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Tandis que l’économiste vient de faire paraître Capital et idéologie, nous sommes revenus avec lui sur les façons dont les sociétés démocratiques ont souvent su remettre en question les discours économiques dominants en proposant des méthodes alternatives – parfois considérées comme « invraisemblables ».
Après son best-seller Le Capital au XXIe siècle, l’économiste Thomas Piketty a publié à la rentrée dernière Capital et idéologie (Seuil), un ouvrage de plus de 1 200 pages décortiquant la façon dont les sociétés justifient les inégalités entre individus, sur plusieurs siècles et continents, de la France de la Belle Époque à l’Inde des sociétés de castes en passant par la Russie post-communiste. Un ambitieux tableau historique qu’il conclut par un appel à un « socialisme participatif » pour le siècle qui vient.
Propos recueillis par Jean-Marie Pottier.
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RetroNews : Quelle a été l'importance de l'histoire dans votre formation de chercheur en économie ?
Thomas Piketty : Dans le système éducatif français, j'ai un peu le parcours de quelqu’un qui s'est retrouvé à faire maths sup sans en avoir particulièrement envie. Je préférais l'histoire et la littérature au lycée et j'ai découvert qu'il existait un concours littéraire pour Normale Sup une fois que j’y suis rentré. J’ai publié une thèse d’économie très théorique et formalisée dont je me suis échappé grâce à mon premier livre, Les Hauts Revenus en France au XXe siècle (2001), qui m’a fait entrer dans la recherche historique.
Il est nourri de sources issues de l’impôt sur le revenu, que la France a été un des derniers pays industrialisés à créer par la loi du 15 juillet 1914, la question du financement de la guerre débloquant la situation au Sénat. À partir de cette date, on dispose, en tant que chercheur, de déclarations loin d'être parfaites mais qui, par rapport au système fiscal du XIXe siècle, permettent de baliser le terrain sur l'évolution des revenus. J'ai eu la chance de tomber sur ce gisement qui n'avait jamais été vraiment exploité car trop historique pour les économistes et trop économique pour les historiens, et qui permet de relire, à travers la question des inégalités, des épisodes comme les deux guerres mondiales, la crise des années 1930, le Front populaire, Mai 68…
Depuis, j'ai poursuivi ce sillon, d'abord en l'étendant à une trentaine de pays développés dans Le Capital au XXIe siècle, puis en dehors du cadre européen et à d'autres matériaux sur les discours idéologiques et les comportements électoraux dans Capital et idéologie.
16 juillet 1914 : la presse publie le texte de loi instituant « l’impôt complémentaire sur le revenu ».
Les historiens parlent souvent d’un « goût de l’archive ». C’est votre cas ?
J’aime beaucoup être dans des vieux rayonnages avec des cartons d’archives ou des livres jamais ouverts. Il y a des choses qu'on s'imagine qu'on va trouver mais les voir « pour de vrai » est un vrai plaisir. J'avais par exemple réussi à m’enfermer pendant de long mois dans les sous-sols de la bibliothèque de l'Assemblée nationale, avec tous ces cartons remplis des grilles de salaires des fonctionnaires sous la Révolution française, des budgets de l'époque…
Avec Gilles Postel-Vinay et Jean-Laurent Rosenthal, nous avons aussi beaucoup exploité les documents successoraux aux archives de la Seine, à Aubervilliers : je les utilise dans Capital et idéologie pour retracer la composition des patrimoines à la veille de la Première Guerre mondiale car on y voit les investissements internationaux, les obligations russes, les actions du Canal de Suez – toute une histoire de la mondialisation. Ce qui m'attriste, c'est que certaines de ces sources n'existent plus car la numérisation produit parfois paradoxalement une perte de mémoire. Les archives successorales et fiscales étaient autrefois très bien tenues mais, depuis les années 1990, il y a cette illusion parmi les services fiscaux que le numérique permettrait de se dispenser du papier. Mais comme ce numérique lui-même n'est pas forcément correctement archivé ou lisible... On ne s'en rend pas encore compte car il n'y a pas d'accès individuel à ces sources à cause des délais légaux mais un chercheur qui voudra regarder en 2070 les successions à Paris ou en France dans les années 1980-1990-2000 ne pourra pas le faire. C'est un affaiblissement de la mémoire assez préoccupant pour la possibilité de faire ce type d'histoire à l'avenir.
Les historiens s’étaient largement emparés du Capital au XXIe siècle, notamment au travers d’un numéro spécial des Annales. Cela a-t-il influencé Capital et idéologie ?
Oui, beaucoup. Tous les débats qui ont suivi Le Capital au XXIe siècle ont été très formateurs et utiles pour moi. Ils m'ont permis de mieux voir les limites du livre, dont j'étais déjà un peu conscient en le publiant. La nécessité, par exemple, de sortir du cadre occidental.
Capital et idéologie est aussi beaucoup plus riche en lectures là où Le Capital au XXIe siècle était plus monomaniaque, axé sur mes sources. Je cite d’ailleurs dans ce nouveau livre beaucoup d'auteurs de ce numéro des Annales comme Giacomo Todeschini sur l’histoire médiévale italienne ou Nicolas Barreyre sur l'histoire des États-Unis au XIXe siècle. J'essaie de donner en quelques pages l'essence de ce qu'ils ont trouvé, de faire vivre avec eux des civilisations, des sociétés, des épisodes historiques sur lesquels je n'ai pas travaillés directement mais qui m'ont aidé à construire le livre. Je prends beaucoup de plaisir à essayer de synthétiser ces recherches et de décloisonner des littératures historiques qui ne communiquent pas forcément beaucoup entre elles.
« Si on prend une perspective historique sur la question de la dette, on se rend compte que l’Allemagne, la France ou le Royaume-Uni ont déjà eu 200 % ou 300 % de leur PIB en dette publique – plus encore que la Grèce aujourd'hui. »
Pourquoi avez-vous décidé de mettre le concept d’idéologie au cœur de ce nouveau livre ?
On trouve toujours, dans les choix institutionnels d’une société sur ses rapports de propriété, son système fiscal ou son système d'éducation, l’effet de moments de crise très importants, de luttes sociales et de classes, de guerres, de crises financières. Mais si ces moments de crise restent dans mon schéma un des moteurs de l'histoire, ils ne suffisent pas à déterminer des trajectoires uniques : quand ils surviennent, que ce soit au moment de la Révolution française comme de la révolution bolchévique ou de la crise des années 1930, il y a plusieurs délibérations possibles : on va piocher dans les répertoires d'expériences ou d'idées du passé et c'est comme cela qu'un choix s'impose en fonction de rapports de forces qui ne sont pas seulement matériels mais aussi intellectuels.
Il faut aussi essayer de prendre au sérieux le fait qu'il y a quelque chose à apprendre de toutes les idéologies, même les plus inégalitaires, pour essayer de déterminer des débouchés aux crises. Il y a souvent de l'hypocrisie, bien sûr, dans celles défendues par les groupes dominants mais elles ne sont jamais un pur voile pour masquer des intérêts ; elles ont toujours un fond de sincérité et de plausibilité.
1934 : Le Petit Journal publie une « histoire de la rente à travers les âges ».
Capital et idéologie analyse notamment le développement à la fin du XXe siècle d’une idéologie « néopropriétariste » qui, comme un siècle plutôt, sacralise la propriété et justifie le creusement des inégalités. Parmi les causes de sa domination, vous citez « l'oubli de l'histoire » et la « division des savoirs économiques et historiques ». Dans quel sens ?
Une partie de notre désarroi démocratique contemporain provient de l’autonomisation excessive du savoir économique et je pense qu’il faut que toutes les sciences sociales, notamment l’histoire, s'approprient davantage ces questions de salaires, de dette, de patrimoine, pour renouveler les perspectives et avoir des débats publics plus imaginatifs.
Ce livre constitue un appel aux historiens à ne pas laisser le monopole de l'expertise aux économistes, qui ont souvent une vue historique très courte et défendent des solutions très conventionnelles aux problèmes financiers. Typiquement, si on prend une perspective historique sur la question de la dette, on se rend compte que l’Allemagne, la France ou le Royaume-Uni ont déjà eu 200 % ou 300 % de leur PIB en dette publique – plus encore que la Grèce aujourd'hui. La bonne nouvelle, c'est qu'on s'en est toujours sortis et qu’il y a différentes trajectoires pour cela.
On peut rembourser, bien sûr, comme le Royaume-Uni au XIXe siècle, qui a passé un siècle à davantage rembourser ses propres rentiers qu'investir dans l'éducation : ce n'était pas le seul choix possible et il n'est pas sûr que c'était le meilleur pour préparer le pays au XXe siècle. À l'inverse, après la Seconde Guerre mondiale, la France et l'Allemagne ont décidé de se séparer de leur dette publique beaucoup plus rapidement avec, notamment en Allemagne, des prélèvements exceptionnels sur les hauts patrimoines privés. Cela a permis d'éviter la casse de l'inflation qui avait fait beaucoup de dégâts dans les années 1920 et d'éviter de rembourser pendant une période indéfinie, et a reconstitué rapidement des marges pour investir dans les infrastructures.
Cela a été un immense succès historique sur lequel existe une forme d'amnésie aujourd’hui, alors que l'Allemagne ou la France expliquent aux États du Sud que la seule solution est de « rembourser patiemment » à coups d'excédents budgétaires.
« On s’étonne parfois de voir des candidats comme […] Bernie Sanders […] remettre au goût du jour des politiques de redistribution, mais si on regarde l'histoire longue des États-Unis, ce sont des choses qui y ont existé depuis très longtemps. Et en partie parce qu’eux-mêmes avaient très peur de devenir aussi inégalitaires que la vieille Europe. »
Toujours dans cette perspective, vous rappelez par exemple que les États-Unis ont longtemps pratiqué des taux d’imposition maximaux plus élevés que l’Europe. Ou que, dès la fin du XVIIIe siècle, des économistes français comme Graslin ou Lacoste proposaient des tranches d’imposition sur le revenu ou les successions à plus de 60 %, voire 70 %.
Ce sont des choses très peu connues alors qu'elles font aussi partie de l'héritage des Lumières. Ces réflexions étaient alors en débat chez Graslin et Lacoste mais aussi Condorcet ou Thomas Paine, qui proposait un impôt progressif sur les très hautes successions pour financer une dotation en capital. Elles n'ont pas abouti dans l'immédiat mais ont préparé le terrain et ont fini par aboutir au XXe siècle, en Europe et d'une certaine façon encore plus aux États-Unis – avant qu'ils ne repartent dans l'autre sens avec beaucoup de vigueur sous Reagan.
On s’étonne parfois de voir aujourd’hui des candidats démocrates à la présidence comme Elizabeth Warren ou Bernie Sanders ou des jeunes élus du Congrès remettre au goût du jour ces politiques de redistribution, mais si on regarde l'histoire longue des États-Unis, ce sont des choses qui y ont existé depuis très longtemps. Et en partie parce qu’eux-mêmes, au début du XXe siècle, avaient très peur de devenir aussi inégalitaires que la vieille Europe telle qu'ils la percevaient et d’y perdre leur esprit démocratique.
Tous ces objets, les inégalités, l'impôt, la dette, ont une histoire et j'essaie de valoriser dans mon livre des expériences d'apprentissage croisées mais aussi des moments d'amnésie, le fait que parfois la chaîne de diffusion du savoir s'interrompt.
En 1935, Franklin D. Roosevelt impose une hausse de l’impôt sur les revenus américains les plus élevés, la « Wealth Tax ».
Un mot revient très souvent dans le livre : « bifurcation ». Comment le définissez-vous ?
C'est l'idée générale que dans ces moments de crise et de redéfinition d'un régime inégalitaire, la voie qui va être choisie n'est jamais complètement déterminée à l'avance. Plusieurs trajectoires sont possibles et des rapports de force, y compris intellectuels, déterminent l'issue. Souvent, les acteurs ne savent eux-mêmes pas très bien où ils veulent aller et on les voit hésiter, apprendre, devoir convaincre le plus grand nombre possible de leurs solutions.
Par exemple, quand, la nuit du 4 août 1789, on décide l'abolition des privilèges de la noblesse et du clergé. Se pose vite la question de leur définition, de leur liste exacte et de ce que signifie leur fin. Il y a des cas simples mais d'autres très compliqués, notamment celui des journées de travail non rémunérées des paysans sur les terres des seigneurs, les « corvées ». Plusieurs thèses s'affrontent. Pour certains, cette pratique vient du servage, constitue une appropriation indue et doit être abolie sans compensation. Mais finalement, la vision qui l'emporte, c'est de dire que ces corvées ne sont pas très différentes d'un loyer et que si l’on commence à remettre en cause ces paiements, c'est l'ensemble du système de propriété qui va l’être.
Cela permet aux anciens propriétaires de garder leurs droits dans le cadre de relations qui ne sont plus celles de l'Ancien Régime, mais qui maintiennent une concentration de la propriété et du pouvoir à un niveau extrêmement élevé jusqu'à la Première Guerre mondiale.
Les choses auraient pu se passer différemment sous la Révolution, selon l'évolution de la conjoncture militaire et internationale par exemple, et il serait absurde de dire que la seule trajectoire qui pouvait se produire était celle-là.
Dans un passage frappant du livre, vous racontez comment, au Royaume-Uni, le Premier ministre travailliste James Callaghan, qui comptait proposer une réforme radicale généralisant l’actionnariat salarié, a hésité en 1978 à convoquer des élections anticipées alors qu’il était bien placé dans les sondages. Il ne l’a pas fait – et Margaret Thatcher l’a battu l’année suivante.
Clairement, cela aurait pu se passer différemment, un peu comme dans la théorie du battement d'ailes du papillon qui bouleverse la planète de l'autre côté... J'essaie de ne pas non plus réécrire les choses ou tomber dans l'histoire contrefactuelle en imaginant ce qui se serait passé après cela, mais d'insister sur les éléments de multiplicité possible dans des moments de crise qui se déroulent très vite.
Pour prendre une question qui me touche particulièrement, la démocratisation des institutions européennes, je me désole de voir un certain défaitisme de la pensée, un refus de débattre face à une impossibilité supposée du changement, alors que dans la réalité, il suffit d'un début de commencement d'une crise financière sévère pour qu'on soit obligé de redéfinir les choses très vite.
C'est par exemple ce qui s’est passé fin 2011-début 2012 quand un petit écart s'est creusé entre les taux d'intérêt français et allemands. Cela a effrayé tous les dirigeants européens et a poussé, en quelques mois, à une modification des traités européens, notamment budgétaires. En l'occurrence, ils n’ont pas été très bien modifiés et sans doute pas dans la bonne direction mais ce qui est intéressant dans cet épisode, c'est de montrer que les choses auraient pu se passer différemment pendant ces quelques semaines ou mois d'indétermination, que des mobilisations sur des projets alternatifs auraient pu conduire à l'adoption d'autres solutions. Les choses ne sont pas écrites à l’avance.
Vous vous montrez très sceptique sur le supposé exceptionnalisme d’un pays, sur son identité « immuable » en matière de choix économiques et sociaux.
L'égalité est toujours une construction sociale et politique et dépend de processus et de mobilisations sociales et politiques qui peuvent changer les rapports de force très vite. Le cas de la Suède est très frappant : souvent, en France, on le raconte comme s’il y avait une espèce de civilisation éternellement égalitaire depuis l'époque des Vikings, de même qu'on aime bien se représenter l'Inde comme éternellement inégalitaire depuis l'époque des castes... Ce qu'on observe en pratique, c'est que ça peut changer très rapidement.
La Suède, jusqu'en 1911, était la société européenne la plus sophistiquée dans l'organisation d'un régime censitaire avec un droit de vote non seulement réservé aux 20 % les plus riches de la population mais en plus proportionnel à la fortune dans une échelle de un à cent droits de vote. Et même sans plafond pour les élections municipales, au point que dans certaines communes, un seul électeur avait plus de 50 % des droits de vote ! Il y a eu ensuite une mobilisation très forte des syndicats et du parti social-démocrate, qui a pris le pouvoir en 1932 et mis cette machine étatique qui servait à enregistrer les propriétés au service d’impôts plus élevés et du financement de l'État social, ce qui a fait en quelques décennies de la Suède un pays plus égalitaire que les autres.
Et cela pourrait rechanger à l'avenir car, depuis la crise bancaire de 1990-1992, elle se trouve dans une attitude de petit pays apeuré face aux marchés et commence à revenir petit à petit en arrière sur ses avancées en matière de redistribution. Les idéologies des sociétés peuvent évoluer beaucoup plus rapidement que ce que voudraient faire croire les groupes dominants, qui ont toujours un peu tendance à naturaliser les inégalités, à les présenter comme intangibles, alors que les choses sont toujours plus fragiles et évolutives que cela.
« Vive la Suède rouge ! » : en septembre 1932, Le Populaire, le journal de la SFIO, s’enthousiasme pour le retour au pouvoir des sociaux-démocrates suédois, qui y resteront sans interruption jusqu’en 1976.
Ce refus de l’exceptionnalisme vous pousse à comparer des formations politiques qu’on pourrait penser assez éloignées, par exemple le parti démocrate américain à la fin du XIXe siècle et les partis européens de droite radicale aujourd’hui.
Cela permet de mieux mettre à distance des développements du présent face auxquels on n’a pas suffisamment de recul, en décalant un peu le regard, et aussi de se rendre compte parfois de trajectoires qu'on ne voudrait pas voir survenir.
Le cas du parti démocrate, parti de l'esclavage pendant la première moitié du XIXe siècle devenu petit à petit celui de Roosevelt et du New Deal puis d'Obama bien plus tard, a toujours été un sujet d'étonnement vu d'Europe. Dans la phase de la Reconstruction des années 1880-1890, il est à la fois très raciste et ségrégationniste vis-à-vis des Noirs et plus intégrateur et égalitaire vis-à-vis des blancs, notamment des nouveaux arrivants – Italiens, Irlandais, etc. – que le parti républicain, qui est plutôt celui des élites du Nord-Est. Les Démocrates ont tout un discours qui consiste à dire que les Républicains n’ont voulu l'abolition de l'esclavage que de manière hypocrite, pour disposer de prolétaires supplémentaires dans les usines…
Il y a dans ce discours des liens avec celui des mouvements sociaux-nativistes d'aujourd'hui, la Ligue en Italie, le parti conservateur polonais ou le Rassemblement national en France. Pour moi, le scénario-catastrophe serait que ces partis sociaux-nativistes arrivent à se hisser au pouvoir sur une plate-forme très violente face aux nouveaux migrants ou aux populations extra-européennes tout en jouant, avec un discours social plus ou moins convaincant, sur le fait que les autres partis ne se soucient plus de la réduction des inégalités.
Dans la dernière partie du livre, vous décrivez la montée d’un nouveau clivage politique entre une « gauche brahmane », le parti des diplômés, et une « droite marchande », le parti des détenteurs de capital financier. Vous écrivez qu’il peut faire penser à la logique des anciennes sociétés divisées en ordres, comme la France de l’Ancien Régime…
Dans la société trifonctionnelle, il existe effectivement un certain partage des rôles entre une élite religieuse, des intellectuels qui disposent de la culture écrite, et une noblesse guerrière pas forcément très portée sur cette culture écrite mais qui maîtrise les armes et apporte la sécurité.
Je ne veux pas non plus pousser trop loin la comparaison avec une gauche de diplômés et une droite, pour simplifier, d’hommes d’affaires (système d'ailleurs déjà dépassé en France, puisque ces deux mouvements ont été pour l'instant rassemblés par le parti actuellement en pouvoir) mais il existe des points communs. Ces différentes formes de légitimité à gouverner et faire le bien, celle du savoir et celle de l'« action », plus militaire mais économique, ont quelque chose d'intemporel et s'affrontent sur la scène politique. Avec le risque que ceux qui ne sont ni les élites du système éducatif ni celles du système marchand se sentent complètement abandonnées par ces conflits d'élites et se retirent du jeu politique ou soutiennent des mouvements ensuite décrits comme « populistes ».
Ce que j'essaie surtout de montrer à propos de cette « gauche brahmane » et de cette « droite marchande », c'est qu’il faut analyser le développement d'une certaine forme d'élitisme entre les partis de gauche et de droite pour comprendre ce qu’on appelle populisme, mot un peu fourre-tout pour désigner ce que certains, notamment privilégiés, n'aiment pas.
Vous êtes récemment intervenu de manière critique à propos de la réforme des retraites défendue par le gouvernement. Que peut nous apprendre Capital et idéologie du moment politique et social que nous traversons ?
Cette lutte sur les retraites illustre assez bien l'esprit général du livre qui est qu'il faut prendre les conflits idéologiques au sérieux, ne pas laisser les questions économiques et financières à un petit groupe d'experts et ouvrir le débat.
Sur la retraite universelle comme sur la dette publique comme sur tous les sujets économiques ou financiers que certains aiment parfois à présenter comme ayant une seule solution raisonnable et rationnelle, il y a toujours des alternatives et l'étude des trajectoires du passé peut nous aider à mieux choisir celle qu'on va finalement retenir pour l'avenir.
Le pouvoir en place essaie d'enfermer le débat entre sa réforme et une volonté de ne rien changer et de défendre des « privilèges ». En fait, on peut très bien être pour un régime universel de retraite mais celui-ci peut plus ou moins réduire les inégalités de retraite parmi les personnes âgées ou au contraire reproduire jusqu'au quatrième âge les inégalités telles qu'elles ont existé pendant toute la vie active. La diversité des solutions possibles peut parfois être masquée par la technicité des discussions ou par des stratégies rhétoriques mais il y a quand même derrière des groupes sociaux et des questions de répartition qu'il faut essayer de démasquer pour que s'expriment différentes visions, que des alternatives soient posées et qu'un choix soit fait au terme de luttes politiques, sociales et démocratiques.
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Le dernier ouvrage de Thomas Piketty, Capital et idéologie, est publié aux éditions du Seuil.