – Je veux que la représentation théâtrale ait l'aspect d'un foyer dévorant où action, situation, personnages, images soient portés à un degré d’incandescence implacable ; je veux aussi que dans mon spectacle le public soit plongé dans un bain de feu, agité lui-même par l'action et cerné par le mouvement à la fois spectaculaire et dynamique de l'œuvre.
Quel bonheur pour moi si j'arrive à faire participer le spectateur à la tragédie des Cenci avec son âme et ses nerfs ! »
Mais la pièce s’arrête après 17 représentations : ce sera la fin de l’expérience théâtrale d’Artaud, qui publiera en 1938 un recueil de ses textes sur le sujet, dans un livre dont l’influence sera considérable au fil du XXe siècle : Le Théâtre et son double. Le Jour note en septembre :
« Esprit tourmenté mais, par éclairs, singulièrement lucide, riche à la fois en traditions et en prémonitions, une sorte de révolutionnaire comme Antonin Artaud, ne veut, au fond, tels bien d’autres révolutionnaires, que ranimer les puissances, des disciplines, des facultés étouffées par une civilisation qu’ossifient ses connaissances et la manie de l’abstraction. »
La fin des années 30 verra Artaud basculer dans le « dérèglement psychique ». Souffrant d’angoisses, il prend depuis plusieurs années d’importantes doses de laudanum. Parti au Mexique en 1936 à la découverte de la tribu des Tarahumaras, il y découvre le peyotl. De retour en Europe, il fait scandale lors d’une conférence à Bruxelles. En septembre 1937, il est arrêté à Dublin pour vagabondage et trouble à l’ordre public.
Dès son retour en France, il est interné : un médecin écrit qu’Artaud « présente un état psychotique à base d’hallucinations et d’idées de persécutions ». Au cours des années suivantes, il passe par plusieurs centres psychiatriques. Sa santé physique se dégrade : en 1942, il pèse moins de 55 kilos. En 1943, il est interné à l’hôpital psychiatrique de Rodez, dans l’Aveyron, où il subit des séances d’électrochocs. Jusqu’à sa sortie en 1946, il remplit de grands cahiers de dessins et de textes, connus plus tard sous le nom de Cahiers de Rodez.
Ses amis (Jean Paulhan, Jean Dubuffet, André Gide...) obtiennent qu’il sorte de l’asile en mai 1946 : Artaud s’installe dans la clinique « ouverte » d’Ivry-sur-Seine. Il continue d’écrire. Le 13 janvier 1947, devant une salle comble au théâtre du Vieux-Colombier, à Paris, il prononce une conférence improvisée qui sidère les témoins, parmi lesquels tout le Paris littéraire et artistique (Gide, Camus, Breton...). André Gide la racontera dans Combat en 1948 :
« Il y avait là, vers le fond de la salle — de cette chère vieille salle du Vieux-Colombier qui pouvait contenir environ 300 personnes — une demi-douzaine de plaisantins venus à cette séance avec l’espoir de rigoler [...].
Mais non : après un très timide essai de chahut, il n’y eut plus à intervenir... Nous assistâmes à ce spectacle prodigieux : Artaud triomphait, tenait en respect la moquerie, la sottise insolente ; il dominait... »
La même année paraît un de ses plus beaux textes, Van Gogh le suicidé de la société, essai définitif sur le peintre néerlandais. En novembre, il enregistre pour la radio, à la demande de la RDF, un texte nommé Pour en finir avec le jugement de Dieu (à écouter ici). L’« émission », jugée outrageuse, n’est pas diffusée.
Atteint d’un cancer du rectum diagnostiqué trop tard, Antonin Artaud meurt à Ivry-sur-Seine le 4 mars 1948.
« Le dernier poète maudit vient de disparaître », écrit le journal France. « À l'heure où l’on porte le bol de café au lait et le morceau de pain aux malades, lit-on dans Combat, l’infirmière de service découvrait le corps d’Antonin Artaud, allongé par terre et sans vie. Il avait dû tenter de se vêtir. Il tenait encore une chaussure à la main. »
Le journal publie le même jour un entretien que Jean Marabini avait eu avec lui une semaine auparavant. « Je sais que j’ai le cancer, lui a dit Artaud. Ce que je veux dire avant de mourir, c’est que je hais les psychiatres. » Avant de poursuivre :
« Voyez-vous, nous avons perdu une certaine conception de l’homme. Vers l’an mil, l’homme ne mourait pas. Il y eut un temps où il vivait plusieurs siècles. Il y avait alors, des villages entiers de morts vivants comme il n’en existe plus que dans certains lieux retirés de l’Asie.
Tant que les philosophes croiront qu’il y a, d’une part, l’esprit, d’autre part, le corps, le monde ne progressera pas. Il y a seulement le corps de l’homme qui est perdu s'il pense. »
De nombreux écrits d’Artaud paraîtront de façon posthume. Après sa mort, d’innombrables auteurs, de Gilles Deleuze à Michel Foucault en passant par Maurice Blanchot ou Jacques Derrida, se pencheront sur le « cas Artaud », créant autour du personnage et des épisodes-clés de sa vie (les drogues, la folie, l’internement...) un mythe qui, trois quarts de siècle après sa disparition, demeure vivace.
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Pour en savoir plus :
Antonin Artaud, Œuvres, Quarto Gallimard, 2004
Évelyne Grossmann, Antonin Artaud, un insurgé du corps, Gallimard, 2006
Laurent Danchin et André Roumieux, Artaud et l’asile, Séguier, 2015