Productivité et « homme-machine » : 1913, la France découvre le taylorisme
Traduit en 1912, l'ouvrage de F. W. Taylor, The Principles of Scientific Management, se présente comme une méthode de rationalisation du travail en atelier. Dans la presse française, le « système Taylor » séduit certains. Et est critiqué par d'autres, qui redoutent une transformation de l'ouvrier en « homme-machine ».
Rationaliser et réorganiser le travail avec toute la rigueur de la science, dans le but d'accroître la productivité : tel fut l'objectif inlassablement poursuivi par l'ingénieur américain Frederick Winslow Taylor (1856-1915), théoricien dont l'influence, au tournant du XXe siècle, fut considérable.
Au début des années 1880, dans un contexte d'essor de l'industrialisation, Taylor tente d'aborder la question de la productivité de façon méthodique. Il part de l'observation du travail des ouvriers, dont il décompose les mouvements en une série de gestes précisément chronométrés. Sa conclusion : le fait que les ouvriers élaborent eux-mêmes leurs méthodes de travail nuit à l'effort collectif et induit des pertes de temps, des doublons.
Sa méthode se propose donc de diviser le travail de façon stricte. Verticalement tout d'abord : les ingénieurs conçoivent les tâches, les ouvriers les exécutent. Toute dimension intellectuelle est éliminée de l'atelier. À un niveau horizontal, ensuite, les postes de travail sont répartis optimalement de façon à limiter les doubles emplois. Taylor imagine aussi un système de rémunération au rendement afin d'intéresser les ouvriers à leur productivité.
Une méthode qu'il rédige et publie en 1911 dans un livre intitulé The Principles of Scientific Management. En France, le livre est traduit en 1912 sous le titre La direction des ateliers, alors même que de grandes entreprises hexagonales commencent à s'inspirer de « l'organisation scientifique du travail » (OST) prônée par Taylor.
Pour beaucoup de journaux français, la rationalisation du travail préconisée par l'ingénieur de Philadelphie apparaît comme un moyen de rendre l'ouvrier aussi efficace qu'une machine. La comparaison, déjà apparue aux Etats-Unis depuis plusieurs années, est alors récurrente : elle suscite, selon les rédacteurs, enthousiasme ou effroi.
Les partisans de Taylor soulignent les gains réels de productivité permis par sa méthode. Ainsi d'Excelsior qui se penche, le 30 janvier 1913, sur la « curieuse innovation américaine » de l'ingénieur, « qui donne, paraît-il, des résultats merveilleux chez tous les industriels du Nouveau Monde » :
« M. Frédéric Winslow Taylor est un ingénieur des plus distingués, persuadé puisque le machinisme n'avait pas supprimé l'emploi du « moteur humain » qu'il convenait d'apporter dans l'emploi de ce moteur tous les perfectionnements déjà réalisés dans le domaine de la machine-outil […].
De même que dans la machine, tous les mouvements sont combinés pour concourir avec la moindre déperdition de forces au travail à exécuter, de même les gestes de l'ouvrier au travail doivent être combinés pour le maximum d'effet correspondant au minimum d'effort musculaire. En d'autres termes, le « moteur humain » ne doit exécuter que des mouvements utiles car les autres correspondent à une perte de temps et à une fatigue influençant fâcheusement le rendement. »
Même chose du côté du quotidien conservateur Le Figaro qui espère, le 3 mars 1913, voir le taylorisme se répandre bientôt en France :
« Le système Taylor revient à dire à l'ouvrier ceci : « En travaillant suivant les errements anciens, tu gagnes médiocrement ta vie ; tu produis peu ; mécontent, tu gaspilles ton temps, tes forces, et dessers ainsi l'industrie qui te fait vivre et dont la prospérité devrait pourtant t'importer. Moi, j'ai mesuré, par des expériences sévères et loyales, ce que tu peux et dois faire ; et je te dis : voici ce que je t'offre, si tu fais cela. Tu y gagnes, j'y gagne ; et sans que cela te coûte une seconde de plus de présence chez moi, tu auras l'aisance dont tu rêvais,— veux-tu ? [...] »
Aujourd'hui le système Taylor est généralisé dans les usines des Etats-Unis de l'Amérique du Nord où la prospérité industrielle a marché de front avec la prospérité ouvrière. Il faut espérer que la méthode réussira aussi bien chez nous. »
Le Petit Parisien, lui aussi, défend le « système Taylor » dans son article du 4 mars, peu de temps après qu'une grève a éclaté dans les usines Renault après la mise en place d'une organisation de type tayloriste :
« Le conflit qui s'est élevé récemment entre un grand constructeur d'automobiles et son personnel ouvrier a attiré l'attention du public français sur ce qu'on nomme chez nous le « chronométrage », et qu'on appelle en Amérique le « système Taylor », du nom de son inventeur. Des discussions assez âpres se sont engagées autour de cette innovation, que les uns estiment néfaste pour les travailleurs, tandis que les autres affirment, au contraire, que ses avantages sont égaux pour l'employeur et les employés [...].
Or, ces divergences d'opinion ne reposent, en réalité, que sur le malentendu déplorable qui veut que l'intérêt du patron et celui de ses ouvriers ou employés soient des ennemis irréconciliables. En partant de ce point de vue, il était aisé de transformer le système Taylor en moyen de compression du travailleur, contraint de fournir, en un même nombre d'heures, une production beaucoup plus considérable. Ceci n'est que l'apparence. La vérité est ailleurs [...].
Le système Taylor n'exige pas de la machine humaine un effort ininterrompu et accablant, qui la laisse déprimée, anéantie, en ne lui concédant qu'un maigre salaire, à peine suffisant pour lui permettre de réparer ses forces [...]. Il faut que son fonctionnement soit savamment réglé et échappe à la routine, à l'indolence, à tout ce qui nous reste d'un temps où le travail, non menacé par des compétitions redoutables, non harcelé par les besoins de plus en plus impérieux de la consommation, s'exécutait sans hâte, en échange d'un salaire médiocre. Il faut produire bien, produire vite et beaucoup en un temps donné. Seule, la discipline du mouvement, régularisation de l'effort humain, peut assurer ce résultat. »
Mais d'autres quotidiens vont critiquer abondamment la doctrine de Taylor. C'est le cas par exemple de L'Humanité, journal alors dirigé par Jaurès, qui dénonce, le 4 mars, « l'exploitation dite « rationnelle » et par conséquent intensive de la main-d’œuvre ouvrière » :
« Il est important de signaler à toute la classe ouvrière une tendance qui, dans les grands établissements capitalistes, s'affirmera fatalement de plus en plus, à rechercher les moyens d'augmenter le rendement du travail humain, pour le plus grand profit des détenteurs des instruments de production [...].
Le système Taylor suppose trois conditions :
1° La généralisation du travail à la tâche et aux pièces
2° La réglementation de tout l'effort de chaque homme, mécanisé par la direction
3° Une division du travail de surveillance poussée à l'extrême.
Ainsi, c'est l'annihilation de toute « l'humanité », de l'homme transformé en machine irréfléchie. Et M. Taylor ne l'envoie pas dire, c'est de brutes qu'il a besoin. Qui ne voit la dégradation qui menacerait ainsi une classe ouvrière dépossédée à fond de tout ce qui fait l'homme ? »
Quant au journal conservateur Le Matin, il tire la sonnette d'alarme en intitulant son article du 4 mars « L'homme-machine ».
« L'homme-machine. Telle est l'invention – ne serait-il pas mieux de dire la « création » ? – dont s'enorgueillit Frederick Winslow Taylor [...]. Certes, si la méthode Taylor tenait ce qu'elle promet, si pour le même effort elle permettait une production plus grande, il n'y aurait même pas besoin de discuter. Nulle part, nul ne ferait obstacle à sa mise en pratique. Mais justement, c'est ce qui est loin d'être démontré. Oui, Taylor accroît le rendement, oui, il augmente les salaires, oui, il diminue les heures de travail. Par contre, il jette à la rue les ouvriers de force moyenne. Il élimine les vieux, et qui plus est, il surmène, il tue [...].
Lorsqu'on évoque le système Taylor, on ne peut sans un frisson songer à la réponse faite, à Pittsburgh, à l'ingénieur anglais Fraser par un Américain. Cet ingénieur, après la visite des usines, frappé de ce fait qu'il y rencontrait seulement des ouvriers jeunes et vigoureux, demanda à l'Américain qui le pilotait :
– Où donc sont vos vieux ouvriers ?
D'abord l'Américain ne répondit pas. Puis, devant l'insistance de Fraser, il lui tendit son étui à cigares, et dit négligemment :
– Prenez donc ce cigare, et tout en fumant nous irons visiter le cimetière. »
C'est l'industriel américain Henry Ford qui, en cette même année 1913, poussera à son maximum la méthode imaginée par Taylor. Après avoir visité les abattoirs de Chicago, il combine le taylorisme avec le travail à la chaîne et imagine un fractionnement absolu des tâches : chaque ouvrier n'effectue qu'une seule et même action le long d'une chaîne mobile. C'est le « fordisme ». Taylor, lui, mourra en 1915 avant d'avoir vu le triomphe de sa doctrine, par ailleurs vivement critiquée par les syndicats américains.
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Pour en savoir plus :
Catherine Ballé, « La doctrine tayloriste », dans Sociologie des Organisations, PUF Que sais-je ?, 2013
Bernard Girard, Histoire des théories du management en France, L'Harmattan, 2015