Petite histoire de l’enseignement garçons-filles
De leur apparition en Grande-Bretagne à leur essaimage progressif sur le continent européen, l’implantation des écoles dites « mixtes » a provoqué des réactions diverses, révélant les antagonismes politiques de chaque époque.
Cet article est paru initialement sur le site de notre partenaire, le laboratoire d’excellence EHNE (Encyclopédie pour une Histoire nouvelle de l’Europe).
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Le mouvement de réforme protestant et catholique du début de la période moderne favorise la création d’un grand nombre d’écoles primaires séparant les garçons des filles pour des raisons d’ordre moral. Ceci avec l’idée corollaire que les femmes doivent enseigner aux filles, et les hommes aux garçons ; encourageant par conséquent le développement de carrières pour les femmes dans l’enseignement.
Cependant, en réalité, les écoles mélangent souvent les garçons et les filles, notamment dans les zones rurales où les écoles sont rares. En Europe, les établissements de type secondaire, accueillant les classes sociales moyennes, sont presque exclusivement non mixtes ; ce jusqu’à la fin du xixe siècle, quand le premier mouvement vers la coéducation commence à se développer.
Au début des années 1860, les Européens dissertent sur les avantages et inconvénients d’éduquer ensemble garçons et filles, s’inspirant de ce dont ils sont témoins aux États-Unis, où la « coéducation » est courante. Comme par exemple le docteur Sophia Jex-Blake, femme médecin britannique pionnière qui, en 1867, voyage et propose un compte-rendu de cette pratique dans des collèges universitaires comme Oberlin dans l’Ohio, aussi bien que dans des lycées et des écoles normales.
En France, Édouard Laboulaye et le pédagogue Célestin Hippeau attirent tous deux l’attention sur l’adoption américaine de la coéducation qu’ils considèrent comme impensable dans le contexte français. L’exposition universelle, organisée à Philadelphie en 1876, regroupe des pédagogues venus de toute l’Europe. Des informations relatives à la coéducation dans le contexte américain y sont diffusées, sans pour autant faire l’unanimité.
Les pédagogues allemands, par exemple, condamnent la liberté morale que cette pratique semble susciter chez les jeunes femmes. Comme de nombreuses personnes, ils considèrent que la coéducation encourage une forme d’indépendance délurée chez les jeunes filles américaines, menaçant ainsi les rôles traditionnels dévolus aux genres.
« On objecte que les écoles mixtes seraient d’une surveillance difficile. Assurément. Mais il n’y a pas d’école, mixte ou non, qui n’exige, sous le rapport des mœurs, une sollicitude incessante. Il y a dans toutes des enfants vicieux qu’il faut tenir à l’œil et qu’on doit éliminer, sans bruit, sans scandale, si l’on perd tout espoir de les corriger.
On craint que les garçons, que l’on imagine être plus précoces, ou plus hardis, n’aient hâte de renseigner leurs petites compagnes sur les choses de l’amour. […]
J’irai plus loin, et j’ai sur ce point l’opinion d’un homme que je ne puis nommer, mais qui est très compétent dans la question :
Moi, me disait-il, ce ne sont pas les garçons que je craindrais pour les petites filles ; ce serait, au contraire, des filles dont je me méfierais pour les garçons. Les garçons, en général, sont très timorés ; ils n’osent pas. Les petites filles, pour peu qu’elles aient dans l’esprit un grain de libertinage, sont coquettes, hardies et souvent perverses. […]
Je vous jure qu’il parlait le plus sérieusement du monde. »
Extrait de l’article « Grains de bon sens », du journal conservateur Le Figaro, 8 décembre 1898
La défense des écoles mixtes en Europe ne débute qu’à la fin du siècle. Des féministes, parfois des directrices d’école, utilisent souvent l’exemple d’écoles aux États-Unis pour plaider en faveur de débouchés plus importants pour les filles ; car l’exemple américain montre que les jeunes femmes sont capables d’étudier aux côtés de leurs camarades dans le second cycle, et dans les établissements de niveau universitaire.
Les délégués du premier Congrès international du droit des femmes à Paris en 1878 adoptent une résolution en faveur de la coéducation à tous les niveaux de l’enseignement, mais cette dernière est fermement rejetée quand les Français créent le système public des collèges et lycées en 1880. Selon le promoteur de la loi, Camille Sée, la France est un pays catholique aux mœurs différentes de celles des pays protestants, où la coéducation des sexes est pratiquée.
Les Pays-Bas font partie de ces pays où les familles des classes moyennes demandent au gouvernement d’admettre leurs filles dans les écoles du degré supérieur du secondaire (Hogere Burgerschool), et ce dès 1871. Même dans les pays catholiques méditerranéens « sous-développés », un nombre restreint de filles commencent à fréquenter les écoles secondaires de garçons, tout simplement parce qu’aucune opportunité n’existe pour elles ; c’est ce qu’un historien italien définit comme étant l’un des « avantages du sous-développement ».
« Le système de la coinstruction n’a pas en France beaucoup de succès auprès des pédagogues et des familles, soit que l’on objecte la nécessité d’avoir, pour des intelligences différentes, des programmes distincts, soit qu’il semble dangereux, dans l’état actuel de nos mœurs, de réunir sur les mêmes bancs jeunes gens et jeunes filles. […]
Il n’en est pas de même dans les pays anglo-saxons et scandinaves où, non seulement la coinstruction, mais encore la coéducation totale est vue avec beaucoup de faveur. Des expériences heureuses et multiples ont permis à ces pays d’adopter de plus en plus un système que beaucoup en France trouverait quelque peu hardi. […]
L’Angleterre en instituant la première le pensionnat mixte réalisa la coéducation véritable. Elle fut aidée dans ce mouvement par la secte religieuse des Quakers. Ceux-ci admettent l’égalité des sexes et voient d’un œil favorable des relations de bonne et libre camaraderie s’établir entre les jeunes gens et les jeunes filles. »
Extrait de l’article « La coéducation en Angleterre », du journal socialiste Le Populaire, 14 janvier 1924
Au début du xxe siècle, la généralisation de l’enseignement primaire, le développement de la scolarisation dans le secondaire, et les possibilités accrues pour les femmes de trouver un emploi dans le secteur tertiaire, fournissent aux pédagogues européens (Maria Grey en Angleterre, Marguerite Bodin en France, Don Francisco Giner de los Ríos en Espagne) un contexte favorable à la remise en cause de la séparation des garçons et des filles dans les salles de classe et les écoles. […]
Avec le développement de la connaissance psychologique de l’enfant et de l’adolescent, la Ligue internationale pour l’Éducation nouvelle considère la coéducation comme faisant partie de l’une de ses exigences fondamentales, lors du congrès fondateur de Calais en 1921.
Durant la période de l’entre-deux-guerres, de plus en plus de pays envisagent la coéducation comme un moyen de pacifier les relations entre les sexes, plutôt que comme une revendication permettant aux filles de poursuivre les mêmes études que les garçons. Dans des sociétés où garçons et filles se mélangent de plus en plus au cours d’activités extrascolaires, et l’âge de fin de scolarité augmentant, l’apprentissage dans des classes mixtes semble encourager les filles à s’affirmer, tout en contrôlant les instincts plus brutaux des garçons.
Dans la Russie soviétique, néanmoins, la mixité est clairement perçue comme une mesure égalitaire ; durant l’été 1918, l’État décrète que tous les établissements scolaires doivent appliquer la mixité dans un effort visant à éliminer les hiérarchies de sexe. Dans la pratique les différences persistent, mais la mesure encourage incontestablement l’augmentation des inscriptions des filles, notamment dans les écoles secondaires.
Dans la période de l’entre-guerre, les écoles soviétiques mettent progressivement en place un cursus mixte et une pédagogie en quête d’égalitarisme entre les sexes. Pourtant, dans le contexte de la guerre, la décision est prise en 1943 d’établir une éducation non mixte dans les villes, afin de préparer les garçons à devenir soldats, et les filles mères. La mixité est restaurée en 1954, suite aux pressions à la fois des parents et des enseignants ; mais cet exemple, tout comme les débats contemporains en Europe et aux États-Unis sur la réintroduction de l’enseignement non mixte, souligne combien les idéologies genrées sous-tendent l’organisation de la vie scolaire.
Le passage à la mixité en Europe débute généralement dans les écoles primaires parmi les enfants pré-pubères. En France, par exemple, en 1933, une loi autorise la « gémination » dans les écoles primaires, permettant aux institutrices de prendre en charge l’enseignement des enfants âgés de six à neuf ans, les instituteurs s’occupant quant à eux des élèves plus âgés. L’âge, plus que le sexe, détermine alors l’organisation des salles de classe. La généralisation des écoles mixtes pour les adolescents apparaît bien plus tard, plus particulièrement dans les pays catholiques, étant donné la condamnation papale de la coéducation en 1929 dans l’encyclique Divini Illius Magistri.
« La coéducation par la gémination des écoles n’est pas faite seulement pour les enfants de 11 ans, mais surtout pour les garçons et les filles que l’instituteur prépare au certificat d’études dans la première classe. Ces élèves des deux sexes sont réunis le plus souvent sur les mêmes bancs, côte à côte, et aussi en récréation, avec des “privés” communs. Déjà une pareille coéducation ne va pas sans danger moral : nous en avons pour preuve les billets échangés pendant les classes et surpris entre les mains de filles et de garçons, et surtout les confidences qu’ont souvent reçues l’entourage des enfants eux-mêmes et les familles.
Mais ce n’est là qu’un commencement.
N’oublions pas, en effet, qu’il est dans les desseins de M. Herriot – et ce qui est plus grave, des Loges et du radicalisme dont presque tous nos ministres de l’Instruction publique sont les valets – de prolonger la scolarité obligatoire jusqu’à 14 ans et, avec la scolarité, la coéducation. […]
Cette fois, la coéducation met sur les mêmes bancs jeunes gens et jeunes filles de 16 ans, aux sens bien éveillés par la serre chaude de l’internat, car beaucoup de ces jeunes sont des internes. Mes souvenirs de lycée comme ceux qu’a publié M. Louis Bertrand, et qui concordent avec les miens, me rappellent tout ce qui bouillonnait de malsain, de luxurieux dans l’imagination et dans les veines de la jeunesse. La coéducation est-elle faite pour la calmer ? Hélas ! j’apprends que parfois il n’y a eu qu’un pas – un faux pas – à faire pour passer de la classe de philosophie à la Maternité. […] »
Extrait de « La lèpre de la coéducation des sexes », du journal catholique La Croix, 11 mars 1928
Cependant, dans l’après-guerre, l’émergence d’une culture jeune dynamique en Europe de l’Ouest et du Nord, et l’essor considérable de l’enseignement secondaire remettent en cause les principes idéologiques d’un enseignement non mixte. Dans un monde où l’on attend de l’éducation qu’elle offre des chances égales aux garçons et aux filles, aussi bien qu’aux pauvres et aux riches, les établissements non mixtes sont perçus comme renforçant les différences entre les sexes et les inégalités.
En Angleterre, par exemple, avec l’essor de l’idéologie sociale démocrate dans les années 1960, l’éducation non mixte dans l’enseignement secondaire est de plus en plus décrite comme étant élitiste. Dans les pays catholiques, la mixité perd progressivement sa réputation subversive et amorale. […]
À la fin du xxe siècle, les femmes entrant de plus en plus sur le marché du travail avec des aspirations similaires à celles de leurs camarades, les établissements non mixtes répondent à une vision essentialiste des différences entre les sexes, et n’attirent plus qu’une minorité de familles en Europe. Néanmoins, dans certains cas, de tels établissements continuent de séduire des parents en raison du prestige associé à cette forme d’éducation, comme dans les écoles privées britanniques, ou les maisons d’éducation de la Légion d’honneur françaises.
Bien que des études révèlent que la coéducation n’encourage pas nécessairement l’égalité, la plupart des spécialistes féministes s’accordent à dire qu’il s’agit d’une première étape importante. Contrairement aux efforts pour promouvoir l’égalité sociale à travers une pédagogie différenciée, les pédagogues et administrateurs supposent que la mixité gomme « de manière naturelle » les inégalités entre les sexes, sans réaliser comment les stéréotypes sur le genre continuent à avoir des conséquences tant sur les pratiques pédagogiques, que sur le comportement des élèves.
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Rebecca Rogers est professeure d’histoire de l’éducation, spécialiste de l’éducation des filles, à l’université Paris Descartes. Elle fait partie du laboratoire d’excellence EHNE, où cet article est initialement paru.
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Pour en savoir plus :
Albisetti, James, « Catholics and Coeducation in Europe before Divini Illius Magistri », Paedagogica Historica, vol. 35, no 3, 1999
Rogers, Rebecca (dir.), La mixité en éducation. Enjeux passés et présents, Lyon, ENS Éd., 2004
Thébaud, Françoise, Zancarini-Fournel, Michelle (dir.), « Coéducation et Mixité », Clio, Femmes, histoire et sociétés, 18, 2003