Interview

Charles Bedaux, le « Taylor français » accusé d'être un agent nazi

le 29/07/2024 par Thierry Lentz, Marina Bellot
le 05/07/2024 par Thierry Lentz, Marina Bellot - modifié le 29/07/2024

Inventeur d'un système d'organisation du travail qui a conquis les États-Unis et l'Europe durant l'entre-deux-guerres, Charles Bedaux a mené grand train avant d'être victime de son ambition, de ses imprudences et de ses excès, comme le raconte l'historien Thierry Lentz dans la biographie qu'il lui a consacrée. 

Mais qui est donc Charles Bedaux, ce Français né à Charenton-le-Pont devenu multimillionnaire aux États-Unis ? S'il est aujourd'hui tombé dans l'oubli, ce self made man inventeur d'une méthode d'organisation du travail adoptée par plus de 1 000 entreprises à travers le monde a défrayé la chronique, tant économique que mondaine, dans l'entre-deux-guerres.

Aussi flamboyant qu'imprudent, il commit à l'orée de la Seconde Guerre mondiale des erreurs qui permirent à ses contempteurs de l’accuser d’être favorable aux nazis. Après sa mort en prison en 1944, il fut rayé des mémoires, tandis que sa méthode trouvait une seconde jeunesse dans les besoins de la reconstruction... Thierry Lentz retrace dans son dernier ouvrage la gloire et la chute de Charles Bedaux le magnifique.

RetroNews : Comment avez-vous fait la connaissance de Charles Bedaux ? Qu’est-ce qui vous a interpellé chez lui, au point de lui consacrer un livre ? 

Thierry Lentz : Il s’agit d’un hasard, intervenu lors de la sortie de mon livre sur Hitler au Berghof. Un ami me dit alors « évidemment, tu parles de Charles Bedaux », pensant à tort, comme on l’a souvent dit, qu’il avait un chalet près de celui de Hitler. Ma curiosité était piquée.

Intrigué par ce Bedaux dont j’ignorais jusque-là l’existence, j’ai fait quelques recherches et sa très grande célébrité dans l’entre-deux-guerres m’a interpellé, ce d’autant plus qu’on ne parle plus du tout de lui aujourd’hui. Je suis donc parti à sa rencontre, notamment grâce à RetroNews à travers la presse de l’époque, dans laquelle il était très présent : pas un mois sans qu’on parle de lui, le « Taylor français », « le multimillionnaire », « l’ami du duc de Windsor »…

Qui est donc cet homme qui a défrayé la chronique de l'entre-deux-guerres avant de disparaître des mémoires ?

Bedaux est issu d’une famille de techniciens. Son père est ingénieur aux chemins de fer de Charenton-le-Pont, c’est une personnalité locale. Ses frères font de belles études, lui n’est pas fait pour ça. Il est loin d’être idiot mais fait figure de mouton noir de la fratrie. Il est mis à la porte du lycée et commence à travailler, comme magasinier, petit employé de bar, puis homme de liaison d’un proxénète de l’époque. Quand celui-ci est abattu, il décide de se mettre au vert aux États-Unis.

Il se présente au service d’immigration comme publicitaire, commence comme homme de ménage, terrassier, jusqu'à s'installer en 1908 à Saint Louis, où il se fait embaucher dans la firme de produits pharmaceutiques Mallinckrodt. C’est un employé curieux, organisé et observateur. Il se révèle rapidement très doué pour l’organisation et la logistique, lit énormément sur le sujet, notamment les ouvrages de Taylor et Emerson. Fort de ses connaissances, il se met à élaborer des solutions pour faciliter le travail. À l'époque, la profession d’ingénieur-conseil est en plein développement : les entreprises doivent réorganiser, rationaliser leur production. Bedaux tombe à point nommé.

Il raconte qu’il aurait eu un Eurêka une nuit pendant la guerre de 14, mais en réalité il a établi petit à petit sa méthode. Il la vend comme une méthode plus humaine que le taylorisme brut, dans la mesure où il y intègre la notion d'effort et d'environnement de travail. La méthode Bedaux est censée améliorer les salaires et les profits. Dans les faits néanmoins, les profits augmentent beaucoup plus vite que les salaires...

Quelles sont ses positions sur le capitalisme ?

Bedaux pense que le capitalisme passif est anti-économique, et qu’il faut par conséquent limiter au maximum ce capitalisme d’actionnaires passifs, et privilégier le capitaliste qui travaille dans son entreprise. Il va mener des recherches un peu farfelues sur l’équivalisme, et imaginer une société où l'on remplacerait l’argent par des « points Bedaux ». Ce système ne verra pas le jour mais Bedaux gagne bientôt son premier million : au début des années 1930, c’est la 5e fortune des États-Unis.

Il doit ce succès à son système de franchise : on adopte sa méthode, ses ingénieurs la viennent la mettre en place, puis les entreprises la font fonctionner et il touche des royalties sur ses droits d'auteur, en quelque sorte. Il va travailler avec plus de 1 000 entreprises, dont les plus grandes firmes américaines et européennes. La méthode Bedaux prouve son efficacité, au plus grand bonheur des industriels, mais reste une forme de taylorisme (chronométrage, objectifs à remplir…) très mal vécue par ses ouvriers.

Quel est le grain de sable qui grippe l’engrenage et précipite sa chute ? 

Son affaiblissement vient du plus grand événement de sa vie. Dans les années 1930, Bedaux est tellement riche qu'il délaisse sa vie professionnelle et s'occupe désormais surtout de sa vie personnelle. ll achète le château de Candé, près de Tours, dans lequel, par une suite de hasards, le duc de Windsor et sa future femme, l’actrice Wallis Simpson, atterrissent et décident d’organiser leur mariage en 1937. Bedaux passe alors d'une actualité économique à une actualité mondaine mondiale.

C’est le grand moment de sa vie, celui qui le pousse à croire qu'il va jouer un rôle politique de premier plan. Il va alors s’occuper du voyage du duc de Windsor dans l’Allemagne nazie, et va être accusé d'être un soutien du IIIe Reich. Les syndicats, très combatifs à l’époque, vont en profiter pour s'en prendre à lui, d’abord aux États-Unis, puis en France, alors gouvernée par le Front populaire. On assiste à un véritable déchaînement contre lui, c’est l’ennemi numéro 1. Tout son système va s'effondrer en quelques années.

Est-ce finalement par naïveté ou par cynisme qu’il a pêché ?

Bedaux est un très grand ambitieux qui, comme la plupart des self made men, se montre d’une imprudence absolue. Il se comporte comme si la guerre n’avait pas lieu, pensant qu’il peut faire des affaires avec tout le monde. En particulier, il s’est lancé dans une opération tripartite entre Vichy, les nazis et les Américains afin d'exploiter les mines d’Afrique du Nord, ce qui se retournera implacablement contre lui. Instrumentalisé et manipulé par tous au gré des intérêts de chacun, il tombe au moment où les États-Unis cherchent une porte de sortie à leur alliance contre-nature avec Vichy. Bedaux est alors jeté en pâture, accusé d’être un nazi et un collaborateur. Les Américains montent de toutes pièces un dossier contre lui, pour se dédouaner de leurs amitiés coupables et donner des gages d’honorabilité.

En réalité, Bedaux a commis des tas d’erreurs mais les accusations de traîtrise restent à prouver. Il aurait tout aussi facilement travaillé avec les gaullistes s’il l’avait pu… Emprisonné dans une prison de Miami pour trahison sur la base de sympathie supposée avec le IIIe Reich, il prend conscience que tout s’est effondré, qu’il ne reverra peut-être jamais sa femme retenue en otage par les Allemands au château de Candé. Il sombre dans la dépression, prend de plus en plus de cachets et finit par se suicider en 1944, avant le début de son procès.

Thierry Lentz est historien, directeur général de la Fondation Napoléon. Il a publié de nombreux ouvrages sur les deux Empires, ainsi que, en 2017, Le Diable sur la montagne. Hitler au Berghof. Son livre Charles Bedaux le magnifique est paru aux éditions Perrin en 2024.