Emily Davison, la suffragette tuée par le cheval du roi George V
Le 4 juin 1913, en plein milieu d’une course hippique à Epsom, près de Londres, la militante britannique Emily Davison pénètre sur la piste. Un geste mystérieux qui provoqua la mort de la suffragette et l'indignation des médias.
Le 8 juin 1913, Le Petit Marseillais, comme la plupart des journaux français, raconte l’événement tragique survenu quatre jours plus tôt lors d’une célèbre course hippique britannique, le derby d’Epsom, auquel assistaient quelque 500 000 spectateurs. Emily Davison, une suffragette (c’est-à-dire une militante pour l'instauration du droit de vote des femmes), y a été violemment heurtée par un cheval appartenant au roi George V.
« Cette jeune personne, âgée seulement de vingt-cinq ans [NDLR : elle en a en réalité quarante], s’est précipitée au milieu de la piste, en plein moment de course, se jetant au-devant du cheval Anmer portant les couleurs du roi d’Angleterre. Elle avait les mains en l’air, paraissant vouloir s’emparer des brides de l’animal.
Le cheval pointa et retomba sur la suffragette, tandis que son jockey était désarçonné et traîné sur plusieurs mètres. Le jockey fut ainsi blessé sur plusieurs parties du corps, tandis que la suffragette était gravement atteinte à la tête [...].
Il y a probabilité que Miss Davison se soit lancée consciemment au-devant du cheval du roi d’Angleterre, afin de montrer, par un fait plus marquant que tous les autres, son dévouement à la cause des revendications féministes. »
Le jockey et le cheval s’en tirent sans grand dommage. En revanche, Emily Davison décédera des suites de ses blessures quatre jours plus tard.
Quel fut le sens du geste de cette militante jusqu’au-boutiste, membre du Women’s Social and Political Union (le WSPU, fondé par Emmeline Pankhurst) depuis 1906 ? L’hypothèse du suicide semble aujourd’hui peu vraisemblable. Deux drapeaux du WSPU ayant été retrouvés dans son manteau, il est possible qu’Emily Davison ait tenté d’accrocher l’un d’eux au cou d’un des chevaux disputant la course, sous-estimant leur vitesse.
La suffragette n’en était en tout cas pas à son coup d’essai. Cette ancienne gouvernante et institutrice avait écrit de nombreux articles en faveur de la cause suffragiste, au moment où le WSPU, rompant avec la bienséance jusqu'ici en vigueur, s'était engagé dans une série d'actions de plus en plus radicales.
Emprisonnée à neuf reprises pour avoir accompli des actes de désobéissance civile, Emily Davison a subi le gavage de force lors des grèves de la faim des militantes incarcérées. En 1912, alors qu’elle est en prison pour avoir incendié une boîte aux lettres, elle s’est jetée dans une cage d’escalier pour dénoncer le recours du gouvernement à l’alimentation forcée.
Sa mort va avoir un fort retentissement, d’autant plus que le choc a été filmé et que des photographies de l’événement sont publiées (comme ici dans La Revue française politique et littéraire). En France, les journaux réagissent de façon diverse. Peu compatissant, le quotidien conservateur Le Gaulois fait d’Emily Davison une folle à lier :
« Il est parfaitement évident que des gens qui espèrent convertir, par de tels moyens, les Anglais au féminisme, ne jouissent pas de leurs facultés et qu'il faut les envoyer non aux tribunaux, mais dans des maisons de santé. »
Dans son article du 9 juin, La Dépêche de Toulouse déplore lui aussi l’événement... mais uniquement parce que la chute du cheval a empêché « Nimbus », l’animal français en lice, de se distinguer.
« "Nimbus", de l'avis de bon nombre de sportsmen, était parfaitement qualifié pour arriver premier. Il est très bien parti, malgré ce qu'ont écrit certains correspondants mal informés [...]. La chute du cheval royal coupa l'élan du champion français et lui fit perdre dix longueurs [...].
Espérons que l'année prochaine aucune suffragette ne viendra diminuer les chances de notre champion. »
Toutefois, certains journaux, tout en condamnant le geste de la suffragette, attirent l’attention des lecteurs sur la situation politique qui en est à l’origine. C’est le cas d’Excelsior, qui lie l’acte désespéré d’Emily Davison au gavage inhumain dont ont été victimes les militantes féministes emprisonnées.
« Il faut aussi reconnaître que la répression vaut l'attaque. Elle l'égale en brutalité — elle la dépasse par l'humiliation du "gavage" forcé, la femme réduite à la condition du bétail. On l'alimente de haine, on l'assoiffe de martyre.
D'où l'acte insensé, ne rimant à rien en apparence, de miss Davison se jetant, le jour du Derby, sous les pieds du cheval aux couleurs royales. »
Même chose du côté du Petit Provençal, qui écrit :
« Nos torts à nous, législateurs de tous pays, sont autrement graves, puisque nous maintenons la situation inférieure de la Femme avec toute l’énergie que nous puisons en notre inavouable égoïsme.
Que les suffragettes anglaises renoncent tout de suite à leur implacable propagande, mais que les gouvernements, que l'opinion publique ne se désintéressent pas de la question sociale posée par ces femmes dont les fautes sont atténuées par le martyre. »
Le 9 juin, la presse française annonce la mort de la militante, quatre jours après le choc. Le Matin retranscrit les réactions des membres du WSPU :
« Ce décès a causé une profonde émotion dans les milieux suffragistes qui considèrent miss Davison comme une martyre de la bonne cause.
Cet après-midi, la "Ligue pour le droit des femmes" avait convoqué une nombreuse réunion au cours de laquelle Mrs. Despard, la voix étranglée par les larmes, déclara qu'elle espérait que le sacrifice de miss Davison "allumerait une flamme dans le cœur des hommes et les déterminerait à mettre fin à une situation redoutable". »
Le 14 juin, les funérailles de la défunte, à Bloomsbury (un quartier de Londres), vont en effet donner lieu à un très important rassemblement de suffragettes : 2 000 d’entre elles assistent aux obsèques. « Paix à sa cendre, note La Revue française politique et littéraire. Ses compagnes vont la vénérer comme une martyre. Mais sa lamentable fin fera-t-elle triompher en Angleterre le féminisme? On peut encore en douter. »
Il faudra encore attendre quelques années avant que le féminisme « triomphe » en Angleterre : en 1918, les femmes britanniques de plus de 30 ans obtiennent le droit de vote. Dix ans plus tard, elles pourront comme les hommes voter à partir de 21 ans.
Le nom d’Emily Davison, lui, ne sera pas oublié par les membres du mouvement suffragiste. En 1935, Sylvia Pankhurst, fille de la fondatrice du WSPU et elle-même militante pour les droits des femmes, reviendra dans Paris-Soir sur le destin de la suffragette renversée vingt-deux ans plus tôt :
« C'est elle qui, sans avoir jamais été découverte, fit sauter avec des explosifs , la maison de Lloyd George, à Walton Heath [...].
Mais ces manifestations, si violentes soient-elles, paraissaient même insuffisantes à Emily Wilding-Davison [...] Elle voulait que, grâce à son sacrifice, ses compatriotes "s'arrêtent et pensent". Elle y réussit... au prix de sa vie ! »
-
Pour en savoir plus :
Béatrice Bijon et Claire Delahaye (dir.), Suffragistes et suffragettes : la conquête du droit de vote des femmes au Royaume-Uni et aux États-Unis, ENS Éditions, 2017
Joyce Marlowe, Suffragettes: The Fight for Votes for Women, Virago, 2015 (en anglais)