Helen Keller, sourde, muette et aveugle : itinéraire d’une « fille de Dieu »
Comment une Américaine triplement handicapée depuis la petite enfance, a transcendé son insurmontable affection et s’est révélée l’une des grandes figures du militantisme de son temps.
Helen Adams Keller est née en 1880 dans la petite ville de Tuscumbia, en Alabama. Ayant souffert d’une congestion cérébrale à l’âge d’un an et demi, elle devient sourde et aveugle, et reste plongée dans un profond mutisme. Choyée par ses parents mais incapable de communiquer avec le monde extérieur, Helen s’affirme comme une petite fille désobéissante, sauvage.
Mais à l’âge de sept ans, l’enfant fait une rencontre qui bouleverse sa vie : Anne Sullivan, une femme visionnaire et rigoureuse, à la demande du père d’Helen, devient son éducatrice. L’arrachant à son quotidien, elle commence à lui apprendre le braille – le nouveau système d’écriture mis au point par Louis Braille en 1825 – ainsi que le langage des signes qu’elle tape dans le creux de sa main.
Les progrès considérables d’Helen lui permettent enfin de communiquer avec son entourage immédiat – et de lire.
C’est ainsi qu’un an plus tard, la France découvre, à travers la presse, l’histoire de cette petite fille lourdement handicapée, mais qui, grâce à sa détermination, vient d’entrer à l’institut Perkins où elle est scolarisée aux côtés d’enfants aveugles. Le Rappel consacre un article à son extraordinaire évolution :
« À huit ans qu’elle a aujourd’hui, cette aveugle-sourde-muette ignore ce que c’est que la mélancolie ; elle a toute la pétulance de son âge, est pleine de grâce et de gaieté, riante comme un enfant bienvenu ! Chose admirable et touchante que dans cette nuit et ce silence de mort, elle n’ait rien perdu des plus heureuses dispositions de l’âme. […]
La première d’Hélène fut de faire connaissance avec une poupée. Lorsqu’elle l’eut bien manipulée, on lui fit suivre du doigt les mouvements de la main épelant le mot poupée dans l’alphabet digital des sourds-muets. La chère petite reconnut vite la signification de ces mouvements, fut bientôt en état d’épeler quelques mots, et promptement se rendit compte du rapport entre les mots et les choses désignés.
Elle s’éleva en peu de temps à ces notions auxquelles, dans sa triple infirmité, on eût pu la croire incapable d’atteindre : 1° que toute chose a un nom, et 2° que ce nom s’exprime par les combinaisons de l’alphabet. [...]
Au bout de deux mois elle savait 300 mots ; elle en savait 625 deux mois après. »
Pourtant, à l’époque, personne ne se doute qu’Helen Keller est en voie de devenir une des personnalités les plus célèbres de son temps. Grâce aux méthodes d’enseignement d’Ann Sullivan et à son soutien quotidien et infaillible, Helen parvient à intégrer, en 1900, le Ratcliffe College de l’université d’Harvard – dont elle ressort diplômée quatre années plus tard.
Le 1er septembre 1904, à l’âge de 24 ans, Helen soutient sa thèse de doctorat et devient la première personne sourde et aveugle agrée d’une Licence en Lettres. Quelque temps plus tôt, elle a même publié son autobiographie Sourde, muette, aveugle : histoire de ma vie, dans lequel elle raconte son combat. L’ouvrage sera traduit dans cinquante langues.
Le courage et la ténacité d’Helen Keller sont désormais connus dans le monde entier. Son parcours, retracé dans la presse, est présenté comme un message d’espoir pour tous les individus souffrant d’infirmités. En 1908, le Mercure de France rapporte le témoignage d’Helen Keller sur sa capacité à percevoir le monde qui l’entoure grâce à des sens aiguisés :
« Je sais, par l’odorat, dans quelles maisons je pénètre. J’ai reconnu une maison de campagne à l’ancienne mode parce qu’elle possède plusieurs couches d’odeurs, laissées par une succession de familles, de plantes, de parfums, de draperies.
Dans le calme du soir, il y a moins de vibrations que pendant le jour, ainsi je dépends davantage de l’odorat. Le relent sulfurique d’une allumette me dit qu’on allume les lampes. Plus tard, je note une défaillante traînée d’odeurs qui flotte encore et disparaît. C’est le signal du couvre-feu. On éteint les lampes pour la nuit. [...]
Je n’ai pas, à la vérité, le flair infaillible du lévrier ou de l’animal sauvage. Néanmoins les odeurs humaines sont aussi variées et capables d’être reconnues que les mains et les visages. Le cher parfum de ceux que j’aime est si défini, si impossible à confondre que rien ne peut l’abolir complètement. Si des années se passaient avant que je puisse revoir un ami intime, je crois que je reconnaîtrais instantanément son parfum, au cœur même de l’Afrique, aussi rapidement que le ferait mon frère qui aboie. »
À l’âge de trente ans, Helen Keller est une jeune femme brillante. Grâce à d’importants progrès d’élocution, elle parvient à devenir conférencière. Polyglotte, elle parcourt désormais le monde à la rencontre les personnalités les plus célèbres de son temps.
En 1913, Le Petit Parisien relate l’incroyable destin d’Helen Keller dans un article intitulé « Un miracle humain » :
« Ce qui paraît à peine croyable, vraiment surnaturel, c’est la prodigieuse acuité du tact chez miss Keller. “Par l’organe tactile, écrit M. Gérard Harry, grâce auquel elle perçoit encore le murmure d’un jet d’eau ou le frisselis d’ailes d’un oiseau au sortir du bain et distingue entre le bruit d’un marteau, d’un rabot ou d’une scie, elle a fait des découvertes insoupçonnées peut-être de maints acousticiens.”
C’est bien le cas de prononcer le mot de miracle. Enfin, il en est un autre accompli par miss Keller et non moins singulier. En plaçant les doigts sur les lèvres de ses interlocuteurs, cette sourde-muette-aveugle a appris à parler ; elle a déjà prononcé des discours compris de son auditoire.
Les penseurs les plus profonds, les plus grands poètes viennent fort loin après miss Keller ; on est en droit de la considérer comme le chef-d’œuvre le plus parfait créé par la volonté et l’intelligence humaine. »
Intellectuelle engagée, elle consacre sa vie à militer pour la paix dans le monde et les droits civiques, prenant notamment la défense des Noirs, des pauvres, des vétérans handicapés et des aveugles, tandis qu’elle milite également aussi pour le droit des femmes et l’accès à la contraception.
Après la disparition d’Ann Sullivan en 1936, Helen Keller poursuit son combat et parcourt trente-cinq pays afin de sensibiliser l’opinion internationale aux conditions de vie des personnes souffrant de cécité. Infatigable, elle publie quatorze ouvrages et plusieurs centaines d’articles.
En 1937, après une conférence devant l’empereur Hiro-Hito, celui-ci lui octroie le titre de « Fille de Dieu », la plus haute distinction qui puisse être accordée dans le Japon d’alors. En 1964, le président américain Lyndon B. Johnson lui décernera la médaille présidentielle de la Liberté.
Elle décédera quatre ans plus tard, le 1er juin 1968, à l’âge de 87 ans. À l’annonce de sa mort, de nombreuses cérémonies seront organisées à travers le monde pour lui rendre hommage.
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Pour en savoir plus :
W. Stern et Helen Keller, Sourde, muette, aveugle : Histoire de ma vie, Éditions Payot, 2001 (réed.)
Jacques Souriau, « Introduction : surdi-cécité et développement de la communication », in: Enfance, 2000
Ivani Fusellier-Souza, « Apprentissage institutionnel d'une troisième langue par les apprenants sourds. Discussion autour d'une approche bilingue dans l'enseignement d'une langue vivante », in: Langue française, 2003