Écho de presse

Victor Hugo contre l'influence de l’Église à l'école

le 31/03/2021 par Pierre Ancery
le 12/12/2018 par Pierre Ancery - modifié le 31/03/2021
Photographie de Victor Hugo, écrivain et député, circa 1850 - source : Gallica-BnF
Photographie de Victor Hugo, écrivain et député, circa 1850 - source : Gallica-BnF

Imaginée par le Parti de l'Ordre en 1849, la loi Falloux prévoit de donner une part prépondérante à l’Église catholique dans le système éducatif. Le 15 janvier 1850, Victor Hugo, partisan de l'enseignement laïc, éreinte le projet dans un discours-fleuve à la Chambre.

Pendant tout le XIXe siècle, l'éducation est au cœur du débat politique. Une question polarise les discussions : quelles places doivent être respectivement laissées à l’État et à l’Église catholique dans l'enseignement ?

 

Le débat sur la « liberté d'enseignement » prend un tour particulièrement vif sous la IIe République et la présidence de Louis-Napoléon Bonaparte. C'est alors un catholique légitimiste appartenant au Parti de l'Ordre, le comte Alfred de Falloux, qui est ministre de l'Instruction publique. Le 18 juin 1849, celui-ci dépose un projet de loi portant son nom ayant pour but d'étendre la loi Guizot de 1833 sur l'instruction.

 

L'esprit du projet est résumé dans cette phrase de Falloux, extraite de ses Mémoires : « Dieu dans l’éducation, le pape à la tête de l’Église, l’Église à la tête des civilisations. » La loi prévoit ainsi de supprimer le monopole de l’État dans l'enseignement établi par Napoléon Ier en redonnant une grande place à l'enseignement confessionnel dans le primaire et dans le secondaire.

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Dans le même temps, les évêques seraient membres de droit des conseils d'académie, et l'école serait placée sous la surveillance « morale » conjointe du maire et du curé. Un an après la révolution de 1848, il s'agit, pour les conservateurs alliés aux catholiques, de reprendre en main l'éducation des jeunes Français et de les « délivrer » de l'emprise des instituteurs républicains, supposés responsables de l'agitation révolutionnaire.

 

Mais tout le monde ne l'entend pas de cette oreille. Lors de la discussion à la Chambre, qui débute le 14 janvier 1850, un député va prendre la tête de l'opposition au projet Falloux. Il s'agit de Victor Hugo qui, en orateur exceptionnel, prononce le 15 janvier un discours-fleuve pour éreinter le « parti clérical ».

 

Sa prise de parole, plaidoyer pour un « immense enseignement public », va faire sensation.

«M. VICTOR HUGO. L'heure est avancée. Je tâcherai de donner à ce que j'ai à dire la forme la plus abrégée. Dans une discussion de cette importance, il faut aller tout de suite au fond de la question. Je commence par dire ce que je voudrais ; je dirai tout à l'heure ce que je ne veux pas.

 

Le but auquel il faut atteindre, but éloigné, je le reconnais, ce but, le voici : l'instruction gratuite et obligatoire. [Applaudissements à gauche.– Murmures à droite.] Obligatoire seulement pour le premier degré, gratuite pour tous. [...]

 

Un immense enseignement public donné et réglé par l'État, partant de l'école de village et montant de degré en degré jusqu'au Collège de France, plus haut encore, jusqu'à l'Institut de France. Les portes de la science toutes grandes ouvertes à toutes les intelligences ; partout où il y a un champ, partout où il y a un esprit, qu'il y ait un livre. Pas une commune sans une école, pas une ville sans un collège, pas un chef-lieu sans une faculté. [Bravos prolongés.] [...]

 

En un mot, l'échelle de la connaissance humaine dressée fermement par la main de l'État, posée dans l'ombre des masses les plus profondes et les plus obscures, et aboutissant à la lumière. »

Plus loin, l'écrivain précise :

« J’entends maintenir [...] cette antique et salutaire séparation de l’Église et de l’État, qui était la sagesse de nos pères, et cela dans l’intérêt de l’Église comme dans l’intérêt de l’État. [Applaudissements.] [...]

 

Je viens de vous dire ce que je voudrais ; maintenant, voici ce que je ne veux pas : je ne veux pas de la loi qu'on vous apporte.

 

Pourquoi ? Messieurs, cette loi est une arme. Une arme n'est rien par elle-même ; elle n'existe que par la main qui la saisit. Or quelle est la main qui se saisira de cette loi ? Là est toute la question. [Mouvement.] Messieurs, c'est la main du parti clérical. [C'est vrai !] »

S'ensuit un long passage durant lequel l'auteur des Misérables affirme sa foi catholique et se déclare favorable à l'instruction religieuse, mais demande qu'elle soit séparée de l'enseignement public :

« Je ne veux pas qu'une chaire envahisse l'autre ; je ne veux pas mêler le prêtre au professeur. Ou si je consens à ce mélange, moi législateur, je le surveille, j'ouvre sur les séminaires et sur les congrégations enseignantes l'œil de l'État, et, j'insiste, de l'État laïque, jaloux uniquement de sa grandeur et de son unité.

 

Jusqu'au jour, que j'appelle de tous mes vœux, où la liberté complète d'enseignement pourra être proclamée, […] je veux l'enseignement de l'Église en dedans de l'Église et non dehors. »

Commence alors le morceau de bravoure du discours : dans une diatribe virtuose qui provoque un véritable tumulte dans l'Assemblée, Victor Hugo accuse ses adversaires de vouloir resserrer l'emprise de l’Église catholique sur la France pour mieux contrôler la population.

« Je ne veux pas vous confier l'enseignement de la jeunesse, l'âme des enfants, le développement des intelligences neuves qui s'ouvrent à la vie, les générations nouvelles, c'est-à-dire l'avenir de la France. Je ne veux pas vous confier l'avenir de la France, parce que vous le confier, ce serait vous le livrer. [Mouvement.]

 

Il ne me suffit pas que les générations nouvelles nous succèdent, j'entends qu'elles nous continuent. Voilà pourquoi je ne veux ni de votre main, ni de votre souffle sur elles. Je ne veux pas que ce qui a été fait par nos pères soit défait par vous ! [Très-bien !] Après cette gloire, je ne veux pas de cette honte. [Mouvement prolongé.]

 

Votre loi est une loi qui a un masque. [Bravo !] Elle dit une chose et elle en ferait une autre. C'est une pensée d'asservissement qui prend les allures de la liberté. C'est une confiscation intitulée donation. Je n'en veux pas. [Applaudissements à gauche.]

 

C'est votre habitude. Quand vous forgez une chaîne, vous dites : Voici une liberté ! quand vous faites une proscription, vous criez : Voilà une amnistie ! [Nouveaux applaudissements.] Ah ! je ne vous confonds pas avec l'Église, pas plus que je ne confonds le gui avec le chêne. [Très-bien !] Vous êtes les parasites de l'Église, vous êtes la maladie de l'Église. [On rit.] »

Avec la même véhémence, il continue, expliquant que le message humaniste des Évangiles n'a rien à voir avec le programme du parti clérical, qu'il accuse de propager l'obscurantisme :

« Vous parlez d'enseignement religieux ! Savez-vous quel est le véritable enseignement religieux, celui devant lequel il faut se prosterner, celui qu'il ne faut pas troubler ? C'est la sœur de charité au chevet du mourant. C'est le frère de la Merci rachetant l'esclave. C'est Vincent de Paul ramassant l'enfant trouvé [...].

 

Voilà le véritable enseignement religieux, l'enseignement religieux réel, profond, efficace et populaire, celui qui, heureusement pour la religion et l'humanité, fait encore plus de chrétiens que vous n'en défaites ! [Longs applaudissements à gauche.] [...]

 

Et vous voulez être les maîtres de l'enseignement ! Et il n'y a pas un poète, pas un écrivain, pas un philosophe, pas un penseur que vous acceptiez ! Et tout ce qui a été écrit, trouvé, rêvé, déduit, illuminé, imaginé, inventé par les génies, le trésor de la civilisation, l'héritage séculaire des générations, le patrimoine commun des intelligences, vous le rejetez ! Si le cerveau de l'humanité était là devant vos yeux à votre discrétion, ouvert comme la page d'un livre, vous y feriez des ratures, [Oui ! oui !] convenez-en ! [Mouvement prolongé.] »

Hugo ajoute enfin :

« Je repousse votre loi. Je la repousse parce qu'elle confisque l'enseignement primaire, parce qu'elle dégrade l'enseignement secondaire, parce qu'elle abaisse le niveau de la science, parce qu'elle diminue mon pays. [Sensation.] »

Soutenue par la droite conservatrice (avec à sa tête, Adolphe Thiers), la loi Falloux sera cependant adoptée le 15 mars 1850, par 399 voix contre 237.

 

La question de l'éducation suscitera encore d'âpres débats dans les décennies suivantes, jusqu'au vote, sous la IIIe République, des lois scolaires de Jules Ferry visant à laïciser l'enseignement en France.

 

 

 

Pour en savoir plus :

 

Pierre Roche et Antoine Léon, Histoire de l'enseignement en France, Que sais-je ?, 2012

 

Luce-Marie Albigès, La liberté d'enseignement et la loi Falloux, L'Histoire par image, 2005

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