Petite histoire des « grands magasins » parisiens
Apparus au début du XIXe siècle, les « grands magasins de nouveautés » Au Pauvre Diable, A la Ville de Paris ou Au Coin de Rue sont les ancêtres directs du Bon Marché et de la Samaritaine. Comment se sont-ils installés dans le paysage au point de devenir un « incontournable » de la flânerie parisienne ?
L’histoire des grands magasins est largement méconnue : peu étudiés, on croit bien souvent connaître leur histoire en prenant pour des précurseurs les grands magasins encore existants et devenus des symboles de Paris : Galeries Lafayette, Bon Marché, Samaritaine, etc. Or, plus complexe qu’il n’y paraît et marquée par des enseignes depuis bien longtemps oubliées, l’histoire des grands magasins constitue une porte d’entrée privilégiée pour qui s’intéresse aux métamorphoses tumultueuses de la société du XIXe siècle.
Il est commun de considérer que les grands magasins sont les héritiers des magasins de nouveautés – « grands magasins » n’étant que l’abréviation de « grands magasins de nouveautés ». Mais quelles réalités ce nom recouvre-t-il ? L’historienne Piedade Da Silveira a longuement étudié ces commerces qui se développent et évoluent en permanence sur presque un siècle.
Au début du XIXe siècle, les magasins de nouveautés sont des boutiques vendant divers tissus qui, changeant régulièrement avec les saisons et les modes, donnent leur nom à ces boutiques.
À l’intérieur, on trouve un comptoir – un magasin – pour chaque type de produits, d’où l’usage du pluriel même pour un seul établissement. Les marchands merciers ayant chacun leur spécialité au temps des corporations de l’Ancien Régime – soieries, draps, dentelles, bonneterie, etc. –, l’innovation première des magasins de nouveautés est ainsi la diversité des produits vendus.
Une autre innovation, attribuée à raison à ces magasins, est la pratique du prix fixe. Dès la fin du XVIIIe siècle, on retrouve dans l’en-tête de plusieurs factures de divers marchands de tissus l’expression « à prix fixe » : la pratique du « prix fixe marqué en chiffres connus » s’oppose au prix négocié, la norme jusque-là. L’expression remplace progressivement celle alors habituelle de « à juste prix » ou « au plus juste prix », et la pratique du prix fixe devient courante dans le premier quart du XIXe siècle.
Le phénomène se diffuse d’ailleurs dans d’autres domaines : les restaurants à prix fixe, par exemple, proposent un menu complet à un prix défini, alors que jusqu’au début du XIXe siècle les restaurants sont par nature à la carte. Le prix fixe est si caractéristique des magasins de nouveautés dès l’Empire que l’expression est choisie comme enseigne par les frères Delisle pour leurs magasins : ils ouvrent Au Prix Fixe rue Saint-Séverin en 1808, puis le cadet s’installe cinq ans plus tard rue Michel-le-Comte en ouvrant Au Grand Magasin à Prix Fixe.
En 1821, l’Almanach du commerce de Paris sépare en deux catégories distinctes les « marchands de nouveautés et soieries » et les « merciers ». Parmi ces derniers, un certain nombre se transforment plus ou moins rapidement en marchands de nouveautés, mais d’autres restent très spécialisés et perdurent.
Ces commerces de tissus présentent une très grande diversité, de taille comme de clientèle. En effet, on trouve tout autant de petites boutiques que de vastes magasins de nouveautés dans lesquels des « négociants » investissent des centaines de milliers de francs. D’autre part, certains s’adressent aux classes populaires, notamment les célèbres magasins de La Belle Jardinière, installés sur l’alors populeuse île de la Cité jusqu’à son déménagement contraint par les travaux haussmanniens, tandis que d’autres vendent des étoffes précieuses aux Parisiens les plus fortunés.
Les magasins de nouveautés ambitieux s’agrandissent progressivement : on démolit des murs, on construit des escaliers et on acquiert de nouveaux espaces voisins en continu. Même vastes, les magasins de nouveautés s’étendent en largeur : on se limite généralement au rez-de-chaussée et à l’entresol de l’immeuble pour ne pas fatiguer les clients, puisque l’ascenseur est encore loin d’exister dans les commerces et habitations.
Le commerce de nouveautés se développe fortement sous la Restauration, et est à son paroxysme durant la monarchie de Juillet. Ainsi, les passages couverts et les magasins de nouveautés, loin de se succéder dans une histoire linéaire du commerce, sont bien contemporains, et n’entrent d’ailleurs pas forcément en opposition : Au Pauvre Diable s’installe dans le passage Montesquieu et s’y développe jusqu’à en occuper une grande partie. Walter Benjamin, grand philosophe et penseur de la modernité de Paris, considérait même le succès des magasins de nouveautés comme le premier des facteurs ayant permis l’apparition des passages parisiens. Pour autant, les passages étant étroits, les magasins de nouveautés de grande taille s’installent de fait sur des voies plus larges : la transition des uns aux autres relève ainsi bien plus d’aspects urbanistiques et culturels que commerciaux.
Quelques mots sur les noms des enseignes ; au début du XIXe siècle, la plupart des magasins de nouveautés se nomment simplement selon leur emplacement : À la Madeleine, À la Chaussée d’Antin, etc. Mais il devient vite à la mode de choisir le nom d’une pièce de théâtre à succès : Au Pauvre Diable, Aux Deux Magots, Au Masque de Fer parmi d’autres, qui utilisent comme enseigne un tableau illustrant la pièce choisie, si l’on en croit le Dictionnaire des enseignes de Paris du jeune Honoré de Balzac.
En 1841, À la Ville de Paris lance la mode des villes : il est suivi par À la Ville de Londres, À la Ville de Saint-Denis et Aux Villes de France notamment. Mais loin de ne lancer qu’une mode éphémère d’enseignes, À la Ville de Paris est celui qui révolutionne le commerce de nouveautés sous la monarchie de Juillet.
À la Ville de Paris, le plus moderne des magasins de nouveautés
Ouvert au 174 rue Montmartre en 1841, À la Ville de Paris marque son époque par ses dimensions inédites et ses innovations. Son succès est immédiat, si bien qu’apparaissent vite en province et même à l’étranger des magasins reprenant son nom. À la Ville de Paris est le premier magasin de nouveautés à faire un usage intensif de la publicité, écrite comme dessinée.
Il organise des expositions de ses plus belles marchandises et se distingue avec ses exclusivités, « des étoffes les plus riches, les plus magnifiques, commandées par lui et faites uniquement pour lui ». C’est aussi le premier à démocratiser quelque peu les tissus de luxe que sont les châles de l’Inde et les belles dentelles, jusqu’alors achetés par les plus fortunés dans des boutiques spécialisées. De plus, « aucun achat n’est obligé ni sollicité », et les marchandises sont échangées, voire reprises et remboursées.
Ses vitrines sont les plus larges de Paris, et l’éclairage zénithal des grandes baies vitrées de ses plafonds – inspiré des passages couverts – lui donnent une luminosité inégalée. Le magasin est notamment agrandi en 1844, et c’est d’ailleurs à cette période que l’intensité de sa publicité diminue, sûrement en raison de son grand succès. À la Ville de Paris est aussi le premier à énoncer clairement la stratégie d’économie d’échelle, « gagner peu sur chaque chose pour en vendre beaucoup ».
Si la plupart des principes commerciaux qu’À la Ville de Paris met en avant dans sa publicité étaient déjà pratiqués ici ou là, c’est ce magasin qui les proclame formellement et les met en avant publiquement – ce qu’imitent ensuite un grand nombre de concurrents. Mais les fondateurs d’À la Ville de Paris eux-mêmes confessent s’inspirer des magasins anglais, pionniers de l’ampleur et la diversité des marchandises, si bien qu’en 1844 ils déclarent qu’en plus d’être le plus grand magasin de Paris, ils ont réussi à surpasser leurs modèles anglais.
Et même À la Ville de Paris, que l’on serait tenté de qualifier de « révolutionnaire », est à replacer parmi d’autres commerces innovants dans un contexte d’évolutions progressives. L’un de ses fondateurs, Deschamps, vient du Petit Saint Thomas, fameux magasin de la rue du Bac ayant aussi été un précurseur de bien de ces innovations au début du siècle. Quand À la Ville de Paris s’installe en 1841, Au Petit Saint Thomas s’agrandit et l’annonce dans la presse. En 1844, le magasin de la rue du Bac rappelle, dans une publicité parue dans Le Charivari, qu’il a toujours pratiqué le prix fixe et ce même sur ses articles de luxe, et surtout, il publie un catalogue qui est le plus ancien que l’on connaisse aujourd’hui.
Au Petit Saint Thomas est d’ailleurs considéré comme une sorte d’ancêtre du Bon Marché, lui aussi ouvert rue du Bac, alors qu’À la Ville de Paris, qui ferme ses portes en 1882, a complètement disparu des mémoires…
Des « magasins de nouveautés » aux « grands magasins »
La crise économique de 1847 puis la révolution de février 1848 font disparaître un grand nombre de magasins de nouveautés, la plupart s’endettant pour les agrandissements réguliers qu’ils réalisaient. Le secteur se redynamise ensuite sous le Second Empire, et petites boutiques et grands magasins de nouveautés continuent de coexister car les demandes augmentent et se diversifient considérablement. Alors que les magasins de nouveautés se limitaient jusque-là aux textiles, ils y adjoignent progressivement les articles de toilette féminine et masculine, puis tout ce qui relève du domestique, et enfin tous les produits liés aux loisirs tels les articles de sport et de voyage.
Mais surtout, c’est à cette période que s’opère un glissement des magasins de nouveautés vers les grands magasins, qui se définissent par deux caractéristiques essentielles : la systématisation de méthodes commerciales innovantes jusque-là éparses, et une architecture spécifique optimisée pour les ventes. Ces deux caractéristiques sont présentes pour la première fois chez un magasin de nouveautés de premier plan du Paris du Second Empire, mais largement oublié aujourd’hui : Au Coin de Rue, situé juste à côté du Palais-Royal, à l’angle des rues Montesquieu et des Bons-Enfants.
L’histoire du Coin de Rue est inséparable de celle du Pauvre Diable installé à l’autre extrémité de la rue Montesquieu, ainsi que de celle du tout proche magasin de nouveautés Au Louvre, ouvert au rez-de-chaussée du Grand Hôtel du Louvre pour la première exposition universelle de Paris en 1855.
Fondé en 1809, Au Pauvre Diable est en 1839 l’un des magasins de nouveautés les plus importants de la capitale. Sa clientèle est plutôt fortunée, tandis que son voisin Au Coin de Rue, fondé en 1821, cible les classes populaires en mettant en avant le « bon marché » de ses marchandises, et ce plus particulièrement à partir de l’arrivée d’un nouveau gérant en 1843, Romain Anténor Bon Renouard, dit Larivière. Ce dernier agrandit quasi continuellement le magasin et en devient seul propriétaire à partir de 1853.
En réaction à l’ouverture du magasin Au Louvre en 1855, le Coin de Rue, qui se développait déjà à grande vitesse, s’agrandit de nouveau et met encore plus l’accent dans sa publicité sur le bon marché de ses marchandises, alors que le Louvre s’adresse à une clientèle fortunée.
« L’important pour nous n’est pas de réaliser de gros bénéfices mais de vendre beaucoup, de renouveler chaque jour nos rayons », explique Larivière, directeur du Coin de Rue. Cette dynamique de l’économie d’échelle, amorcée durant la monarchie de Juillet − notamment par le Petit Saint-Thomas et À la Ville de Paris −, s’épanouit pleinement durant le Second Empire.
Les principes de vente complémentaires à l’économie d’échelle, appliqués par Larivière et bien d’autres, sont les suivants : disponibilité du capital, suppression des intermédiaires en achetant chez les fabricants, rotation très rapide des stocks, réduction des frais généraux, achat par anticipation, sélection du personnel − avec lequel il s’efforce d’entretenir de bonnes relations −, livraison des achats aux clients, vente en gros en plus de la vente au détail. Larivière a ainsi systématisé les innovations commerciales éparses des magasins de nouveautés des décennies précédentes.
En 1863, il acquiert les nos 20 et 22 de la rue des Bons-Enfants, qu’il fait démolir pour construire « six étages d’immenses galeries » (dont quatre réservées à la vente) reliées au magasin existant qui s’étend sur les nos 16 et 18 et le 8 rue Montesquieu. À cette date, il s’agit du plus grand magasin de nouveautés de Paris ; mais surtout, avec ses galeries superposées entourant un hall central, Larivière inaugure le modèle du futur grand magasin.
Cet aménagement rationalisé et utilitaire est pleinement de son temps : l’historien de l’architecture Julien Bastoen a remarqué la structure commune avec les prisons du XIXe siècle, « dans la mesure où les deux types architecturaux sont conçus à partir de considérations optiques : les grands halls à combles vitrés permettent un éclairage optimum, les coursives et les passerelles une circulation aisée et une surveillance facilitée par un dispositif panoramique ».
En réaction, Au Louvre, qui prévoit aussi des agrandissements, se renomme la même année Grands Magasins du Louvre. L’historienne Piedade Da Silveira indique cet évènement comme le point de départ de la diffusion de l’expression « grands magasins », mais les magasins de nouveautés semblent ne pas avoir attendu Au Louvre pour mettre en avant leur taille : sans même remonter jusqu’au Grand Magasin à Prix Fixe ouvert en 1813 rue Michel-le-Comte par Delisle jeune et cité précédemment, il paraît relativement anodin d’utiliser l’expression « grands magasins de nouveautés » dès la Restauration quand un certain nombre de ces magasins atteignent des superficies conséquentes. Citons par exemple À la Madeleine, le Petit Saint-Thomas lui-même, Aux Pélerins de Saint-Jacques rue Saint-Denis, À la Balayeuse rue Mouffetard, À Notre-Dame-de-Lorette, À la Ville de Saint-Denis, etc.
De plus, l’expression complète de « grands magasins de nouveautés » reste employée pendant plusieurs décennies jusqu’au début du XXe siècle, avant d’être définitivement écourtée en « grands magasins ». Ainsi, la rupture terminologique séparant magasins de nouveautés et grands magasins semble finalement bien impossible à identifier.
Dans les années 1870, les deux magasins de la rue Montesquieu chutent la même année. Le Pauvre Diable ne trouve plus sa place entre le Coin de Rue populaire et le Louvre aristocratique : le magasin entre en liquidation en 1878 et ferme l’année suivante.
Quant au Coin de Rue, il ne se relève pas du décès en 1878 de Larivière que personne ne remplace ; le magasin de la rue des Bons-Enfants ferme l’année suivante. Et tout comme À la Ville de Paris – qui ferme seulement trois ans plus tard –, ce monument de l’histoire des grands magasins de nouveautés tombe vite dans l’oubli au profit de ses concurrents et successeurs ayant, depuis, perpétué son modèle que l’on connaît encore aujourd’hui.
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Pour en savoir plus :
ANDIA Béatrice de, FRANÇOIS Caroline (dir.), Les Cathédrales du commerce parisien, grands magasins et enseignes, Paris, Action artistique de la Ville de Paris, 2006
DA SILVEIRA Piedade, Le Magasin de nouveautés « À la Ville de Paris », Paris, C.C.M., 1994
DA SILVEIRA Piedade, Les Grands Magasins du Louvre au XIXe siècle, Paris, C.C.M., 1995
DA SILVEIRA Piedade, Les Magasins de nouveautés de la rue Montesquieu, Paris, C.C.M., 1997
MILLER Michael B., Au Bon Marché, 1869-1920 : le consommateur apprivoisé, Paris, Armand Colin, 1987 [1981]
FARAUT François, Histoire de « La Belle Jardinière », Paris, Belin, 1987