Long Format

1832 : Les chiffonniers de Paris se révoltent

le par - modifié le 29/07/2021
le par - modifié le 29/07/2021

L’avancée du choléra vers Paris oblige les autorités à mettre en place un nouveau système de ramassage des ordures. Conséquence inattendue : la révolte des chiffonniers, ou « biffins », qui vivent en revendant ce qu’ils trouvent dans les rues.

Au début de l’année 1832, au début de la monarchie de Juillet, l’épidémie de choléra menace Paris. La Russie, la Pologne, l’Allemagne et même l’Angleterre sont touchées.

Les premiers morts sont enregistrés à Paris début mars. Dans la capitale, on s’est décidé – un peu tard – à mettre en place un nouveau système pour ramasser les détritus qui s’accumulent dans les rues. L’entreprise Savalette met au point de nouvelles voitures et de nouveaux tombereaux, ces véhicules chargés de collecter les ordures et pouvant basculer facilement leur chargement.

« On désirait depuis longtemps un système de nettoiement mieux approprié aux intérêts et à l'agrément de la capitale. On regrettait de retrouver encore dans les rues ces ignobles et lourds tombereaux, qui embarrassent la voie publique et ont d'ailleurs l’inconvénient de déverser sur les passants les boues qu'ils contiennent.

J'ai fait établir un matériel neuf ; j'ai mis en circulation des voitures, à un seul cheval, d'une forme basse et légère, plus commode pour le service et plus agréable aux yeux. »

Le problème c’est que ces nouveaux engins font une rude concurrence à une industrie qui dépend des détritus et des boues : celle des chiffonniers, les « biffins ».

Ces derniers forment une profession à part entière, travaillant sur un secteur défini de la ville, munis de leur crochet pour attraper guenilles, papiers et ferrailles et de leur hotte pour transporter leur chargement. Ils revendent ensuite leurs trouvailles aux entreprises qui s’en servent de matière première, effectuant ainsi l’un des plus anciens gestes de recyclage.

Dès le mois de janvier 1832, l’Association des Travailleurs s’émeut du sort des chiffonniers du 12e arrondissement de Paris.

« Une mesure de salubrité publique prise par M. le préfet de police vient de priver de leur industrie quatre mille chiffonniers qui faisaient vivre leurs familles des produits de leur pénible industrie. Douze mille malheureux n’avaient donc d’autre ressource que les 6 à 7,000 fr. par jour que produisait ce travail précaire.

Cette ressource leur est ôtée : un nouveau système de nettoyage de la voie publique les laisse en proie à toutes les horreurs de la faim. »

Dessin pour « Le chiffonnier de Paris », drame de Félix Pyat, 1847 - source : Gallica-BnF
Dessin pour « Le chiffonnier de Paris », drame de Félix Pyat, 1847 - source : Gallica-BnF

Le nouveau système, plus efficace, les prive en effet d’une de leurs matières premières, les boues (qu’ils revendaient comme engrais), que les pelles et les nouveaux tombereaux débarrassent désormais avant eux.

Le 1er avril 1832, la colère est à son comble et de nombreux biffins se révoltent à Paris. Ils s’attaquent tout d’abord aux nouveaux tombereaux, qu’ils jettent à la Seine, puis ils se dirigent en bandes vers le Châtelet.

« Hier, après que l'ordre fut rétabli sur les quais, les bandes se sont dirigées vers les boulevards, et ont brisé sur leur passage une grande partie des réverbères des rues des Coquilles, Barre-du-Bec, du Temple, Saint-Antoine, des carrés et des boulevards St-Denis et St-Martin. Quelques carreaux ont été cassés vers la place du Châtelet. […]

Aujourd'hui, de nouvelles scènes de désordre sont encore venues affliger la capitale. Dès six heures du matin, des rassemblemens (sic) tumultueux couvraient les quais aux environs de la Grève : 5 ou 6 tombereaux de la nouvelle entreprise d'enlèvement des boues ont été mis en pièces et jetés dans la Seine.

Dans le faubourg Saint-Denis, deux autres tombereaux ont été brisés. Un autre l'aurait été également sur le boulevard Bonne-Nouvelle sans l'intervention de trois gardes nationaux de la 5e légion, qui se trouvant là par hasard, sont parvenus à se saisir d'un pareil nombre de perturbateurs qu'ils ont conduits au corps-de-garde. Plusieurs autres de ces voitures ont été détruites dans le faubourg Saint-Denis, dans le faubourg du Temple et dans le faubourg Saint-Antoine. »

Quand l’émeute arrive devant la prison Sainte-Pélagie, dans le quartier Mouffetard, les révoltés tentent de libérer les prisonniers politiques qui y sont enfermés. Le chef de la police municipale témoigne.

« De retour à la Préfecture de police, on vint m'avertir que plusieurs rassemblemens (sic) qui s’étaient formés à la place de Grève, à la place du Châtelet et sur d'autres points de ce quartier, se portaient sur Sainte-Pélagie avec l’intention de délivrer les prisonniers politiques.

Je donnai l’ordre à la garde municipale à cheval, qui rentrait en même temps que moi à la Préfecture, de se diriger bien vite rue de la Clef ; j’y envoyai un commissaire de police en cabriolet, et craignant que cela ne devint plus sérieux qu’on ne me l’avait d’abord dit, j’y allai moi-même.

J’y arrivai presque en même temps que la garde municipale à cheval. Les révoltés faisaient pleuvoir sur nous une quantité énorme de projectiles tels que moellons, bouteilles cassées, etc. (…)

La résistance devint plus vive et les projectiles étaient lancés avec plus de force encore. Je donnai au lieutenant de la garde municipale l’ordre de faire feu. »

« Je fais mes visites », le chiffonnier de Paris, 1804 - source : Gallica-BnF
« Je fais mes visites », le chiffonnier de Paris, 1804 - source : Gallica-BnF

Pendant quelques jours encore, les chiffonniers s’en prennent aux nouveaux véhicules. Le journaliste du Figaro a du mal à cacher son mépris pour ces émeutiers des « rues populeuses ».

« Vous savez comment a pris feu cette émeute que Paris voit se ruer parmi les rues populeuses ?

D'abord, ce n'était qu'une dispute à propos de boues. Les chiffonniers disaient : La boue est notre patrimoine ; à nous seuls est le droit de l'enlever. Le gouvernement répondait : Vous êtes trop lents à la besogne ; vous n'avez que des crocs et des hottes, moi j'ai des pelles et des voitures. Laissez-moi le soin de nettoyer la ville. Le choléra nous presse. Reposez-vous.

De là, guerre. Ils ont vidé les voitures boueuses sur la place publique, et ils ont dit à la boue : Tu nous empesteras !

On ne pouvait les laisser faire, et ils se sont battus, furieux de voir le gouvernement manier mieux le balai qu'ils n'auraient su le faire. »

La révolte se calme au bout de quelques jours. Plusieurs émeutiers sont arrêtés, les verdicts sont pour la plupart cléments, les accusés prétendant en général n’avoir été que témoins de l’émeute.

Les chiffonniers continueront à exercer jusqu’au milieu du XXe siècle, où les nouvelles habitudes de consommation et l’apparition du ramassage des ordures à grande échelle porteront un coup décisif à leur profession.

Aujourd’hui, les biffins ne sont plus une profession organisée, mais des personnes vivant d’expédients en revendant des objets sur les marchés ou à la sauvette.

Pour en savoir plus :

Pierre-Denis Boudriot, Essai sur l'ordure en milieu urbain à l'époque pré-industrielle. Boues, immondices et gadoue à Paris au XVIIIe siècle, in: Histoire, économie et société, 1986

Dietmar Rieger, « Ce qu'on voit dans les rues de Paris » : marginalités sociales et regards bourgeois, in: Romantisme, 1988

Notre sélection de livres

Découvrez une sélection d'ouvrages édités au XIXe siècle et issus d'un catalogue de 13 000 epubs !
Paris qui crie
Collectif
Les Rois du ruisseau
Georges Renault
Paris anecdote
Alexandre Privat d'Anglemont