Le « Petit Lavisse », bible du roman national à l'usage des écoliers
Avec ses manuels d'histoire étudiés par des générations d'écoliers, Ernest Lavisse fut « l'instituteur national » de la IIIe République. Chantre du roman national, il a contribué à graver dans les esprits une vision légendaire de l'histoire de France.
L'historien Pierre Nora, dans Les Lieux de mémoire, l'avait appelé « l'instituteur national ». Ernest Lavisse (1842-1922), normalien, spécialiste de l'histoire de la Prusse, ancien répétiteur du prince impérial Louis-Napoléon converti au républicanisme dans les années 1870, fut l'un des historiens les plus célèbres de la IIIe République.
Mais davantage qu'à ses travaux historiques, il doit sa postérité au « Petit Lavisse », ce manuel qui, au même titre que le « Gaffiot » pour le latin, aura enseigné l'histoire à des générations d'écoliers jusqu'à la Seconde Guerre mondiale.
Ce manuel pédagogique destiné aux écoles primaires, dont la première version date de 1884 et qui fut imprimé à des millions d'exemplaires, fera figure de « petit livre rouge de la République » – l'expression est de Mona et Jacques Ozouf – tant il aura contribué à façonner l'imaginaire de ses jeunes lecteurs. Et ce alors que les générations précédentes étaient largement dépourvues de culture historique.
Le lecteur contemporain, en revanche, ne peut qu'être frappé par la vision déformée de l'histoire proposée par le manuel de Lavisse [édition de 1913 à lire sur Gallica]. Semé de jugements de valeur et d'apartés moralisants, son texte ne se soucie guère, en effet, de vérité historique. Réduite à quelques anecdotes destinées à frapper les esprits, l'histoire de France n'y est perçue qu'à travers le prisme des valeurs de la IIIe République. Ainsi ce passage sur les Gaulois :
« Vous voyez, à droite, un Gaulois. Il a les cheveux très longs. Sa moustache est très longue aussi [...]. Si vous rencontriez un homme comme celui-là dans la rue, vous seriez bien étonnés. Vous croiriez que c'est un sauvage [...].
Le garçon suivra son père à la chasse. Il n'ira pas à l'école pour une bonne raison : c'est qu'il n'y avait pas d'écoles en Gaule. Personne n'y apprenait à lire et à écrire. Vous ne voudriez pas être des ignorants comme ces petits-là. Il vaut mieux être venu au monde en ce temps-ci qu'au temps des Gaulois. »
Charlemagne est décrit comme « un homme très simple, qui n'aimait pas les grandes cérémonies et ne faisait pas d'embarras ». Louis XIV « devait se croire fort au-dessus des autres hommes ». Et Louis XVI « avait un bon cœur. Il aurait voulu voir tout le monde heureux dans son royaume. Mais il était bien jeune, il n'avait que vingt ans. Puis il n'était pas très intelligent », sans compter qu'il « mangeait trop ».
Pour Lavisse, il s'agit de faire aimer la France aux petits écoliers : « Qui donc enseigne en France ce qu’est la patrie française ? dit-il dans son discours de rentrée à la Sorbonne en 1881. Ce n’est pas la famille, où il n’y a plus d’autorité, plus de discipline, plus d’enseignement moral, ni la société où l’on ne parle des devoirs civiques que pour les railler. C’est donc à l’école de dire aux Français ce qu’est la France ».
Dans cette idée, il faut unifier les Français au moyen du « roman national » (l'expression date des années 1880) : l'Histoire est racontée comme une longue marche vers le progrès dont l'aboutissement est la IIIe République.
Si l'Ancien régime est fréquemment décrié, le « Petit Lavisse » exalte donc les réalisations récentes : la colonisation, par exemple. « Notre France est bonne et généreuse pour les peuples qu'elle a soumis », lit-on ainsi dans le manuel de 1913, dans un chapitre sur les écoles françaises en Algérie.
Auprès du grand public, Lavisse jouit de son vivant d'une image prestigieuse de savant au service de la nation. Acteur important des réformes de l'enseignement de la Belle Epoque, il devient directeur de l'École normale supérieure en 1904. En 1914, alors qu'il vient d'être fait Grand-Croix de la Légion d'honneur, Excelsior fait ce portrait de lui :
« Partout ainsi, M. Ernest Lavisse dirige. Il organise. Il est un chef […].
Formant des disciples qui seront non pas seulement des savants, mais des hommes d'action, il est donc pour la jeunesse non pas seulement un excitateur d'intelligences, mais un directeur de consciences. Ce pédagogue ingénieux et ardent, méthodique et enthousiaste, est un moraliste à peu d'autres pareil. C'est, pour M. Ernest Lavisse, un exercice agréable entre tous que de suggérer aux hommes des règles de vie.
Chaque année, en son pays natal, devant les enfants de l'école primaire de Nouvion-en-Thiérache, il moralise. Il moralisait de 1885 jusqu'à 1905, dans tous les banquets d'étudiants et dans toutes les autres cérémonies également officielles de l'Université [...].
Ce prédicateur éloquent, et loyal, et cordial, a rempli une mission utile et noble. Il a le droit d'être fier de son apostolat – et même des effets de son apostolat. »
Juste avant la Première Guerre mondiale, cet ardent patriote fut l'un des fondateurs de la Ligue française. En 1917, sa stature publique lui permettra de présider le Comités d'études, chargé par Aristide Briand d'élaborer les « buts de guerre » de la France.
Figure tutélaire des « hussards noirs », comme on surnommait les instituteurs de la République, Ernest Lavisse fut pourtant critiqué de son vivant. À gauche notamment, par certains instituteurs qui à la veille du conflit mondial lui reprochaient son nationalisme et son bellicisme, comme le rapporte L'Univers en 1914 :
« M. Lavisse ayant publié récemment une nouvelle édition de son Cours d'histoire de France à l'usage des élèves des écoles primaires, et où il parle en Français patriote, son langage a déplu aux maîtres qui, nombreux encore, n'ont pas répudié les idées internationalistes et antimilitaristes, et pour qui la patrie n'est qu'un mot suranné.
Il y a dans ce texte, dit un instituteur public de la Ville de Paris, ancien élève de l'École normale d'Auteuil, des insultes à l'adresse des amis que nous pouvons avoir outre-Rhin... C'est une page de haine. »
Les critiques vinrent aussi à droite, de la part des adversaires de la République laïque. La Croix, journal catholique conservateur, écrivait ainsi à la mort de Lavisse en 1922 :
« Inclinant de plus en plus la science devant la politique, au grand scandale de Fustel de Coulanges, Lavisse mit sa renommée d’historien au service de l’école laïque, et il composa ses manuels d’histoire pour l’enseignement primaire, dont les éditions, s’épuisant par centaines, firent de lui l’historien en quelque sorte patenté de la République “laïque”. Elle lui prouva sa reconnaissance en le comblant d’honneurs. »
Pendant l'Occupation, le journal L'Action française, sous la plume de Charles Maurras, mena une violente campagne pour interdire les manuels de Lavisse, lequel était identifié à la République honnie. Ainsi dans cet article de mai 1944 :
« Nous nous demandons comment on peut encore tolérer dans un grand nombre d'établissements publics ou peut-être privés, ce “Lavisse élémentaire” dont les extraits publiés ici [...] font la honte certaine de l'École et de la Nation.
De la Nation, puisqu'il en donne une caricature honteuse, dans une intention impie : lutte des classes et conflit des générations. De l'École, puisque tel est bien le dernier endroit où devraient s'égarer ces sortes d'ouvrages où de hideuses volontés déformatrices se trouvent compliquées de graves erreurs de faits. »
La façon d'enseigner l'histoire prônée par Lavisse sera largement remise en cause dans la seconde moitié du XXe siècle. Mais la notion de roman national, elle, resurgit régulièrement dans les débats au sujet de l'enseignement historique ou des commémorations officielles.
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Pour en savoir plus :
Jean Leduc, Ernest Lavisse, L’histoire au cœur, Armand Colin, Paris, 2016
Pierre Nora, « Lavisse, instituteur national », in: Pierre Nora, Les Lieux de mémoire, tome 1, Gallimard, 1984
Benoît Bréville et Evelyne Pieillier, « L'illusion de la neutralité », in: Le Monde Diplomatique, « Manières de voir », 2019