Chronique

Les grands magasins face à la Seconde Guerre mondiale

le 21/11/2024 par Yacine Chitour
le 12/11/2024 par Yacine Chitour - modifié le 21/11/2024

Alors que les années 1930 s’achèvent par un relatif déclin économique des grands magasins, la période de guerre inaugure un moment de relance et de réorganisation de la représentation patronale – de même qu’une restructuration du secteur à la faveur des politiques économiques anti-juives.

Exposition

La Saga des grands magasins : l'exposition évènement à la Cité de l’architecture et du patrimoine

Du 6 novembre 2024 au 6 avril 2025, la Cité de l’architecture et du patrimoine vous invite à plonger dans l'univers fascinant des grands magasins. Un événement exceptionnel qui retrace l'évolution et l'impact des grands magasins sur la ville et nos sociétés, depuis leur émergence au XIXe siècle jusqu'à nos jours.

Découvrir l'exposition

Vastes infrastructures accessibles au public, les grands magasins sont des cibles privilégiées en cas de bombardements. Depuis le milieu des années 1930, au titre de la « défense passive » des populations civiles, les grands magasins doivent organiser eux-mêmes leur défense contre les bombardements des aéronefs ennemis.

Dans les Galeries Lafayette, une direction de la défense passive est créée, avec la mise en place d’un service d’inspection et l’aménagement d’abris pour la clientèle et le personnel. Les grands magasins deviennent vite le symbole de la destruction urbaine, comme dans le reportage du 8 décembre 1943 paru dans le journal collaborationniste Le Matin. À Nantes en septembre 1943 puis à Caen à l’été 1944, des bombardements alliés endommagent des succursales des Galeries, quand la quasi-totalité du bâtiment des Grands Magasins du Louvre, à Paris, est détruite par l’incendie provoqué après l’explosion d’un bombardier britannique abattu par l’artillerie allemande.

Les problèmes d’approvisionnement ne sont pas non plus sans effet sur l’activité. Les heures d’ouverture y sont réduites, à la fois pour s’ajuster à une demande moins importante et pour faire des économies sur la consommation d’énergie. À l’hiver 1940, le Grand Bazar de Lyon n’ouvre ses portes que cinq ou six heures par jour, avant d’élargir les horaires au printemps.

À défaut de marchandises, écrit l’hebdomadaire illustré 7 jours, les grands magasins misent donc sur l’accueil de la clientèle – ce dont Edmond Rachinel, chef du personnel du Printemps, essaie de convaincre le lectorat féminin de Marie-Claire, en octobre 1942, en exposant les qualités de la vendeuse idéale.

Lorsque la guerre éclate, la situation financière des grands magasins est morose. En France, les grandes enseignes sont confrontées à une législation fiscale défavorable, conçue pour ménager le petit commerce, ainsi qu’à l’émergence de modèles alternatifs, souvent concurrents : le magasin à succursales multiples ou, sous l’influence américaine, les magasins à prix unique.

Certes, les mois qui précèdent le début de la guerre marquent la revanche du patronat des grands magasins sur les lois sociales du Front populaire, notamment en bénéficiant de baisses d’impôt, de l’allongement du temps de travail, et du licenciement du personnel gréviste. Ces victoires patronales sont atténuées par des résultats économiques décourageants, que les représentants du patronat des grands magasins, à l’instar de Jacques Lacour-Gayet dans une interview donnée au Jour, imputent volontiers à la fiscalité française...

Dans un rapport confidentiel d’août 1939, un conseiller technique au ministère du Commerce conclut sèchement que,

« sur les sept [grands magasins] que nous avons enquêtés, le Printemps, les Galeries Lafayette, le Louvre, le Bon Marché et le Bazar de l’Hôtel de Ville présentent une situation nettement défavorable ».

Les affaires stagnent, mais les contraintes de l’économie de guerre et, très vite, de l’Occupation conduisent les grands magasins à faire peau neuve. La guerre accentue en effet le processus d’organisation et de concentration professionnelle du grand commerce. À partir de mai 1941, le Comité général d’organisation du commerce, émanation corporatiste issue de la Révolution nationale, occupe une place centrale dans la défense des intérêts des grands magasins.

Membre de son comité de direction, c’est le très discret Jacques Lacour-Gayet qui le représente sans doute le mieux. Normalien, agrégé d’histoire et personnalité centrale des milieux d’affaires européens des années 1920 aux années 1950, il incarne la présence du libéralisme économique dans les milieux économiques de Vichy.

Des années 1930 aux années 1940, la presse antisémite associe les grands magasins à un secteur contrôlé par la communauté juive, et qui mettrait en danger le monde de la boutique. Pour l’extrême droite, les grands magasins ne seraient que des monopoles étrangers imposant une « concurrence déloyale » aux petits commerçants.

Ce discours nourrit une lecture raciale des illégalismes financiers, qu’on retrouve dans la dépêche du Matin sur la condamnation des Galeries Lafayette pour hausse illicite des prix, en décembre 1940.

À partir de l’automne 1940, avec l’avènement de politiques économiques anti-juives, le secteur connaît de profondes transformations. Certaines enseignes en particulier, comme les Galeries Lafayette, sont ciblées par les mesures raciales d’« aryanisation », nom alors donné à la politique publique de spoliation légale des biens et entreprises possédés par des personnes dites juives. Le Cri du Peuple de Paris, journal du Parti populaire français, parti fasciste dirigé par Jacques Doriot, ne manque d’ailleurs pas de commenter en longueur l’ « aryanisation » à venir des magasins de Théophile Bader.

La spoliation ouvre la porte à toutes sortes de règlements de comptes, comme l’illustre la liquidation des magasins Lévitan, qu’encourage avec ferveur le Groupement national de l’ameublement, pour qui les prix faibles pratiqués par l’entreprise auraient une influence néfaste sur le marché. Les spoliations anti-juives révèlent tout aussi bien les convoitises allemandes pour un secteur qui, bien que n’étant pas décisif pour l’économie de guerre, constitue un atout majeur pour la politique commerciale de l’« Europe nouvelle ».

En septembre 1941, les colonnes de L’Œuvre, journal pronazi de Marcel Déat, annoncent de tout nouveaux partenariats commerciaux. C’est que les patrons des grands magasins collaborent non sans zèle avec l’économie du Reich. En 1941, le Printemps de Pierre Laguionie conclut ainsi un accord avec les magasins allemands Karstadt sous le patronage du Referat du commerce rattaché au commandement militaire allemand. De la même manière, des accords sont conclus entre Hertie et la Samaritaine de Gabriel Cognacq, et entre Erwege et les Nouvelles Galeries, sur la gestion de leurs stocks respectifs par leurs centrales d’achat.

Il faut dire que le paternalisme patronal des grands magasins se marie bien avec l’esprit de l’Ordre nouveau. Dès octobre 1940, les Galeries Lafayette – alors sous administration provisoire – encouragent leur personnel à se former gratuitement au nouvel Institut allemand, centre culturel de l’ambassade d’Allemagne, pour attirer les nouvelles clientèles d’outre-Rhin. Très vite, les employés germanophones de grands magasins commencent à offrir leurs services dans les petites annonces de la presse régionale.

À la Libération, des comités d’épuration se formeront dans chaque grand magasin. Telle employée se verra reprocher son hostilité à la France libre, tel autre son enthousiasme à servir les officiers nazis venus faire des achats, ou ses dénonciations malveillantes à la police.

Il en sera autrement pour l’état-major des magasins. De Victor Sabre (Bon Marché) à Pierre Laguionie (Printemps) en passant par Ernest Legros (Magasins du Louvre), les dossiers ouverts par la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration et la Cour de justice du département de la Seine sur la collaboration des dirigeants de grands magasins aboutiront à des classements sans suite, ou à des non-lieux.

La Libération marquera aussi la restitution des magasins saisis à leurs propriétaires légitimes. En avril 1945, Max Heilbronn, administrateur des Galeries, sera libéré d’une annexe de Dachau après sa déportation à Buchenwald. Il reviendra alors dans un conseil d’administration des Galeries débarrassé des Allemands, aux côtés de Raoul Meyer.

Pour en savoir plus :

Anne-Sophie Beau, Grand Bazar, modes d’emploi. Les salarié-e-s d’un grand magasin lyonnais, Thèse de doctorat d’histoire contemporaine sous la direction de Sylvie Schweitzer, Université Lumière Lyon 2, Lyon, 2001

Laurence Badel, Un milieu libéral et européen. Le grand commerce français, 1925-1948, Vincennes, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1999

Philippe Verheyde, Les Galeries Lafayette, 1899-1955. Histoire économique d’un grand magasin, Mémoire de maîtrise d’histoire sous la direction de Michel Margairaz, Université de Paris VIII, 1990

Philippe Verheyde, Les Mauvais comptes de Vichy. L’aryanisation des entreprises juives, Perrin, 1999

Philippe Burrin, La France à l’heure allemande. 1940-1944, Paris, Seuil, 1995

Max Heilbronn, Galeries Lafayette, Buchenwald, Galeries Lafayette, Paris, Economica, 1990