Interview

Un roman national républicain : L’Histoire de France de Duruy

le 29/09/2022 par Jean-Charles Geslot, Alice Tillier-Chevallier - modifié le 29/11/2022

Entre l’Histoire de France de Michelet et le Petit Lavisse des écoliers de la IIIe République, une troisième « histoire » tricolore typique du roman national en cours paraît sous Napoléon III. Oublié aujourd’hui, le livre est à sa parution un best-seller présent dans toutes les bibliothèques.

En 1857, alors qu’il n’est pas encore ministre de l’Instruction publique, Victor Duruy publie, chez Hachette, une Histoire de France abrégée. Un ouvrage qui va être constamment réédité jusqu’à 1913. Coup de projecteur sur un livre qui, s’il a sombré dans l’oubli, a marqué son temps.

Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier

RetroNews : L’Histoire de France de Victor Duruy (à lire sur Gallica) n’est ni l’Histoire de France de Jules Michelet (1833) ni le Petit Lavisse (1884) – deux ouvrages qui restent encore aujourd’hui emblématiques du « roman national » du XIXe siècle… Pourquoi vous être intéressé à cet ouvrage aujourd’hui largement oublié ?

Jean-Charles Geslot : Il est vrai que Victor Duruy a été éclipsé par ces deux figures majeures : d’un côté Michelet et son histoire monumentale en 18 volumes, de l’autre Ernest Lavisse et son manuel scolaire. L’Histoire de France de Victor Duruy est en quelque sorte le chaînon manquant entre les deux. C’est un abrégé – tout de même assez massif puisqu’il fait 1 500 pages, en deux volumes –, qui a été imprimé tout de même, d’après les estimations que j’ai pu réaliser, à 120 000 exemplaires. Un beau petit succès donc.

Destiné d’abord à un public d’élèves et, plus largement, au grand public cultivé, réédité en moyenne tous les deux ou trois ans jusqu’à la Première Guerre mondiale, l’ouvrage a diffusé auprès des classes moyennes la vision de l’histoire de France portée par Michelet et les historiens de sa génération, avant que le Petit Lavisse ne la transmette à son tour dans les écoles primaires, touchant alors tous les milieux, y compris populaires.

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Quelle est précisément cette vision de l’histoire ?

Sous la plume de Duruy, comme sous celle de Michelet, l’histoire de France apparaît comme une longue marche vers la Révolution française qui, faisant triompher la liberté et l’égalité, en constitue l’apothéose. C’est là la vulgate libérale et républicaine qui s’oppose à la vision traditionnelle – qui a cours également au même moment – d’une histoire de France faite par les rois et au sein de laquelle la Révolution n’est qu’une aberration.

Les nombreuses gravures qui illustrent l’ouvrage de Duruy vont dans ce sens. Ici pas de portraits de rois, mais des paysages : une façon pour l’auteur et son éditeur, Louis Hachette, de montrer le décor de cette histoire et de donner à voir ce qu’est la France à une époque où le territoire national est encore peu connu de la majorité des Français.

Outre sa dimension libérale et républicaine, l’abrégé vise aussi la glorification. Cette vision patriotique n’est pas entièrement nouvelle, mais au milieu du XIXe siècle, le besoin de redorer le blason de la France se fait fortement sentir, quelques années après les répressions des mouvements ouvriers de 1848 et l’atmosphère de guerre civile qui a marqué la fin de la IIe République. Il s’agit donc pour Victor Duruy de montrer que, malgré les vicissitudes récentes, la France demeure une grande puissance européenne et qu’elle a joué un rôle historique majeur : des Gaulois prenant Rome, dit-il, aux croisades où les Français auraient joué un rôle majeur, puis à Louis XIV ou à Napoléon…

Le texte fait donc la part belle aux « grands personnages » de l’histoire de France…

Victor Duruy reprend une héroïsation classique dans la vulgate historique, qui présente un panthéon de modèles – et de contre-modèles – et qui se retrouvera dans les manuels scolaires de la IIIe République. Ce n’est guère étonnant quand on a à l’esprit que l’histoire est alors considérée comme une source d’enseignement pour le présent et qu’elle doit permettre de former les futurs dirigeants de la France.

Dans cette galerie de portraits de héros, Duruy ne montre guère d’originalité : il s’écarte peu de la pensée dominante de son temps. À quelques exceptions près cependant, et notamment celle de Jeanne d’Arc : alors qu’elle est portée aux nues de tous côtés, par les libéraux comme par les patriotes, Victor Duruy reste quant à lui très neutre, reprenant les faits, instruisant à charge et à décharge, sans prendre parti.

Qui ont été les lecteurs de cet abrégé ?

La question du lectorat pose un problème méthodologique, et nous en sommes réduits à faire des hypothèses à partir des sources disponibles : notes de lectures, comptes rendus, inventaires de bibliothèques… Un registre de bibliothèque scolaire conservé au sein des archives départementales de Savoie montre par exemple que le livre a été emprunté par des fils de paysans des Alpes : ils l’ont donc eu entre les mains. Peut-on en conclure qu’ils l’ont lu ? En partie ? Intégralement ? Rien n’est moins sûr. De son côté, Charles Péguy, fils d’une rempailleuse de chaises qui allait devenir le fameux intellectuel que l’on connaît, évoque dans son œuvre les lectures enfiévrées qu’il faisait, enfant, de « [son] Duruy ».

Mais ces quelques traces éparses retrouvées dans les milieux populaires ne doivent pas faire oublier que le livre a surtout été lu par la bourgeoisie : les collégiens et les lycéens, mais également les amateurs d’histoire à une époque où le passé national attire particulièrement.

Une partie du lectorat catholique va s’y intéresser également, même si l’ouvrage remet en cause le rôle historique de l’Église dans la construction de la nation française et qu’il est nettement condamné par la hiérarchie catholique, et notamment Mgr Dupanloup.

Comment l’ouvrage a-t-il été diffusé ?

La diffusion est d’abord commerciale, et l’ouvrage bénéfice de l’assise de la maison Hachette, premier éditeur par son réseau de librairies concessionnaires présentes dans toute la France. Dans cette seconde moitié du XIXe siècle, les librairies sont en plein développement, alors qu’a contrario, le colportage amorce son déclin – en tout état de cause, les colporteurs ne vendent guère des ouvrages d’histoire comme celui de Duruy.

La diffusion s’est faite également à travers les bibliothèques, qu’elles soient municipales, populaires – créées souvent par des associations philanthropiques et qui avaient, malgré leur nom, un public plutôt bourgeois –, mais aussi scolaires : la loi de 1860 a rendu les bibliothèques obligatoires dans les écoles et leur fonds s’enrichit d’année en année grâce aux « concessions de livres » fournies par le ministère de l’Instruction publique. Victor Duruy, qui devient ministre en 1863 et le restera pendant six ans, peut, par ce système, mettre son livre en bonne place…

Ces bibliothèques ne sont pas que métropolitaines : les livres accompagnent les missions chrétiennes envoyées en Afrique subsaharienne et on retrouve des exemplaires de L’Histoire de France de Duruy au sein de bibliothèques coloniales nouvellement créées ou encore au bagne de Nouméa, au sein d’une bibliothèque destinée aux prisonniers !

L’ouvrage est réédité une dernière fois en 1913. Pourquoi ce coup d’arrêt ? Reste-t-il néanmoins une référence ?

La Grande Guerre marque une rupture : pour des raisons évidentes de restrictions, beaucoup d’ouvrages ne sont pas réimprimés pendant la guerre, et ils ne le seront plus ; l’Histoire de France n’est pas un cas exceptionnel. Il faut dire aussi qu’en 1918, l’ouvrage de Duruy a 60 ans et qu’il commence à être daté. Mais s’il disparaît des étals de librairies, il reste néanmoins dans les bibliothèques et continue à faire référence : l’ouvrage est lu et cité régulièrement dans les journaux de l’entre-deux-guerres.

Il fait même l’objet peu à peu d’une forme de canonisation : incarnant le roman national, exaltant le patriotisme dans cette langue romantique aujourd’hui surannée mais qui reste très belle, l’œuvre est entrée dans une sorte de panthéon historiographique.

Ni prophète ni héros, Victor Duruy a néanmoins eu un rôle de passeur entre les grandes œuvres historiques des années 1820-1840 peu diffusées et les générations suivantes à laquelle appartiendra Lavisse.

Maître de conférences à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, Jean-Charles Geslot est auteur d’Histoire d’un livre. L’Histoire de France de Victor Dury, paru aux Éditions du CNRS (2022).