La fin de la Bièvre, l'ancienne rivière de Paris
Entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, le recouvrement de cet affluent de la Seine pollué et insalubre suscita l'enthousiasme de la presse. Mais aussi une certaine forme de nostalgie.
Paris n'a pas toujours eu qu'un seul cours d'eau. La capitale était autrefois traversée par la Bièvre, un affluent de la Seine qui passait par les 5e et 13e arrondissements. Longue de 33 km, elle prenait sa source dans les Yvelines et se jetait dans le fleuve au niveau de la gare d'Austerlitz.
Dès le XIe siècle, la rivière fut exploitée par les riverains. Meuniers, blanchisseurs, tanneurs, teinturiers s'installèrent au fil du temps au bord de la Bièvre, qui fut surnommée « ruisseau des Gobelins » au XVIIIesiècle à cause de la présence du teinturier Gilles Gobelin sur sa rive.
Une cohabitation qui n'alla pas sans causer un certain nombre de problèmes, d'autant que la Bièvre servait aussi à l'évacuation des eaux usagées. Dès 1801, La Gazette publie ainsi un arrêté de la Préfecture de police destiné à lutter contre la pollution de la rivière :
« Il est défendu de jeter dans la rivière, des matières fécales, de la paille, du fumier, des gravois, des bouteilles cassées et autres immondices qui pourraient en obstruer le cours, corrompre les eaux, ou blesser les personnes qui feraient le curage.
Il est défendu de construire des latrines qui auraient leur chute, soit dans la rivière vive ou morte , soit dans le faux rû. »
Avec l'urbanisation croissante et la multiplication des industries, la Bièvre, surexploitée, est devenue insalubre. En 1838, Le Constitutionnel parle des « fanges » de la Bièvre. En 1852, Le Siècle évoque le « danger permanent que [présente] ce large ruisseau d'eau stagnante, dont les émanations allaient répandre et propager les principes morbides dans un des quartiers les plus populeux de la capitale ».
En 1860, Haussmann et Belgrand, dans le cadre des grands travaux de rénovation de Paris, décident de recouvrir cette rivière décidément trop sale. Les travaux vont durer une cinquantaine d'années, se heurtant à de nombreuses oppositions des riverains.
Dans la presse, les réactions sont nombreuses. Beaucoup saluent cette mesure d'hygiène publique, à l'instar du Rappel en 1887 :
« En qualité d'ancien habitant du 13e arrondissement, je demande la permission d'appuyer énergiquement la pétition pour l'assainissement de la Bièvre [...]. Ce qui était sale est devenu propre. L'air circule à larges flots ; mais, par endroits, cet air est, autant qu'il pouvait l'être jadis, empoisonné.
C'est que la Bièvre est toujours là. Oh ! elle essaye bien de se cacher ; comme si elle avait conscience de sa puanteur, elle se faufile entre les maisons, se dissimule derrière des pans de mur, ici passe sous une rue ; mais elle a beau faire, son odeur la trahit toujours. On n'a pas besoin de la voir ; une infection abominable vous saisit la gorge, une nausée vous prend, vous dites : la Bièvre est là !
Elle est là, en effet, boue noire et qui semble immobile, épaisse, gluante, lourde d'immondices laborieusement charriés. »
Même chose dans Le Petit Caporal en 1893 :
« La Bièvre est un ruisseau tout noir
Quand dans ses flots on tremp' sa peau
On en sort noir comm' le drapeau
des r'vendications ouvrières
à la GlacièreC’est la chanson qui le dit, et les promeneurs qui se sont parfois risqués sur les berges pittoresques de ce cours d'eau ont pu constater que l'hyperbole risquée par le poète n’avait rien de trop hardi [...].
Rien de plus sale et de plus laid que ce coin de Paris, avec ses masures en planches où grouille toute une population de chiffonniers et de mendiants. Quelques guinguettes décorées de tonnelles bordent les deux berges, où croissent de rares tourtes d'herbes jaunes, presque desséchées. Des enfants en guenilles, pieds nus, se roulent à terre, au milieu des os et des détritus de toute sorte qui s’élèvent en tas de ci, de là. »
Mais d'autres évoquent avec nostalgie les riches heures de cette rivière jadis chantée par Victor Hugo. Ainsi Le Petit Parisien, qui titre en 1901 « La Fin d'une rivière » :
« C'est fini ! […] Désormais, les Parisiens ne pourront plus apercevoir, au moins dans Paris, la moindre trace de ce cours d'eau, au bord duquel nos pères allaient s'ébattre, à l'ombre des grands arbres, et se rouler dans l'herbe,
Où des saules pensifs, qui pleurent sur la rive,
Laissent tremper dans l'eau le bout de leurs cheveux.
C'est Victor Hugo qui le constatait, il y a de cela soixante-dix ans. Tombés les saules et les peupliers ! Recouverts les prés, envolés les oiseaux qui chantaient ! Et la rivière, dans laquelle ils se miraient, va disparaître elle-même pour toujours ! »
En 1922, dans un texte cité par Le Journal, l'écrivain André Suarès la décrira quant à lui comme « une petite princesse que le Caliban de l'industrie a violée, réduite en servitude, traînée de meule en meule, et liée, vieillarde usée, dans un ergastule souterrain, à d'affreux travaux qui la désespèrent et l'épuisent ».
Totalement recouverte en 1912, la Bièvre fut par la suite l'objet d'articles à teneur plus historique, comme celui-ci, dans Le Matin, en 1929 :
Bétonnée et enterrée, la Bièvre coule désormais vers les égouts de Paris. Les industries liées à son exploitation, quant à elles, ont depuis longtemps déserté le 5e et le 13e arrondissements pour s'exporter hors de Paris.