Deuil et mémoire de la Grande Guerre dans l’école des années 1920
Au sortir de la Première Guerre mondiale, tandis que de nombreux instituteurs ont disparu au front, l’école de la Troisième République se propose de transmettre aux enfants un souvenir de l’événement traversé.
« Plus tard, vous comprendrez aussi combien est immense la dette que vous avez contractée envers vos sublimes aînés : que votre pensée aille souvent vers eux. »
– L’Écho d’Alger, 14 juillet 1923.
Au sortir de la guerre, la vie des écoliers est rythmée par les cérémonies du souvenir pour pleurer, honorer et commémorer les morts de la Grande Guerre.
L’école de la République devient le lieu d’une prise en charge du deuil de la Grande Guerre, aussi bien en s’associant au deuil national qu’en portant le deuil propre à l’école.
Le deuil se définit tout d’abord comme la douleur, l’affliction éprouvée à la suite de la perte d’un parent, d’un ami. Il peut en même temps se comprendre comme un processus, celui qui passe du « choc de la découverte à l’acceptation de la perte, tout au long d’un pénible effort de compréhension des événements qu’il [leur] fallut faire » ainsi définit par l’historien Jay Winter. Le deuil s’actualise alors par des pratiques et rites autour de la mort.
Plusieurs spécificités caractérisent le deuil des morts de la Grande Guerre : l’ampleur inédite des pertes d’abord, l’éloignement de la famille au moment de la mort ensuite, et la perte du corps dans de nombreux cas.
L’école devient alors un lieu de croisement des deuils, unissant le deuil personnel, le deuil propre au monde scolaire et le deuil national.
Soutenir le deuil national
Les enfants sont, en tant qu’écoliers, largement sollicités pour assister aux cérémonies nationales, à l’échelle de leur commune, par exemple.
C’est le cas à Saint-Arnaud, en Algérie française, lors de l’inauguration du monument aux morts de la commune, en 1923 – cérémonie relatée dans L’Écho d’Alger, daté du 14 juillet 1923.
« Et maintenant, mes chers enfants, je voudrais m’adresser à vous plus particulièrement et vous faire comprendre toute la grandeur de cette touchante cérémonie. »
Ces mots sont prononcés par Monsieur Thiebaut, directeur de l’Ecole indigène de Saint-Arnaud, venu avec ses élèves. Les élèves se trouvent alors chargés d’un devoir moral particulièrement fort et sont désignés directement par l’orateur.
« Et, tous ces héros, dont les noms sont gravés dans le marbre, ont fait le sacrifice de leurs vies pour que demeurent intacts vos foyers, vos libertés, vos droits. »
Tout en rendant hommage aux morts, ce représentant de l’Instruction publique rappelle l’espoir investi dans les générations futures et le fort lien qui les unit tous.
La Grande Guerre et les soldats sont une source d’enseignement pour les générations à venir. Les commémorations ont une double dimension pour les écoliers : elles permettent de rendre hommage aux morts mais également de transmettre un message civique et moral autour de l’idée du sacrifice des aînés dont il faut se rendre digne.
« Vous comprendrez aussi combien est immense la dette que vous avez contractée envers vos sublimes aînés ; que votre pensée aille souvent vers eux. Gardez bien leur exemple. […]
Par votre union, par votre travail, par votre vaillance […] »
C’est ainsi que les jeunes générations doivent se conduire aussi dignement que les morts, mais dans le temps de la paix. Surtout, c’est le travail qui permet d’accomplir dans la paix, les hauts faits que les aînés ont accomplis dans la guerre. Les aînés ne sont pas morts pour que les élèves gâchent leur vie, pour qu’ils soient oisifs ou indisciplinés à l’école.
À cette première dimension, s’ajoute à Saint-Arnaud le contexte particulier de l’Algérie française. Le deuil de la Grande Guerre devient l’occasion pour le directeur de renforcer l’unité nationale et d’intégrer tous les élèves à une même histoire et une même mémoire.
« À l’école on vous a parlé souvent de la grande guerre, du péril qui eut menacé la France et l’Algérie si par malheur notre Patrie avait été vaincue.
Confondus sur le champ de bataille, Français, Israélites, Musulmans, sans distinction de religion ou de contrée, comme des enfants de la même mère, également chérie par elle, ont supporté pour la défendre les plus dures épreuves. »
On voit pleinement le rôle de l’école de la IIIe République, ici à travers l’école indigène de Saint-Arnaud, chargée de former les élèves dans l’idéal républicain et dans ses valeurs.
L’école primaire elle-même peut servir de lieu pour les cérémonies, accueillant le deuil national en ses murs comme on peut le lire dans le Courrier de Saône-et-Loire du 8 octobre 1919.
« À l’école des filles, réception des mutilés et invités, vin d’honneur. »
À Saint-Marcel, l’école primaire de filles prend en charge le deuil en-dehors même du temps scolaire, lors de la cérémonie d’inauguration du monument aux morts de la commune qui a lieu un dimanche.
Cependant, l’école et les écoliers ne font pas que soutenir le deuil national, ils doivent aussi faire face au deuil des leurs, un deuil plus spécifiquement scolaire.
Prendre en charge le deuil propre à l’école
L’école primaire, école de la République, est, en son sein, particulièrement touchée par la mort et cela de trois façons : on compte en effet la mort de tous les acteurs de l’école, les fonctionnaires ; mais également celle des anciens élèves de l’école mobilisés et morts au front et enfin, celle des proches des élèves. Ainsi au deuil individuel se mêlent le deuil collectif et le deuil propre à l’établissement scolaire.
En 1921, on décompte 7 407 instituteurs morts et 9 604 blessés sur 34 480 instituteurs mobilisés, ce qui représente un taux de mortalité de 22%, soit 4 points au dessus de la moyenne nationale. Des plaques le plus souvent sont alors apposés au sein de l’école comme on peut le lire dans Le Nouvelliste de Bretagne, du 18 juin 1923 :
« À 2 heures de l’après-midi, au milieu d’un grand concours de la population, eut lieu l’inauguration d’une plaque à l’école, à la mémoire de M. Echinard, instituteur, mort au champ d’honneur.
Des discours furent prononcés par M. Renard, directeur de l’école, et l’inspecteur primaire. »
La figure de l’instituteur, représentant de l’école de la IIIe République, est particulièrement honorée.
Cette prise en charge du deuil et de la mémoire n’est pas en majorité l’œuvre de directives ou circulaires venues du Ministère ou du rectorat ; au contraire, il s’agit souvent d’initiatives individuelles et spontanées.
Les écoles normales, lieu de formation des institutrices et instituteurs, prennent également en charge le deuil et le souvenir pour des instituteurs qui n’ont pas eu le temps de prendre leur premier poste et donc d’être liés à une école. C’est ce que relate La Dépêche du Berry du 7 juillet 1919 à propos d’une cérémonie à l’école normale d’instituteurs de Bourges :
« Mais aujourd’hui, nous arrêtons seulement nos regards sur les jeunes, les tout jeunes, ceux qui sont allés à l’honneur et au martyre, avant d’avoir fait profession de leur apostolat d’enseignement. Ils sont au nombre de 17. »
L’inspecteur d’académie fait revivre pendant son discours ces jeunes hommes morts en lisant des lettres envoyées au directeur de l’école. C’est bien un deuil propre à l’école, comme en témoigne l’expression employée dans le journal :
« M. le Directeur de l’École remercia ensuite l’assistance d’être venue si nombreuse apporter à l’École en deuil son témoignage de sympathie. »
C’est ainsi que le deuil scolaire relève de caractéristiques spécifiques.
Un deuil spécifique à l’école qui en réinvestit les moments et les lieux
Le deuil de masse et le souvenir de la Grande Guerre deviennent omniprésents dans les années qui suivent la sortie de guerre. Ils transforment alors des moments et des lieux propres à l’école qui deviennent vecteurs de transmission du deuil et du souvenir.
Ainsi, la cérémonie de remise des prix, moment central dans la vie d’une école, qui a lieu à la fin de l’année scolaire pour récompenser les meilleurs élèves, revêt dans l’entre-deux-guerres une nouvelle fonction, devenant elle aussi le lieu de la prise en charge du souvenir et du deuil de masse. Les discours ouvrant la cérémonie deviennent souvent des moments d’exhortation aux comportements exemplaires, les élèves devant être dignes de leurs aînés morts au front.
À Meaux, on choisit même le jour de la distribution des prix des écoles primaires de la commune pour inaugurer les deux plaques de l’école de la place Henri-IV, comme on peut le lire dans le Journal de Seine et Marne du 22 juillet 1922.
« La cérémonie sera suivie, à 11 heures du matin, de l’inauguration à l’école de la place Henri-IV, de 2 plaques à la mémoire des instituteurs et des anciens élèves de l’école communale de la place Henri-IV, morts pendant la guerre 1914-1918. »
C’est donc une cérémonie déjà existante dans les écoles qui se transforme, devenant une cérémonie commémorative, prenant elle aussi en charge le souvenir.
Dans certains cas, le deuil pénètre jusque dans la salle de classe comme à Saint-Eugène, dans la banlieue d’Alger, pour perpétuer la mémoire de l’instituteur, Jean Dumond :
« Les instituteurs et institutrices de Saint-Eugène ont décidé de faire apposer une plaque commémorative dans la classe où il a enseigné à la veille de la guerre. »
On voit là une manière de commémorer les morts spécifique aux établissements scolaires puisque l’institution scolaire se sert ici d’un élément propre à la topographie scolaire, la salle de classe, et parvient à la transformer en un vecteur de la mémoire, ce qu’elle n’est pas au départ.
Le souvenir de la guerre et le deuil de masse étaient ainsi omniprésents dans la vie scolaire des années 1920 et 1930, avec en outre une prise en charge par l’école spécifique.
L’historienne Élise Julien s’intéresse à ce qu’elle nomme des « familles fictives » pour désigner les différents groupes, prenant en charge la mémoire, qui ne sont pas liés par le sang mais qui pourtant agissent comme les membres d’une même famille.
Cet extrait du discours de l’inspecteur primaire, lors de la cérémonie à l’école normale de Bourges est particulièrement éclairant :
« Ce n’est ici qu’un petit groupe de héros que nous célébrons. Leur vie fut la simple goutte d’eau qui se noie dans l’océan des dévouements et des sacrifices, mais leur mémoire nous est particulièrement chère – parce qu’elle est de chez nous, de notre famille, dans le rayon de notre intelligence et près, tout près de notre cœur. »
L’établissement scolaire paraît alors être une famille fictive à un degré plus fort qu’une entreprise ou une association. En effet, l’établissement scolaire est le lieu où l’enfant se forme, où il acquiert des connaissances, où il développe ses goûts, où il apprend ce qui doit l’aider dans sa vie adulte, où son caractère se construit, s’affirme. C’est un lieu d’éducation où les rapports s’établissent entre des générations différentes, entre des adultes et des enfants.
Cela crée une émotion encore plus forte lors des cérémonies : les fonctionnaires de l’État, les membres de l’école républicaine partageant alors les mêmes sentiments, la même émotion que les familles.
–
Emma Papadacci est doctorante au Centre d’Histoire de Sciences Po, où elle prépare une thèse sur les politiques éducatives et les pratiques scolaires à l'épreuve de la Grande Guerre.