Interview

Une révolution des mobilités : le train, emblème du XIXe siècle

le 01/06/2023 par Arnaud Passalacqua, Julien Morel
le 30/05/2023 par Arnaud Passalacqua, Julien Morel - modifié le 01/06/2023

Symbole de l’industrialisation de l’Europe, porte-drapeau d’une nouvelle maîtrise de la vitesse, le chemin de fer a radicalement transformé les mobilités des populations comme les paysages qu’il traverse. Discussion avec l’historien Arnaud Passalacqua.

Arnaud Passalacqua est historien des mobilités et possède une double formation, celle d’ingénieur et d’historien. Il enseigne actuellement les pratiques d’aménagement de l’espace et les politiques urbaines à l’École d’urbanisme de Paris. Il travaille également sur l’histoire des transports urbains, du vélo et du train.

En amont de son intervention au Printemps de l’histoire environnementale, nous avons discuté de l’arrivée du train dans le paysage français du milieu du XIXe siècle et de ses conséquences politiques et environnementales immédiates.

Propos recueillis par Julien Morel

Arnaud Passalacqua participe au festival Printemps de l’histoire environnementale, qui se tiendra du 1er au 16 juin 2023.

RetroNews : La Révolution industrielle, lorsqu’elle éclate, fait-elle naître immédiatement avec elle un immense désir de mobilité de la part des populations ?

Arnaud Passalacqua : L’histoire des transports a souvent été mise en avant pour illustrer la notion de « Révolution industrielle », à travers la figure emblématique de la locomotive à vapeur. Le basculement vers une histoire des mobilités invite à réviser assez lourdement ce schéma, de même que la notion de Révolution industrielle est dépassée au profit d’un processus d’industrialisation de temps plus long, aux racines largement ancrées dans le XVIIIe siècle.

C’est en effet dès cette époque que la mobilité s’accélère alors qu’elle se déploie surtout sur un réseau routier, dont l’amélioration permet des vitesses plus élevées. Simultanément, le rapport au temps évolue et la notion de ponctualité s’affirme. Le chemin de fer n’est donc pas le moteur de ce processus social mais son catalyseur. Il est indéniable qu’il a contribué à fortement augmenter les vitesses pratiquées et à massifier les flux, mais il est arrivé à un moment où la société était déjà lancée dans cette mutation.

Le voyage n’est pas une nouveauté du XIXe siècle. En revanche, ce qui est probablement plus nouveau est l’émergence du tourisme, une notion héritée des jeunes aristocrates britanniques qui se diffuse dans les valeurs bourgeoises, en particulier par la pratique ferroviaire, à partir du milieu du XIXe siècle, aidée par la création d’opérateurs comme le service lancé par Thomas Cook dans les années 1840. Elle est relayée, sous le Second Empire, par l’essor des stations balnéaires ou thermales, qui s’ouvrent peu à peu à des populations plus larges.

« Le chemin de fer devient le système dominant dans les esprits des milieux économiques et politiques, en particulier dans la France saint-simonienne, où on lui attribue des vertus multiples comme de développer la richesse et de propager la paix. »

Dans ce que vous nommez ce nouvel « écosystème des mobilités » du XIXe, quelle place le train occupe-t-il ? Est-il complémentaire du bateau, plus international ?

Lorsqu’il émerge, le chemin de fer vient perturber deux milieux principaux assurant les liaisons interurbaines : la route, d’une part, et le canal et la voie fluviale, d’autre part.

Très rapidement, même si c’est avec un léger décalage en France avec la loi de 1842, le chemin de fer s’impose comme la solution privilégiée du fait de sa vitesse, de sa forte capacité d’emport, de sa fiabilité et de sa capacité à être exploité par tous temps. Sur ces différents plans, il rompt avec des logiques antérieures où les systèmes disponibles étaient bien moins performants. En ce sens, il se trouve opposé au bateau et à la route à l’échelle nationale. En revanche, en ville, il trouve une grande complémentarité avec des systèmes non motorisés, que ce soit pour les marchandises ou pour les personnes. L’arrivée en gare doit être combinée avec un autre système pour l’acheminement final, si bien que les véhicules hippomobiles se multiplient en partie du fait de l’essor des flux ferroviaires au long du XIXe siècle. Ici, la nouvelle technique ne remplace pas l’ancienne mais contribue au contraire à sa relance.

À une autre échelle, sur le plan international, le bateau tient effectivement un rôle essentiel, pour des liaisons que le train ne peut faire, transocéaniques, ou s’avère long à relier. Rappelons par exemple que Poincaré et Viviani rentrent de leur voyage en Russie en bateau, alors que la tension en Europe est à son comble à l’été 1914. Le bateau est aussi essentiel pour l’acheminement de marchandises diverses, comme le charbon, le pétrole, le caoutchouc ou les huiles, qui servent à assurer la mobilité en France. Les relations entre les systèmes de mobilité sont donc toujours plus complexes que ce qu’on pourrait imaginer.

Le train possède également une dimension de nouveauté dans un paysage dominé par une classe attirée par celle-ci, la bourgeoisie.

Le chemin de fer devient en effet le système dominant dans les esprits des milieux économiques et politiques, en particulier dans la France saint-simonienne, où on lui attribue des vertus multiples comme de développer la richesse et de propager la paix. Il faut y voir l’origine de l’idée d’effets structurants des transports. Ce positionnement du train en fait un élément central du jeu des mobilités, qui tend à masquer d’autres pratiques de déplacement. De même, l’importance capitalistique du chemin de fer, aux côtés des intérêts de la mine ou du textile, a tendance à focaliser l’attention sur lui. Enfin, du point de vue urbain, les gares deviennent des lieux centraux de villes qui sont souvent en transformation sous l’effet de l’extension urbaine, allant jusqu’à imposer leur horaire à des territoires qui n’avaient jusqu’alors pas besoin d’être calés sur celui de Paris.

Pour ce qui est du public à bord, il faut d’abord rappeler que le chemin de fer s’est d’abord développé dans une logique de marchandises, comme dans le cas de la première ligne française entre Saint-Étienne et Andrézieux (1827), pour transborder le charbon vers la Loire. Les premiers services de voyageurs concernent d’abord la villégiature dans l’Ouest parisien, avec la ligne Paris-Le Pecq (1837). Au long du XIXe siècle, le chemin de fer se déploie de façon très capillaire, notamment sous la IIIe République, si bien qu’il porte des pratiques multiples, d’autant qu’il comporte trois classes, permettant de s’adresser à tous  les publics. Parmi celles-ci, il ne faut jamais sous-estimer le poids des voyages locaux en région parisienne. Rappelons que les Transiliens représentent aujourd’hui la moitié de la fréquentation des trains régionaux en France tandis que le métro parisien transporte autant de personnes chaque jour que la SNCF à l’échelle nationale.

Quelles sont alors les matières premières requises afin de construire et faire rouler les trains ? Où et de quelle façon sont-elles extraites ?

Si les tous premiers systèmes sur rail issus de la mine britannique étaient sur rails de bois et tirés par des chevaux, très vite, on a basculé sur le modèle des locomotives à vapeur tirant des convois sur des rails métalliques. Le charbon, que consomme la locomotive grâce à la réserve que porte le tender, mais que transporte le train, et le fer, qui sert à fabriquer les rails mais aussi les grandes verrières des gares, sont donc souvent associés à l’image du train au XIXe siècle.

Pourtant, il ne faut pas oublier que la consommation de ressources est bien plus diversifiée. Le bois tient un rôle central puisqu’il est utile dans diverses composantes du système : construction des voitures et wagons, fabrication des traverses, boisage des mines de charbon… Les infrastructures sont aussi de grandes consommatrices de matériaux de construction, comme le sable et la pierre, sans oublier les mouvements de terre qu’elles supposent, notamment pour assurer que le train ne se heurte pas à de trop fortes pentes.

La connexion entre les matériaux utiles à la construction des chemins de fer, les matières et produits que le train peut transporter et les intérêts économiques qui ont porté son développement explique que les grandes figures du monde ferroviaire du XIXe siècle aient entretenu de nombreux liens avec les milieux de la sidérurgie ou du textile, par exemple. Il faut aussi mentionner la banque, qui est un élément essentiel de l’essor du chemin de fer, tant ce système suppose d’investissements. Les principaux patrons de ces compagnies sont donc des figures très établies, qui se recrutent dans les dynasties croisant industrie, commerce et finances (Rothschild, Pereire…). On trouve aussi des figures d’ingénieurs, comme Michel Chevalier, représentant d’un groupe social en pleine affirmation à l’époque.

A partir de quand se met-on à réfléchir à la consommation de matières premières nécessaires pour voyager en train ? Entraînent-elles des mouvements de résistance liés à une proto-« conscience environnementale » ou au moins, politique ?

La question de la consommation des ressources par le système ferroviaire est perçue rapidement, mais probablement pas par les personnes qui voyagent ou qui consomment en ville des biens acheminés par le train. Des conflits autour de l’usage de ressources sont visibles dès le milieu du XIXe siècle, comme autour de l’eau dont le chemin de fer a de grands besoins pour ses locomotives. L’utilisation de l’eau à ces fins peut rentrer en conflit avec les usages locaux ancrés dans les pratiques sociales de la population des territoires traversés.

Plus connue peut-être, la question de la consommation de charbon a aussi suscité des inquiétudes, abordées en particulier par William Stanley Jevons en 1865. Les progrès des locomotives pouvaient faire craindre à une diminution de la consommation de charbon. Le paradoxe appelé effet rebond, à l’époque rassurant pour les intérêts de la mine, est que cette efficacité énergétique permet au contraire une diffusion massive de l’usage, qui résulte en une consommation accrue de charbon.

Au début du XXe siècle, s’inquiète-t-on déjà de la pollution et des désagréments sanitaires produits par l’utilisation du train ? Entend-on des plaintes à ce sujet, comme l’on peut parler de l’inquiétant « fog » londonien ?

Les inquiétudes sur les effets environnementaux de l’exploitation ferroviaire sont antérieures puisqu’elles remontent au XIXe siècle. Elles concernent notamment la production de fumées et les incendies que les escarbilles pouvaient provoquer le long des voies. Mais ces oppositions ont souvent été marginalisées au profit d’un récit positiviste sur l’avancée du progrès industriel, dont le train est l’une des icônes.

Le train étant une machine à vapeur sur roues, il présente les mêmes défauts que les usines à charbon qui jalonnent progressivement les périphéries urbaines. Les gares sont des lieux industriels, qui présentent des façades majestueuses, mais dont les coulisses, où les locomotives sont chauffées avant leur démarrage et maintenues entre les trajets, sont des lieux producteurs d’une pollution locale urbaine importante.

Jusqu’à quand les trains avides de charbon circuleront-ils en France ? Y a-t-il eu un ou des événements déterminants ayant accéléré le passage à l’électrique ?

Les premières électrifications en France remontent au premier tiers du XXe siècle. L’électricité offre une puissance, une souplesse et une disponibilité immédiate, très efficace pour le transport. Elle permet aussi de régler certains problèmes de pollution locale le long des voies – mais il ne faut pas oublier qu’elle est aussi un moyen de déplacer les problèmes. Le mix électrique a longtemps inclus une part de charbon en France, par exemple pour le métro parisien. Mais le ferroviaire a aussi équipé les montagnes françaises, du Massif central aux Pyrénées, en barrages qui lui ont permis de bénéficier d’une électricité que nous qualifierions aujourd’hui de renouvelable, mais qui présente elle aussi ses revers environnementaux.

Le remplacement de la vapeur s’est donc joué au milieu du XXe siècle, s’achevant dans les années 1970, même s’il existe toujours des chemins de fer à vapeur qui circulent à titre touristique et patrimonial. Ce basculement s’est fait au profit de l’électricité mais aussi du diesel, pour ses qualités de puissance et d’efficacité, avec les effets climatiques et de pollutions aux particules fines que l’on connaît pour les moteurs thermiques en général, mais qui ne sont arrivées à l’agenda politique que tardivement.

La pertinence du train aujourd’hui est fondée sur sa grande efficacité énergétique, liée au rail pour le roulage, sur la vitesse qu’elle permet, liée au rail pour le guidage, et sur une électrification qui concerne l’essentiel des trajets effectués en France, avec une électricité à faibles émissions de carbone. Toutefois, le réseau n’est plus ce qu’il a été : il a été diminué de moitié, ce qui le rend incapable d’irriguer le territoire de façon satisfaisante. Les équilibres démographiques, notamment la métropolisation, faite de concentration dans des pôles et de dilatation par la périurbanisation, ne sont pas très favorables au modèle ferroviaire.

À l’échelle internationale, le train retrouve une pertinence qui avait été la sienne au début du XXe siècle : il est capable de voyages continentaux à faible impact carbone et il faut souhaiter qu’il se substitue de façon massive à l’avion, notre société devant réviser son rapport à la vitesse. C’est par un usage accru de ce système que les dépenses énormes que suppose le ferroviaire pourront être rendus pertinentes.

Arnaud Passalacqua est historien et ingénieur. Professeur des universités, il enseigne aujourd’hui à l’École d’urbanisme de Paris. Spécialiste du train et de ses conséquences sociales, il travaille notamment sur les liens entre mobilités, aménagement du territoire et populations.