Interview

« Il faut s'adapter » : aux origines d'un impératif néolibéral

le 24/10/2024 par Barbara Stiegler, Marina Bellot
le 02/05/2024 par Barbara Stiegler, Marina Bellot - modifié le 24/10/2024

D'où vient l’injonction à s’adapter, sans cesse, aux mutations d’un monde de plus en plus complexe ? La philosophe Barbara Stiegler s'est penchée sur l'histoire de ce credo néolibéral qui, depuis la Révolution industrielle au XIXe siècle, n'a cessé d'irriguer le monde contemporain.

RetroNews : Qui est Walter Lippmann, l'homme à l’origine de cet impératif devenu célèbre : « Il faut s’adapter » ? Que signifie-t-il ?

Barbara Stiegler : Lippmann (1889-1974) est un diplomate, journaliste et essayiste politique américain, qui a eu une influence considérable sur l’histoire politique des États-Unis. C’est lui qui a théorisé le néolibéralisme dans son ouvrage de 1937 intitulé The Good Society, autour duquel convergeront tous les « nouveaux libéraux » au colloque Lippmann de 1938.

Selon lui, pour la première fois dans l’évolution de la vie, l’espèce humaine est totalement désadaptée par rapport à son nouvel environnement. La révolution industrielle a créé cette situation complètement inédite, qui explique toutes les pathologies sociales et politiques de l’époque, aggravées par le laisser-faire étatique. Il faut donc repenser l’action politique comme une intervention visant à la réadapter aux exigences de son nouvel environnement.

C'est pourquoi, avec l’aide des nouveaux experts en sciences humaines et sociales, le gouvernement doit conduire un ensemble d’expérimentations de grande ampleur qui permettront de surmonter enfin le « retard de l’espèce humaine sur sa propre évolution ».

Que postule et préconise la doctrine néolibérale forgée par Lippmann ?

Pour Lippmann, c’est la masse passive de l’espèce humaine qui retarde structurellement sa propre évolution. Au modèle démocratique traditionnel, qui accorde la souveraineté politique au peuple lui-même, Lippmann substitue donc une nouvelle forme de démocratie, dans laquelle la souveraineté est désormais entièrement partagée par les représentants et des experts « indépendants » censés éclairer les décideurs. Leur rôle est d’indiquer aux dirigeants comment gouverner la « masse statique » en la conduisant dans la bonne direction : celle d’une réadaptation à son nouvel environnement mondialisé.

En fabriquant le consentement des masses grâce à la propagande des industries culturelles, il s’agit au fond de faire muter la démocratie en une démagogie.

Quelle conception de la démocratie son principal contradicteur, le philosophe John Dewey, l'un des fondateurs de la social-démocratie, porte-t-il ? 

Pour Dewey, Lippmann a une vision totalement faussée de la démocratie. Il propose un tout autre modèle démocratique, qui redonne toute l’initiative à ce qu’il nomme les publics. Au gouvernement des experts, il oppose le partage social des connaissances et leur mise à l’épreuve collective. Selon lui, les publics doivent se réapproprier les moyens de « communiquer » entre eux afin de réformer le tissu vivant, non seulement du social, mais de la « communauté ». Dans la pensée de Dewey, la démocratie doit s’étendre à toutes les dimensions de la vie humaine, et doit explicitement affronter la question des valeurs, des fins et des buts visés en commun par la communauté politique.

En quoi leurs échanges résonnent-ils, selon vous, tout particulièrement aujourd'hui ? 

On assiste aujourd’hui à un affrontement très brutal en effet, qui rejoue le combat intellectuel de Lippmann et Dewey. D'un côté, on a une vision de la démocratie qui la vide de toute référence au peuple, lequel est accusé d’être bourré de biais cognitifs et de tendances complotistes et donc jugé incapable de se gouverner lui-même – raison pour laquelle il faudrait confier aux élus, éclairés par des experts, la bonne direction à imposer aux sociétés. Et de l'autre, la revendication d’une souveraineté du peuple qui se fait à nouveau entendre un peu partout dans le monde, avec des poussées insurrectionnelles visant à faire reconnaître la souveraineté des publics, seuls légitimes à se gouverner eux-mêmes.

Barbara Stiegler est philosophe, maîtresse de conférences à l'université Bordeaux-Montaigne. Son ouvrage « Il faut s'adapter ». Sur un nouvel impératif politique est paru aux éditions Gallimard.