Entre la mort d’Edison en 1931 et la percée médiatique d’un Steve Jobs au début des années 1980, on a l’impression que le mythe connaît une forme de reflux.
Tout à fait. On peut expliquer ça, à mon avis, de deux manières. Tout d’abord, les années post-krach de 1929 (qui voient la mise en place du New Deal par Roosevelt) et l’après-guerre sont celle du triomphe d’une vision keynésienne de l’économie, de l’État-providence, avec une gauche forte, des syndicats souvent puissants, contexte où de facto, on célèbre plus les efforts collectifs et moins les figures entrepreneuriales. La contre-réforme libérale des années 1980 vient balayer tout cela.
Désormais, ce qui compte, c’est avant tout la réussite individuelle. On mobilise les clichés de l’entrepreneur génial pour dénigrer toutes les revendications égalitaires et le maintien des droits sociaux. En somme, si vous êtes pauvres, c’est que vous n’avez pas assez fait preuve d’effort et d’intelligence pour vous élever économiquement, discours que l’on retrouve chez des personnalités politiques comme Ronald Reagan, mais également Margaret Thatcher et dans une moindre mesure dans la gauche mitterrandienne séduite par Tapie.
Il y a aussi un effet de génération. Pour créer un récit individuel, il faut que celui-ci s’intègre dans une aventure collective. À la fin du XIXe siècle, les entrepreneurs incarnent une Amérique qui unit son immense territoire par le rail, par l’emploi du téléphone, et qui devient, grâce notamment aux progrès technologiques, la première puissance industrielle mondiale. En somme, et c’est comme cela qu’ils sont souvent appelés aux États-Unis, Edison, Carnegie, Rockefeller sont perçus comme les « Pères fondateurs » de l’économie américaine, en référence aux Pères fondateurs (« Founding fathers ») du XVIIIe siècle qui ont accouché de l’Indépendance américaine, comme Jefferson, Washington, mais aussi évidemment Benjamin Franklin.
Dans les années 1980-1990 s’ouvre une « nouvelle Frontière digitale », terme également très connoté renvoyant aux pionniers de l’Ouest. Comme les grands espaces mythifiés, cette nouvelle frontière avait un caractère utopique. On expliquait que l’informatique allait alléger le travail, qu’Internet allait créer un village global, discours qu’intègrent et promeuvent les figures entrepreneuriales de l’époque, comme Steve Jobs et Bill Gates.
Justement, vous parlez du discours utopique. On a l’impression que cette caractéristique est centrale dans le mythe de l’entrepreneur.
Le mythe de l’entrepreneur est à mon sens un sous-ensemble de l’imaginaire du progrès, notamment du progrès par la technologie. L’entrepreneur, dans son rôle prométhéen, est présenté comme celui qui va faire don à l’humanité d’un nouvel élément qui va lui permettre d’avancer sur la route du progrès.
Les « pères fondateurs » de l’économie américaine sont vus comme ceux qui ont amené l’âge du rail, puis l’âge de l’électricité. Depuis une quarantaine d’années, c’est l’âge digital qui est mis en avant. Le décor change, mais la narration reste la même. Pour les tenants du mythe de l’entrepreneur, celui-ci a un rôle historique à jouer. Cette idée se retrouve dans le roman La Grève (Atlas Shrugged [« Atlas enchaîné » en anglais, NDLR]) d’Ayn Rand publié en 1957, dans lequel elle utilise l’image du titan Atlas de la mythologie grecque pour affirmer que les entrepreneurs, les créatifs sont ceux qui portent sur leurs épaules l’humanité. Sans eux, le monde se retrouve paralysé.
Voilà pourquoi, à mon sens, un entrepreneur ne peut pas accéder à la célébrité dans toutes les industries. Il n’existe pas de grandes figures entrepreneuriales dans le textile (mis à part la haute couture, qui est un cas à part), ou dans l’agroalimentaire. Pour parvenir au statut d’un Edison ou d’un Jobs, il faut toujours incarner une industrie d’avenir.