Michelet, figure anticléricale et historien de génie, selon Paule Petitier
La vie, l’œuvre et les nombreuses polémiques suscitées par Jules Michelet dans la presse française du XIXe siècle par Paule Petitier, sa grande exégète contemporaine.
Paule Petitier est professeure de littérature à l’université Paris-7, spécialiste du XIXe siècle et du grand historien de la Révolution française Jules Michelet. Elle vient de diriger la republication en Pléiade de la célèbre Histoire de la Révolution française de Michelet, parue initialement en volume en 1853.
Avec elle, nous sommes revenus sur la vie et l’œuvre de cet historien – et écrivain – de génie, sur sa réception dans la presse et sur son rôle de médiateur politique, en tant que défenseur des valeurs républicaines, dans l’opinion d’alors.
Propos recueillis par Julien Morel
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RetroNews : RetroNews a pour matière de base l’écriture d’archives. Pourriez-vous d’abord nous rappeler le rapport qu’entretient Michelet lui-même avec l’archive dans son écriture ?
Paule Petitier : Michelet appartient aux premières générations d’historiens qui utilisent les documents d’archives. Le statut des archives s’est profondément modifié à la suite de la Révolution française. Une masse de documents d’Ancien régime s’est trouvée périmée par le changement d’organisation sociale et de système juridique. Ne relevant plus du secret d’État ou de la preuve judiciaire, ces documents ont pu être considérés comme des témoignages du passé et être étudiés comme tels.
La création de l’École des Chartes ans les années 1820, pour former des spécialistes de l’archivistique, les inventaires et l’organisation progressive des Archives nationales et départementales ont pu, au cours du XIXe siècle, faciliter la consultation et l’exploitation de ces mines de documents inédits.
Michelet a été nommé chef de la section historique des Archives nationales en 1830. Cette responsabilité lui a permis de prendre la mesure des richesses de ce dépôt, qu’il évoque à la fin du tome II de son Histoire de France. Il a bien conscience qu’il y a là un gisement irremplaçable pour renouveler la vision de l’histoire. Cela se ressent sur le rythme même de son écriture, qui se ralentit lorsqu’il arrive au tome III de son Histoire, à une période, la fin du XIIIe siècle, où le volume des archives devient plus important.
Pour son Histoire de la Révolution, Michelet a puisé dans les fonds conservés aux Archives : il a exploré et inventorié le contenu de la fameuse Armoire de fer, qui contenait des documents et des reliques de la Révolution (correspondance secrète de Louis XVI, documents saisis par la Convention…). Il s’est référé aux procès-verbaux des Assemblées, a lu pour retracer le moment des Fédérations, les lettres retraçant les multiples cérémonies organisées dans les villes et villages. Par ailleurs, il a magnifiquement parlé de l’émotion liée à la découverte des documents d’archives, de ces traces directes du passé, qui semblent annuler un instant le fossé infranchissable qui nous en sépare. L’archive n’est pas seulement chez lui un moyen d’approcher davantage de la vérité, elle est presque charnelle : elle palpite encore de la vie de ceux qui l’ont produite, elle établit un contact médiumnique avec les morts.
Dans quelle mesure la presse joue-t-elle un rôle dans le récit révolutionnaire de Michelet ?
La presse joue un grand rôle. En tant que fils d’imprimeur, et homme du XIXe siècle, un temps où le combat pour la liberté de la presse est déterminant, Michelet ne pouvait pas passer à côté de la véritable « éruption de journaux » (selon son expression) des premières années de la Révolution. Il consacre à la Presse tout un chapitre du livre II de l’Histoire de la Révolution, la considérant comme un véritable thermomètre de l’engagement populaire dans la vie politique.
La presse en ce début de la Révolution vient corroborer l’idée d’une participation effective de l’ensemble de la nation aux transformations politiques et sociales. Les deux premiers tomes de l’œuvre sont ceux où la Révolution est vraiment faite par tous – donc vraiment révolutionnaire, selon les critères de Michelet. Le développement de la presse participe de l’élan collectif. Tout en énumérant avec jubilation la polyphonie des journalistes et des titres, Michelet élit une figure symbolique, celle d’Élisée Loustalot, le rédacteur des Révolutions de Paris, édité par Prudhomme. Le succès de cette feuille (on dit qu’elle comptait 200 000 lecteurs) éblouit un Michelet désolé de ce que la presse politique du milieu du XIXe siècle ne soit pas assez populaire. Loustalot devient l’emblème de la presse « honnête » et innocente du début de la Révolution, par contraste avec les journaux qui appellent à la violence et jouent, selon l’historien, sur les passions basses du peuple, tels L’Ami du Peuple ou Le Père Duchesne. La mort de Loustalot, en septembre 1790, est pour Michelet un signe très funeste, et marque la fin de la période heureuse de la Révolution.
Le dernier article écrit par Loustalot est consacré au massacre de Nancy. Michelet va presque jusqu’à suggérer que cette affaire sanglante a démoralisé Loustalot au point de le pousser dans la tombe. Camille Desmoulins est sans doute le deuxième journaliste préféré de Michelet, à cause du Vieux Cordelier, de ses appels à la clémence au moment où les mesures de terreur battent son plein, et du courage dont témoigne cette résistance aux robespierristes.
Pourriez-vous nous en dire plus sur la campagne anticléricale menée avec Edgar Quinet et cette idée de Michelet au sujet de la « Révolution en tant que tradition » ?
Nous avons choisi de reproduire dans la nouvelle édition de la Pléiade le texte de l’édition originale de l’Histoire de la Révolution pour donner à lire la version de l’œuvre la plus proche du contexte politique dans lequel elle a été écrite. Car ce contexte, chargé en événements, a joué un rôle déterminant sur bien des aspects de la vision de Michelet.
La campagne anticléricale menée par Edgar Quinet et Michelet en 1843-1844 est un de ces éléments importants. L’Église catholique au XIXe siècle s’est alliée majoritairement aux partis conservateurs et a pris fait et cause contre les transformations sociales issues de la Révolution française. Cela explique certainement l’anticléricalisme virulent de la gauche française à cette période. En 1843, les catholiques mènent une offensive contre le monopole universitaire et voudraient obtenir la liberté d’enseignement pour les établissements secondaires. Le gouvernement de Louis-Philippe ne souhaite pas alors étendre l’influence de l’Église en accordant cette demande. Au départ, donc, les deux professeurs du Collège de France sont soutenus dans leur campagne par les milieux proches du pouvoir, la famille royale et les libéraux, d’autant qu’ils s’en prennent dans leurs cours à la congrégation des Jésuites, qui soulevait depuis longtemps l’animosité. La presse libérale soutient nettement l’initiative des deux professeurs : le compte rendu des leçons de Michelet est publié dans le Siècle, le journal qui compte alors le plus d’abonnés (30 000).
Le National, la Revue des Deux Mondes, la Démocratie pacifique (de tendance fouriériste) ou la Réforme se font l’écho des débats.
Le problème est que Michelet et Quinet n’en restent pas là. Ils poursuivent l’offensive au-delà de ce qui est tolérable par les libéraux au pouvoir. Après avoir publié ensemble leur cours (Des Jésuites, 1843) avec un grand succès, les deux professeurs continuent l’année suivante, s’en prenant cette fois au catholicisme lui-même. Michelet dénonce l’influence du confesseur sur les femmes, le montrant comme un véritable virus de la réaction introduit au sein des familles. Cette fois, les organes de la presse gouvernementale vont se montrer très hostiles.
L’idée de la Révolution comme « tradition » vient faire pièce à la conception conservatrice de la tradition. L’Église catholique se présente volontiers comme défenseure des valeurs de la tradition. Pour Michelet elle n’incarne cependant qu’une fausse tradition, celle de l’asservissement. Écrire l’histoire de la Révolution, c’est montrer comment cet événement s’inscrit dans la « vraie personnalité » de la France, qui se caractérise par sa capacité de rupture, d’émancipation. Par exemple, Jeanne d’Arc est célébrée par Michelet parce qu’elle accomplit au XVe siècle une véritable révolution en s’affranchissant de l’autorité de l’Église, parce qu’elle croit à ses voix, c’est-à-dire à la voix de sa conscience, et qu’elle mène jusqu’au bout son action, en fonction de cette certitude intime. Elle présage en cela la modernité, la majorité du genre humain, dont la Révolution sera l’expression capitale. Tradition paradoxale, donc, que celle de la Révolution, puisque c’est celle de la capacité de s’émanciper de la tradition comme sclérose et pesanteur.
À quel moment le nom de Jules Michelet apparaît-il pour la première fois dans les dépêches de presse et pour quelles raisons ? Commente-t-on alors son travail d’historien ou ses convictions « politiques » ?
Je pense que c’est à partir de la polémique contre les Jésuites que Michelet sort de la rubrique des comptes rendus littéraires dans la Presse et que l’on trouve des articles le concernant dans des rubriques plus générales, comme la rubrique des « Variétés », quelle que soit la couleur politique des journaux. La Presse légitimiste et catholique honnit « la guerre contre l’Église » (La Quotidienne, 4 août 1843) tandis que les organes libéraux sont moins systématiquement défavorables.
La presse nationale fait largement écho à l’article d’Émile Saisset (ancien normalien élève de Michelet), initialement paru dans la Revue des Deux Mondes le 1er février 1845, qui se veut une exécution en règle du « Prêtre » (La Quotidienne, 4 février 1845 ; La Gazette du Languedoc, 5 février 1845 ; le Journal des villes et des campagnes, 6 février 1845…).
La presse évoque aussi les sanctions internes qui menacent Quinet et Michelet au sein du Collège de France : en juillet 1845, le Courrier de la Saône et Loire et la Gazette du Languedoc entre autres rendent compte de la réunion des professeurs du Collège de France où a été discutée l’éventualité de soumettre à un blâme les deux professeurs pour avoir outrepassé les limites de leur programme. La presse perçoit bien qu’il y a là un événement qui dépasse le cadre des débats académiques.
D’une manière générale, comment est reçue l’œuvre de Michelet dans l’opinion ? Observe-t-on parfois des réactions paradoxales ?
Les clivages politiques se retrouvent nettement dans la réception de l’œuvre de Michelet. La presse légitimiste et catholique est invariablement hostile. La presse orléaniste est souvent réservée vis-à-vis de l’œuvre de l’historien, même lorsque celle-ci n’est pas directement polémique. La presse progressiste lui est la plupart du temps favorable.
Michelet s’emploie à faire parler de ses livres, en envoyant des bonnes feuilles aux journaux et en sollicitant des critiques amis. Les critiques orléanistes conservateurs s’en prennent souvent à la méthode et au style de Michelet, jugés trop hétérodoxes : on trouve qu’il n’est pas un historien assez posé, que ses principes de composition sont bizarres, que les bonnes proportions ne sont pas respectées (du fait de la place qu’il donne au particulier et au concret, ou parce qu’il élève des détails au rang de symbole).
Les critiques républicains, eux, accueillent avec ferveur les livres de Michelet, notamment les premiers tomes de l’Histoire de la Révolution en 1847. C’est le moment de la campagne des banquets, juste avant que n’éclate la Révolution de 1848. On le cite dans ces rassemblements favorables au changement politique, on porte des toasts à son œuvre. En revanche, on ne trouve dans la presse que peu d’échos à la suite de l’Histoire de la Révolution à partir de 1850 : le climat politique a changé. Les rares articles de critique dans les journaux liés au pouvoir se scandalisent, notamment de la façon dont il traite le procès et la mort du roi.
Pouvez-vous justement revenir sur l’éviction de Michelet du Collège de France. Quelles sont les raisons invoquées ? Assiste-t-on à des manifestations de soutien ?
Dès que la Deuxième République prend un tournant conservateur, les cours de Michelet, qui avaient été quelque peu délaissés au printemps de 1848, attirent de nouveau le public, parce que, de façon symbolique, y être marque l’adhésion à des idées républicaines avancées et la protestation contre la tournure que prend le régime. Le public était très démonstratif et saisissait dans les propos du professeur la moindre allusion à l’actualité pour manifester bruyamment son approbation. Il n’était pas rare qu’on entonne La Marseillaise ou Le Chant du départ dans la salle. Jules Vallès, jeune étudiant, assistait à certains de ces cours.
À partir de décembre 1850, Michelet est conscient des menaces qui pèsent sur son enseignement. L’Univers, organe de la presse catholique, l’attaque violemment. Un mouchard assiste régulièrement à ses cours, prenant des notes sur ce qui s’y dit et sur l’agitation de la salle. L’administrateur du Collège de France, Barthélémy-Saint-Hilaire, est hostile à Michelet et entame une procédure de sanction contre lui. Il convoque une Assemblée des professeurs en mars 1851 au motif des désordres auxquels donneraient lieu les cours de l’historien. Cette assemblée juge en quelque sorte Michelet et par 17 voix sur 21, vote un blâme et la suspension de son cours.
Lorsque les étudiants découvrent cette mesure, ils rédigent une protestation et décident de la porter en cortège à l’Assemblée ; quelques jours plus tard, un nouveau cortège d’étudiants se donne rendez-vous dans la cour de la Sorbonne où est lue une lettre d’hommage à Michelet ; leur cortège est ensuite disloqué par la police boulevard du Montparnasse. La presse républicaine s’est bien sûr faite l’écho de ces brimades. Le Charivari du 28 mars 1851 publie une caricature de Daumier portant comme légende : « Le Révérend Père Capucin Gorenflot se chargeant de professer au collège de France un cours d'histoire en remplacement de M. Michelet. »
Comment cette figure de grand sage – le Figaro parle par exemple de « brahme exilé en Occident » – se construit-elle dans les dernières années de sa vie ?
La formule du Figaro se réfère au Michelet naturaliste du Second Empire, à l’auteur qui a exprimé dans La Mer, L’Oiseau, L’Insecte et La Montagne sa pitié envers le monde animal et dénoncé une civilisation industrielle qui chosifie la nature et l’exploite sans vergogne. Michelet formulait aussi des réserves envers l’alimentation excessivement carnée. Ces prises de position expliquent le mot « brahme » - qui renvoie à l’hindouisme et à la prescription du respect de toute vie.
Cependant, Michelet est loin d’apparaître uniquement sous la figure d’un grand sage dans la presse du Second Empire. Les livres qu’il écrit alors en parallèle à l’Histoire de France – outre ceux d’histoire naturelle, des essais tels que L’Amour ou La Femme – modifient considérablement son image d’auteur érudit, de savant reclus. En 1858, L’Amour est un énorme succès, mais aussi un succès de scandale, parce que Michelet s’y mêle d’entrer dans les détails physiologiques et intimes des relations conjugales. On voit donc aussi apparaître des caricatures le représentant sous les traits d’un vieillard un peu dévergondé, voire carrément obscène. La Parodie à l’occasion de la parution de Nos fils, le représente allaitant un nourrisson, la tête surmontée d’une coiffe à la forme équivoque (n° 16 du 5-12 décembre 1869). Michelet est devenu une figure de la vie publique, et le dernier volume de l’Histoire de France, en 1867, est célébré par une caricature du Hanneton sur laquelle l’historien conduit le char de son œuvre tiré par une hirondelle et un coléoptère (8 août 1867).
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L’Histoire de la Révolution française de Jules Michelet, préfacée et dirigée par Paule Petitier, est parue en Pléiade aux éditions Gallimard, au mois de février 2019.