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Les Boucicaut, illustres fondateurs du Bon Marché

En 2023, La Grande Épicerie du Bon Marché a fêté ses cent ans, alors que le grand magasin avait soufflé ses cent soixante-dix ans en 2022. Ce magasin, qui fait encore aujourd’hui partie du paysage parisien, est lié à un couple emblématique de l’histoire du commerce en France : Aristide et Marguerite Boucicaut.

Exposition

La Saga des grands magasins : l'exposition évènement à la Cité de l’architecture et du patrimoine

Du 6 novembre 2024 au 6 avril 2025, la Cité de l’architecture et du patrimoine vous invite à plonger dans l'univers fascinant des grands magasins. Un événement exceptionnel qui retrace l'évolution et l'impact des grands magasins sur la ville et nos sociétés, depuis leur émergence au XIXe siècle jusqu'à nos jours.

Découvrir l'exposition

Une success story franco-française

L'histoire d'Aristide et de Marguerite Boucicaut est celle de deux personnes ambitieuses, aux aspirations similaires, dont la relation a changé à jamais le paysage urbain de Paris. Dans un article intitulé « Le souvenir d'une femme de cœur », paru dans le journal Marianne le 22 décembre 1937, on découvre comment la volonté d'une femme allait créer l'un des bâtiments emblématiques du Paris moderne. Celle qui était une enfant naturelle, soi-disant gardienne d’oies illettrée, a grandi à Verjux en Saône-et-Loire. Animée par le désir d'échapper à sa vie monotone, elle quitte son village natal pour saisir les opportunités offertes par Paris.

Marguerite devient alors vendeuse. Elle travaille dans un magasin de confections de la rue du Bac lorsqu’elle rencontre le jeune Aristide, lui aussi travailleur acharné et ambitieux, alors employé au sein du premier grand magasin parisien, le Petit-Saint Thomas. Selon Marianne, leur histoire est un véritable conte de fées. Ainsi Aristide, « séduit par son charme et sa timidité, se mit à l'aimer du plus profond de son cœur, si bien qu'un jour il lui demanda si elle voulait devenir Madame Aristide Boucicaut ». Le mariage, a lieu en 1835.

Trente ans après sa fondation, un article du Jour, publié le 16 avril 1883, détaille comment les Boucicaut ont révolutionné le monde du commerce, en omettant malgré tout quelques étapes. En effet, Aristide Boucicaut, travaille à partir de 1848 pour une boutique de mercerie établie entre la rue du Bac et la rue de Sèvres ; en 1852, utilisant son épargne, il va avec sa femme s’associer au propriétaire, Paul Videau, et ne reprend à son compte le Bon Marché qu’en 1863.

Au début du Second Empire, le magasin est  encore un « espace d'environ vingt pieds sur douze », soit un peu plus de 20 m2, vite trop étroit pour les ambitions du couple. En appliquant les techniques de vente apprises au Petit Saint-Thomas, leur succès commercial permet aux Boucicaut de racheter les vieilles maisons qui avoisinent leur boutique, puis de les démolir, afin de former « un édifice homogène », lequel couvre bientôt « une superficie de 7 500 mètres carrés ». Entre 1852 et 1882, les ventes vont passer de quatre-vingt mille francs à quatre-vingt millions par an, chiffres qui montrent la croissance fulgurante du magasin.

On compte alors « au total 2 700 employés, messieurs, dames et demoiselles ». A la mort de Marguerite, cinq ans plus tard, ils sont 3 250, « une armée ! ».

L’objectif reconnu des Boucicaut est alors de poursuivre la révolution consumériste initiée au Petit Saint-Thomas, en adoptant toutes les techniques qui leur permettent de vendre en grandes quantités, à petits prix. Pour stimuler les ventes, Aristide met notamment en place une politique de remboursement : un client insatisfait peut retourner son produit en magasin. Dans les années 1850, cette pratique est inédite. L’Éveil dans un article de 1919, intitulé « La conception commerciale d’Aristide Boucicaut », revient sur cette pratique alors révolutionnaire :

« C’était la tentation, par la mise sous les yeux du public, de la différence existant entre des prix pratiqués par lui et ceux qu’on savait que pratiquaient les boutiquiers d’alentour. »

Pour stimuler les ventes, le Bon Marché n’a pas hésité à faire sa promotion dans de nombreux journaux, jusqu’au pourtant très institutionnel Journal officiel de la République française. La majorité des dizaines de milliers d’occurrences dans RetroNews concernant le Bon Marché est de fait formée par ces innombrables encarts publicitaires.

Les Boucicaut se démarquent également en se faisant les importateurs de produits étrangers à bas prix. Le Figaro insiste notamment sur ce point dans un long reportage intitulé « Une visite au Château de Chamarande » le 26 octobre 1879 :

« C’est ce qui permet au “Bon Marché” de livrer à sa clientèle des châles de Cachemire, [...]  des tapis de Smyrne et de Perse [...] à des prix inférieurs à ceux que nous les vendent les marchands de Smyrne, du Bazar de Constantinople [...].

Voilà pourquoi et comment le “Bon Marché” défie toute concurrence. »

Aussi, l'organisation matérielle du magasin, et notamment la disposition des différents stands, n’a pas été conçue au hasard. Chaque article exposé l’est à un endroit spécifique, car il s’agit là encore d’attirer, de séduire, quitte à confronter la clientèle à des dilemmes, pour les faire céder à la tentation de l’achat :

« Dès l’entrée, on se heurte à des comptoirs pleins de chemises ou de parapluies. Il faut que du rayon de chaussures à celui de la crème de beauté, un client qui franchit la porte passe par la gamme des sensations [...].

Il est reconnu que les grands magasins contribuent à créer chez l’individu le plus insensible, un état nerveux qui se traduit, pour certains par la mauvaise humeur, chez d’autres par l’incapacité à résister à la tentation. »

Enfin, la clientèle du Bon Marché est très largement féminine. Dans son magasin comme dans ses catalogues, la firme propose des articles perçus comme spécifiquement féminins, tels que les ombrelles, les outils de mercerie, etc.  Il ne fait aucun doute que les femmes sont alors la principale cible des publicités, telles celle pour le moins lisible parue le 8 octobre 1887 dans les Affiches de Strasbourg :

« Nous avons l’honneur d’informer les Dames que notre catalogue illustré des Nouveautés de la saison vient de paraître, et qu’il sera envoyé franco à toutes les personnes qui en feront la demande. [...]

Nous envoyons franco, sur demande, les échantillons de tous nos tissus nouveaux en : soieries, velours [...] des reproductions de nos modèles en toilettes nouvelles, robes et costumes pour dames et fillettes, jupes, jupons [...] mouchoirs [...] ».

Marguerite Boucicaut : icône féminine de l’entreprenariat philanthropique

En 1877, Le Bon Marché est déjà, selon Le Bien public, un « colossal établissement », parmi les plus populaires de l’époque. Son fondateur meurt le 26 décembre 1877. Trois jours de deuil sont décrétés au sein du magasin. Ses obsèques ont lieu le 29 décembre à l’église Saint-Thomas d’Aquin, comme le décrit en détail un article de L’Avenir intitulé « Le cinquantenaire de la mort d’Aristide Boucicaut » paru en 1928. Car en effet, c’est plus tard que la figure d’Aristide sera finalement mise en avant, d’abord pour le cinquantenaire de son décès, puis lors du centenaire du magasin en 1952.

En 1877 cependant, Marguerite Boucicaut perd non seulement son mari, mais aussi son partenaire commercial. Moins de deux ans après, elle subit un autre drame, celui du décès d’Anthony-Aristide Boucicaut, fils unique du couple, à la suite d’un long combat contre une « maladie de poitrine qui le minait depuis trois ans ». Bien qu’affectée, Marguerite Boucicaut va toutefois mener d’une main de maître l'héritage qui lui a été légué.

Avec le temps, Marguerite a développé dans la presse à grand tirage une image de « grande femme de bien ». A sa mort le 8 décembre 1887, c’est ainsi un chœur presque unanime de louanges qui vante sa philanthropie, typique toutefois du paternalisme commercial et industriel de la fin du XIXe. Le Mémorial de la Loire et de la Haute-Loire y va ainsi de son panégyrique obligatoire :

« L’originalité des fondations de M. et Mme Boucicaut [...] est dans le caractère essentiellement philanthropique donné à l'institution du Bon marché.

Tous les employés de la maison, du plus humble au plus élevé, forment une véritable famille. »

« L’inspiration philanthropique et si charitablement généreuse qui a présidé à l’organisation du Bon Marché » est également soulignée par Le Monde illustré, qui revient notamment sur la participation aux bénéfices de ses employés. En effet, l’entreprise est l'une des premières à reconnaître l'importance du bien-être de ses salariés ; ceux-ci disposent de salles de repos, de crèches, de cantines... Les articles évoquent aussi la création d’une « caisse de retraites, amplement dotée par la générosité de M. et Mme Boucicaut, [qui] vient couronner l'œuvre philanthropique en donnant une absolue certitude d’avenir à tous les membres de la maison », ou celle d’un « fonds de prévoyance », que les Boucicaut ont mis à la disposition de leur employés.

Parmi ces journaux, si certains ne distinguent pas la femme dans le couple, d’autres comme Gil Blas mettent à l’honneur la seule Marguerite. Même le très antisémite journal catholique La Croix, qui peu de temps avant, n’avait pas apprécié que cette femme (qu’il considérait comme laïque), « donne sans distinction aux juifs, aux protestations, aux catholiques », titre son article d’hommage « Vive Madame Boucicaut ».

En effet, tandis que les structures hospitalières se laïcisent en ce début de IIIe République, elle a imposé par testament de fonder un hôpital où les malades seront soignés par des religieuses, en présence d’un aumônier. Faisant de l’assistance publique sa légataire universelle, elle est ainsi à l’origine de la construction de l'Hôpital Boucicaut, qui sera inauguré par le président de la République en personne, Félix Faure.

Aussi en 1938, Pierre Scize n’hésitera pas, pour Paris-Soir, à comparer cette « femme au grand cœur » à Pasteur !

L’héritage des Boucicaut : de l’admiration pure aux critiques

En plus du magasin et de l’hôpital, l’héritage Boucicaut se matérialise aussi par l’érection d’un véritable patrimoine matériel en lien avec les sites de leurs activités commerciales ou de leur vie personnelle. Ainsi, « la bienfaitrice de Verjux », « pour relier cette commune à Gergy et la sortir de son isolement », avait « pris à sa charge la construction d’un pont sur la Saône, dont la dépense est évaluée à 600 000 francs ». À Paris, dès le 15 décembre 1887, un élu du conseil municipal propose de donner le nom de Boucicaut au square du Bon marché (créé dès 1870), où une statue en hommage à la bienfaitrice symbolisant la charité, est inaugurée le 31 janvier 1914.

L’influence des Boucicaut et du Bon Marché est donc loin d’avoir été stoppée par leur mort. Elle a traversé les époques, soigneusement entretenue par les dirigeants successifs du magasin. Leur héritage dans la presse demeure donc largement positif, témoignant de la trace de leur mémoire en France. Cette prise en charge de leur mémoire sera d’ailleurs l’une des stratégies publicitaires du Bon marché tout au long du XXe siècle.

A l’occasion du cinquantenaire de la mort de Marguerite, on lit sans surprise de nombreux articles romançant à nouveau ses débuts difficiles, sa rencontre avec celui qui sera l’amour de sa vie, et en revenant sur la perte de son fils. Ils mettent aussi en valeur ses qualités professionnelles et son rôle dans la réussite du grand magasin. Ils soulignent, comme cinquante ans auparavant, la générosité et l’altruisme de cette « grande bienfaitrice » (Excelsior, 8 décembre 1937), son testament restant « unique dans la mémoire des hommes » (L'Intransigeant, 8 décembre 1937).

Pour autant, les journaux ne sont pas totalement unanimes. Plusieurs rédacteurs de la presse de la presse révolutionnaire n’ont ainsi pas hésité à formuler des critiques sèches et fermes après la mort de Mme Boucicaut.

Le Socialiste s’oppose ainsi au reste de la presse sous la plume de Jules Guesde lui-même (« Les Libéralités de Mme Boucicaut »). Quelques jours plus tard, l’hebdomadaire donne également la parole à un ancien salarié du Bon Marché, renvoyé après dix ans de service, et qui s’emploie à traiter Marguerite Boucicaut de « misérable », de « scélérate » et de « sorcière ».

Toujours en 1887, l’organe anarchiste La Révolte ne juge pas non plus son testament d’un œil aussi favorable que ses confrères de la « presse bourgeoise » :

« Quant à nous, qui ne croyons guère à la philanthropie parce que nous savons ce qu’en vaut l’aune, nous nous contenterons de faire remarquer que l’or jeté à pleines mains, après sa mort, par Mme Boucicaut, n’est, pour les employés et ouvriers du Bon Marché, qu’une très faible et surtout très tardive restitution. »

En 1907, quand émerge une proposition d’ériger à Paris une statue en son honneur, c’est cette fois le socialiste Paul Lafargue dans L’Humanité, qui met en avant les bénéfices annuels de madame Boucicaut (« sept millions par an pour se reposer sur terre »), indiquant en outre que :

« La propriété reste toujours le fruit du travail, mais sa possession n'échoit pas au travailleur, mais au voleur. »

La Vie ouvrière, proche de la CGT, revient d’ailleurs en 1911 sur le legs d’actions aux employés du magasin, indiquant qu’après la mort de Marguerite Boucicaut, les dirigeants « se hâtèrent de fixer les parts d’action à 5 000 francs, sachant bien que les petits employés à 150 francs par mois ne pourraient économiser sur leurs maigres appointements pour s’offrir le luxe d’être actionnaires ».

Puis le 1er janvier 1911, un employé du Bon Marché met en avant son quotidien et celui de ses collègues, lequel ne correspond que peu au mythe vendu par la grande famille Boucicaut :

« Le public [...] pourrait croire que les choses se passent pour le mieux [...]. Il n’en est rien. [...]

Le personnel est surmené, faisant des journées de 14, 15 et quelquefois 16 heures de travail. Pourtant, une loi interdit le travail de nuit aux femmes ; une loi accorde aux employés le repos hebdomadaire ; l’une et l’autre sont également violées. »

Par ailleurs, les employés sont alors financièrement responsables de toute perte de colis, décision amputant possiblement encore leur salaire déjà très bas. Le quotidien dénonce aussi les exigences liées à la Caisse de retraite, puisque seuls ceux disposant d’un certain nombre d’années d’ancienneté sont à même d’y bénéficier.

En 1919, tandis qu’une grève vient d’être décrétée au Bon Marché, sans cependant remettre en cause les « intentions philanthropiques » des Boucicaut, L’Humanité dénonce le fait qu’elles sont désormais « odieusement violées par la direction actuelle ».

En 1952, l'organe du syndicat Force Ouvrière profitera du centenaire du Bon Marché pour dresser une critique féroce de toute l’histoire du grand magasin, dénonçant l’exploitation de tout temps de ses employés, de même que les règles vestimentaires strictes auxquelles ils étaient encore assujettis au début des années 1950 :

« En 1898, le directeur général du Bon Marché n’avait pas eu honte d’affirmer que l’on veillait à partir de minuit ! Il va sans dire qu’il n’était pas question de considérer ce surcroît de travail comme des heures supplémentaires. »

Derrière le masque de la perfection philanthropique des Boucicaut et leur image de marque vantée par l’immense majorité des journaux, se cachait ainsi une réalité moins chatoyante, plus en adéquation avec l’historiographie des relations patrons/salariés en France au mitant du XIXe siècle.

Orilia Attlan, Anaïs Hani, Richard Quirke, Jiaying Shan et Taha Yacoubi sont étudiants de deuxième année à Sciences Po Paris. Ils ont été encadrés par l’historienne Rachel Mazuy dans la rédaction de cet article.

Pour en savoir plus :

Amélie Gastaut, La naissance des grands magasins : mode, design, jouet, publicité 1852-1925, catalogue de l’exposition du Musée des arts décoratifs (10 avril-1er octobre 2024), Arts décoratifs, 2024