Vers une socio-histoire des inégalités : comment les dominations s'entretiennent
Dans son ouvrage Socio-histoire des inégalités, le sociologue Hervé Fayat plonge dans l'histoire des inégalités économiques et sociales pour mettre en lumière les « processus producteurs d’inégalités durables ».
RetroNews : La définition des inégalités est l’objet de luttes incessantes, comme vous le rappelez dans votre ouvrage. Quelle définition des inégalités avez-vous retenu pour en étudier l’évolution socio-historique ?
Hervé Fayat : La question vaut d'être posée car la définition des inégalités est effectivement au cœur de luttes sociales et « savantes » incessantes. Ces luttes portent tout d’abord sur la détermination de ce qui fait inégalité – « l’inégalité de quoi » comme dit Amartya Sen – et elles mettent aux prises des groupes inégaux dans leur capacité à faire reconnaître les inégalités dont ils sont victimes, de même qu’elles traversent les courants philosophiques et sociologiques quant à la délimitation du champ des inégalités ; doit-on, en philosophie politique, s’en tenir aux inégalités de dotation initiale, considérer les inégalités d’opportunité ou porter l’exigence jusqu’aux résultats au risque de diluer la responsabilité des choix ? En sociologie, doit-on, pour schématiser, s’attacher à l’inégalité des positions plutôt qu’à celle des chances ?
D’autres clivages, non moins importants, concernent l’échelle de mesure des inégalités ; doit-on considérer l’inégalité au niveau de l’individu, du ménage, de la catégorie socio-professionnelle, de groupes sociaux plus restreints, ou bien encore de « groupes cibles » définis relativement à l’âge, au genre, à l’origine ethnique, à l’orientation sexuelle, religieuse, etc. L’enjeu est important puisqu’il débouche sur un débat actuellement très « animé » en sociologie entre, pour simplifier, ceux qui entendent maintenir le lien entre la sociologie des inégalités à celle de la stratification sociale et ceux pour lesquels il y a une telle individualisation et une dispersion des inégalités sur de si nombreux registres que la démarche adéquate serait l’approche intersectionnelle des inégalités, chacun étant le carrefour singulier d’inégalités multiples et parfois hétérogènes.
Ensuite, « les données ne sont pas données », selon une formule utilisée par Alain Desrosières, et la quantification des inégalités, leur conversion en « nombres », suppose d’identifier et de circonscrire des objets, de mobiliser des moyens documentaires et des outils statistiques adéquats. Malgré d’énormes progrès, particulièrement en économie des inégalités, certaines inégalités ne sont pas encore bien mesurées (les inégalités spatiales ou les inégalités selon l’origine ethnique par exemple) ou bien difficiles à appréhender (la mesure multidimensionnelle des inégalités, par exemple, pose de redoutables problèmes de méthode) tandis que d’autres résistent à la quantification, comme les inégalités d’intégration sociale.
On comprend que dresser une sorte de liste des inégalités conduit vite, comme l’observe François Dubet, à faire de cette branche de la sociologie « un gouffre sans fin ». À l’inverse, les organiser toutes dans un système ou une régime laisserait échapper la variété historique des configurations inégalitaires. C’est pourquoi j’ai essayé, en inscrivant ma démarche dans une perspective historique, de prendre le problème en amont en identifiant plutôt des processus producteurs d’inégalités durables (processus d’exploitation, de monopolisation, de catégorisation et de domination, etc.).
Vous montrez que la grande inégalisation du XIXe siècle a, en réalité, débuté avant la Révolution industrielle – et qu’elle ne concernait pas que le domaine économique…
Cette « grande inégalisation », que l’on appelle souvent la « malédiction de Kuznets », nous vient de la fameuse courbe que Kuznets a exposée dans un article de 1955 et elle correspond à une augmentation des inégalités concomitante à la Révolution industrielle. L’histoire économique observe effectivement une croissance des inégalités économiques avec une stagnation des revenus du travail et une envolée des revenus du capital mobilier et immobilier au cœur de la Révolution industrielle. Pour autant, il faut poser quelques limites à cette représentation. Tout d’abord, l’inégalisation n’est pas aussi spectaculaire que cela car, en France comme en Grande-Bretagne, on part d’un niveau d’inégalité déjà très élevé, et elles ne sont pas seulement économiques. Ce qui change plus radicalement, c’est leur principe de légitimation.
Les inégalités d’Ancien Régime s’appuyaient sur une société de la rente et du rang fondé sur la naissance. S’y substitue, au lendemain de la Révolution et jusqu’au dernier quart du dix-neuvième siècle, une « société patrimoniale ». Avec elle s’impose un principe d’allocation des ressources économiques, sociales et politiques basé sur la détention de patrimoine ; ce dernier est une sorte d’équivalent universel qui permet d’accéder à presque tout : le marché matrimonial par la dot, les hauts revenus car le patrimoine est plus rémunérateur que le travail même très qualifié, la représentation politique par le cens, les positions sociales les plus prisées plus sûrement que le diplôme, etc.
C’est cette « configuration inégalitaire » qui domine la période de la Révolution industrielle, cette dernière n’ayant pas immédiatement accouché d’une « société industrielle ». Le terme de « configuration », au sens de Norbert Élias, m’a semblé mieux à même que celui de « régime d’inégalité », de rendre compte d’un processus car il permet simultanément de dresser un tableau synoptique des principes d’allocation des ressources, donc des inégalités d’avoir, de pouvoir, de savoir, etc., et de pointer les tensions qui traversent ces principes et seront à l’origine d’une reconfiguration progressive ou parfois brutale. En effet, cette « configuration inégalitaire patrimoniale » est très tôt soumise à des tensions entre ceux qui défendaient le travail et la compétence contre les tenants du patrimoine, entre ceux qui défendaient l’extension du vote et ceux qui y voyaient une fonction liée au patrimoine, ou entre les défenseurs du diplôme et les héritiers de la fonction.
Toutes ces luttes sociales, économiques et symboliques participent au processus continu de configuration des inégalités. Or, il me semble que c’est ce processus configurationnel global que l’histoire sociale des inégalités doit s’efforcer de saisir plutôt que de s’en tenir à la comptabilité du partage des richesses et des chances au travers des âges. Ainsi peut-on envisager de retracer de façon non déterministe la succession de configurations inégalitaires en observant par exemple, au fil de l’équilibre des tensions, l’évolution de la configuration patrimoniale vers une configuration plus méritocratique au XXe siècle, puis une « involution » avec le retour des inégalités – qui ne ressuscite par pour autant la configuration patrimoniale du XIXe siècle mais ouvre plutôt à un changement d’échelle, à une configuration mondiale des inégalités.
À quoi est lié le mouvement inverse apparu au XXe siècle, celui de « la grande égalisation » ?
Cette grande égalisation pose une question fondamentale : comment faire le partage des causes exogènes et endogènes dans l’évolution des inégalités ?
On a longtemps considéré, en suivant Kuznets, que les inégalités économiques avaient décru sous l’effet de l’élévation du revenu par tête, d’un déplacement de population vers les zones urbaines, des mobilisations sociales et politiques et d’une collectivisation plus grande du revenu national nécessaire à la formation de la population active. Ceci se vérifie assez bien de la fin du premier conflit mondial aux années 1980 dans de nombreux pays développés ; en France, par exemple, les luttes syndicales et politiques de l’entre-deux guerres, avec la victoire du Front Populaire et les Accords Matignon, initient une conventionnalisation des salaires qui, renforcée durant les « Trente glorieuses » et particulièrement les Accords de Grenelle, réduisent les inégalités salariales.
Pour autant, les causes exogènes comme les guerres ou les grandes épidémies, qui expliquaient l’essentiel de la variation des inégalités dans les sociétés préindustrielles, n'ont disparu au XXe siècle. De nos jours, on évalue mieux leur impact sur les inégalités. Les deux guerres mondiales se sont accompagnées d’une destruction de capital immobilier et mobilier considérable. Ces causes exogènes ont touché les très hauts revenus et les hauts patrimoines – les deux étant alors très liés – ce qui a fait que dans les années suivant la Première Guerre mondiale, on a assisté à une « euthanasie » des rentiers, pour reprendre une expression de Keynes. Cette « euthanasie » est due à l'érosion du capital sous l’effet de la guerre mais aussi de la crise de 1929. Ces chocs ont donc affecté le sommet de la distribution des revenus et des patrimoines et, combinés à l’émergence des « cadres », ils ont recomposé économiquement et socialement le dernier décile de revenus.
Si l’on additionne tous ces phénomènes, on a une idée du mouvement d’égalisation économique qui s’est opéré, mêlant causes exogènes et endogènes. Mais il ne faut s’en tenir là ! Toutes ces transformations sont solidaires de la remise en cause, certes incomplète, des formes les plus violentes de la domination sociale et politique qui prévalaient jusqu’alors. On peut citer une meilleure protection de la condition salariale, la reconnaissance de la représentation syndicale ou l’arrivée dans les assemblées représentatives d’élus issus de classes sociales modestes, parvenus à surmonter leur illégitimité politique grâce à des groupements politiques collectivisant les moyens.
Depuis trois décennies, on observe un nouvel accroissement des inégalités économiques. Comment l'expliquez-vous ?
Ce retour des inégalités a été très brutal dans les pays anglo-saxons et un peu décalée et amorti en France car le mouvement d'inégalisation des revenus primaires fut chez nous, jusque dans les années 1980, compensée par le maintien d'une redistribution monétaire et en nature (services publics de santé, d’éducation...).
Le retour des inégalités économiques est bien plus perceptible si l’on observe le patrimoine plutôt que le niveau de vie, de même qu’il est flagrant dès les années 1990 si on le mesure en utilisant des fractiles plus fins (les 1% les plus riches, par exemple). Les causes avancées sont nombreuses, parmi lesquelles la financiarisation de l’économie, la mondialisation, le progrès technique biaisé qui avantage les plus qualifiés, mais ces raisons ne doivent pas exonérer de toute responsabilité les politiques fiscales moins progressives, les politiques sociales moins redistributives ou le désengagement de l’État en matière de régulation salariale. Et bien évidemment, les inégalités monétaires ne doivent pas monopoliser toute l’attention au moment où se renforcent aussi des inégalités face au travail, à la santé ou à l’école.
Pour finir sur une touche plus optimiste, relevons cependant que certaines inégalités régressent sur le long terme comme les inégalités de genre ; sur un rythme bien lent, il est vrai…
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Hervé Fayat est sociologue et politiste. Son ouvrage Socio-histoire des inégalités est paru aux éditions La Découverte en 2022.