La Grande-Bretagne contre les machines : la violente révolte des luddites
Face à la menace de voir leurs métiers disparaître dans une Angleterre en pleine Révolution industrielle, les ouvriers textile se révoltent à partir de 1811 : ils détruisent les machines qui les concurrencent.
La légende veut qu’en 1779, un certain Ned Ludd ait, sans le savoir, ouvert la voie à une violente révolte qui éclaterait trois décennies plus tard : cet ouvrier aurait cassé deux machines à tricoter après avoir été fouetté pour lenteur au travail.
Son nom n’a pas tardé à s'imposer et son geste, à faire des émules. Dans une Angleterre affaiblie par l'effort de guerre contre Napoléon et bouleversée par la Révolution industrielle, le chômage et la misère grandissent parmi les ouvriers qualifiés.
Trois professions, en particulier, sont menacées par l'apparition de métiers mécaniques : les tondeurs de draps, les tisserands sur coton et les tricoteurs sur métier. Et la très libérale politique du « laissez-faire » appliquée par le gouvernement britannique n’arrange pas la situation.
La haine de ces machines menaçant de jeter des êtres humains au chômage explose en 1811. Plusieurs émeutiers détruisent alors des machines textiles dans un village près de Nottingham. Le mouvement se répand comme une traînée de poudre dans tout le nord industriel de l'Angleterre.
En France, cette crise est abondamment relayée par la presse. Ainsi, début janvier 1812, La Gazette de France se fait l'écho d'inquiétantes informations :
« À peine se passe-t-il un jour qui ne fournisse quelque nouvelle matière à la surprise et aux appréhensions ; car les mystérieux luddites sont toujours en alerte ; et leurs procédés démontrent chaque jour d'une manière plus claire leurs intentions. [...]
Dimanche matin, vers les trois heures, on brisa un métier dans cette ville même ; et la nuit suivante, quatre autres furent brisés à New-Radford, un desquels étoit [sic] regardé comme le plus beau métier à bas de soie qui existât ; on rapporte même qu’il étoit employé dans ce moment-là à faire un ouvrage de commande pour le prince-régent.
La même nuit, neuf métiers ont été complètement brisés à Bimby, village à environ sept miles d’ici. »
Au fil des semaines, la situation paraît de plus en plus incontrôlable. La gronde des tisserands atteint l'Écosse, et Glasgow.
Ainsi, La Gazette de France rapporte des informations du principal quotidien du soir britannique, The Star and Evening Advertiser, qui compatit au sort des ouvriers écossais – tout en déplorant au passage les dangers du « manque d'éducation » des classes populaires anglaises :
« C’est à regret que nous annonçons qu’il y eut à Glasgow, la semaine dernière, une alarme très sérieuse, dont la première cause est l’état de détresse dans lequel se trouvent depuis longtemps les ouvriers tisserands de cette ville et de ses environs.
Il faut convenir que la patience avec laquelle ces gens-là ont supporté les dures privations que leur a imposées la misère à laquelle ils ont été réduits, a été très exemplaire, et fournit une preuve frappante des avantages qui résultent pour une nation, de la bonne éducation des classes inférieures.
Il n’y a que la force des bons principes puisés dans l’éducation, qui ait pu produire dans les hommes, dont nous avons parlé, ce sentiment de leurs devoirs et celle constance dans l’adversité, qui seraient regardés comme un phénomène extraordinaire en Angleterre, où l’éducation des pauvres est trop négligée. »
Rien ne semble alors pouvoir arrêter la colère des ouvriers : les destructions de machines se multiplient partout dans le pays, tandis que les popriétaires des usines textiles sont parfois violemment pris pour cibles.
En février 1812, la peine de mort est instaurée pour les briseurs de machines, ce qui cristallise les tensions.
En avril, de nouvelles « scènes affreuses » sont relayées par la presse :
« Jeudi soir, vers minuit, la grande manufacture de drap de M. Jos. Foster, près de Wakefield, a été entourée d’un nombre considérable d’hommes armés qui, après avoir fermé toutes les issues qui conduisent à cette manufacture, ont brisé la partie du moulin qui sert à préparer le drap ; ils ont entièrement brisé les ciseaux et les métiers, ont détruit tous les cadres ; et, poussés par une frénésie diabolique, ils sont entrés dans cette partie de la manufacture [...] et y ont détruit tous les métiers [...]
Au commencement de cette scène affreuse, un détachement du corps principal de ces hommes égarés avait investi la maison occupée par les fils de M. Foster : ils en ont enfoncé les portes, ont brisé les fenêtres, sont entrés dans la chambre des jeunes gens et leur ont demandé les clefs de la maison sous peine d’être mis à mort sur-le-champ.
Ils ont tiré deux de ces jeunes gens hors du lit, les laissant nus sur le plancher, après les avoir attachés ensemble. »
En avril 1812, suite à la mort de deux luddites, le mouvement se radicalise. À l’été, des collectes d'argent et d'armes s'organisent, les actions armées s'intensifient. L'objectif des luddites est désormais clair : renverser le gouvernement.
En août, les journaux bourgeois anglais expriment leur plus vive inquiétude quant à la sûreté du pays :
« Chaque jour fait découvrir quelque nouveau sujet d’alarme, fait paraître quelque nouvel acte propre à nous inspirer les sensations les plus alarmantes et les craintes les plus vives pour la tranquillité et la sûreté du pays.
On nous a assuré que des assemblées de plusieurs centaines d'hommes ont lieu nuitamment dans des lieux écartés ; qu’on continue à faire prêter des sermonts séditieux, et que dans différents lieux de rendez-vous les noms de ceux qui font partie de ces abominables réunions sont appelés avec toute la régularité et l'apparence de la discipline militaire. »
Face à la radicalisation du mouvement luddite, la répression se fait impitoyable. Les patrons d'usines créent des milices, tandis que le gouvernement envoie plusieurs milliers de soldats dans les comtés jugés « rebelles ». Des chefs luddites locaux sont pendus. Fin 1812, la rébellion est matée.
De fait, et sans surprise, trois métiers du textile disparaîtront peu à peu des contrées britanniques à l'aube des années 1820.