Écho de presse

Quand les médiums partaient à la recherche de Jack l’Éventreur

le 28/05/2018 par Mathilde Helleu
le 31/10/2017 par Mathilde Helleu - modifié le 28/05/2018
« Les crimes de Whitechapel », illustrations de L'Univers Illustré, 20 octobre 1888 - source : RetroNews-Gallica

Le 31 août 1888, Mary Ann Nichols est trouvée morte dans une rue de Whitechapel, à Londres : c’est la première victime de celui que l’on ne nomme pas encore Jack l’Éventreur. Pour débusquer l’assassin, la communauté spirite envoie ses émissaires.

Face aux meurtres qui s’enchaînent en quelques semaines, la police est en déroute et multiplie les faux pas. Le public, quant à lui, est aussi horrifié que captivé par les dépêches extravagantes qui font le sel de toute l’affaire et la joie des lecteurs. Pour couronner le tout, l’assassin – à moins qu’il ne s’agisse d’un sinistre farceur – se paie le culot d’annoncer ses meurtres dans le journal, et la tête de la police.

C’est le début d’une panique et d’un feuilleton médiatique sans précédent, où aucune hypothèse, pour saugrenue qu’elle soit, ne sera écartée. La presse française n’est pas en reste et relate détails macabres et anecdotes croustillantes avec une ironie que les journalistes ne se donnent pas toujours la peine de masquer.

Ainsi, Le Petit Parisien rapporte le cas d’un « reporter zélé » qui entreprend, après s’être fait raser tout le corps, d’aller se promener dans Whitechapel travesti en femme pour confondre le tueur. Des agents de police l’arrêtent, « croyant avoir affaire à l’assassin »… puis prennent le parti de s’en inspirer et d’envoyer patrouiller des agents déguisés en femme.

Début octobre, Le Petit Journal affirme que des agents ont trouvé une jambe de femme, « dont on croit à raison » qu’elle appartient à l’une des victimes. La police spécule éperdument sur sa propriétaire. La municipalité fait enterrer les restes « en terre consacrée, avec toutes les formalités d’usage ». Quatre jours plus tard, la jambe est exhumée et envoyée à Londres où l’on réalise avec effarement que le « précieux trésor » est une jambe d’ours (Le Siècle).

Pour parer aux insuffisances, voire à l’inintelligence de Scotland Yard, des milices de rue sont créées, qui permettent aux honnêtes gens de s’arrêter les uns les autres. « La population mâle s’était transformée en détectives amateurs. Il n’y avait que ça dans tous les coins noirs. La police en a traîné des bottes à la station. On s’arrêtait réciproquement », relate Le Siècle. Et le journaliste de conclure : « Cet état de surexcitation commence à détraquer les cervelles. L’aliénation mentale est dans l’air. »

Dans la panique et la confusion, aucune possibilité n’est écartée, y compris celle d’une « Jacqueline l’Éventreuse » (La Lanterne). Mais l’une d’entre elles en particulier ressort comme un joyau d’absurdité. Car les sociétés de spiritisme, très nombreuses à Londres en cette fin de XIXe siècle, se font fort d’aider la police elles aussi.

« Les spirites continuent de bombarder le ministre de l’Intérieur de lettres demandant à ce que le cadavre de la fille Kelly soit examiné par un magnétiseur en présence de deux médiums bien connus », rapporte ainsi Le Petit Journal.

 

 

Courant octobre, une femme de Cardiff fait irruption dans les locaux de la police avec des informations de première main pour faire attraper l’assassin. Voici comment Le Siècle relate l’entrevue qui s’ensuit :

« La veille, elle se réunit à cinq bonnes femmes de Cardiff adonnées comme elle aux pratiques du spiritisme. Cette demi-douzaine de toquées fait une invocation dans toutes les règles et ordonne à l’esprit d’Elizabeth Stride de faire son apparition. L’esprit de la pauvre Elizabeth, qui n’a jamais rien su refuser, pas même un baiser au sinistre Inconnu, se hâte de répondre à l’appel.
— Es-tu l’esprit d’Elizabeth Stride, assassinée dans Berner Street
 ?
— Oui.
— Peux-tu dire le nom de ton meurtrier
 ?
— Oui.
— Qui est-il
 ?
— Un homme d’environ quarante ans.
— Son nom
 ?
L’esprit dit le nom, mais la police de Cardiff, moins communicative, le garde pour elle.
 »

À l’adresse indiquée par le spectre, on ne trouve trace de l’homme en question, ni de la bande de douze assassins à laquelle il serait associé.

« Le malheur est que, quoique l’on soit perpétuellement sur la meilleure des pistes, malgré l’abondance des renseignements, l’assassin depuis deux mois s’obstine à se soustraire aux limiers, au spiritisme et aux détectives de sir Ch. Warren », raille Le Figaro.

En quelques semaines, la police est devenue la risée des journaux. Notons que son directeur, le fameux Charles Warren, sera bientôt contraint de quitter ses fonctions.

 

 

C’est finalement après un détour par la France qu’arrive l’histoire la plus extraordinaire. Le journal Le Matin la rapporte avec force détails :

« L’an dernier, la troupe d’un des grands théâtres de Paris alla donner à Londres une série de représentations. On comprendra à quel sentiment de convenance nous obéissons en taisant le nom de ce théâtre et ceux des artistes qui furent les héros de cette histoire. À peine installés dans un petit appartement d’Arundel Square, Adrien B… et Georges C…, c’est ainsi que nous les désignerons, organisèrent, pour occuper leurs loisirs, des séances de spiritisme. »

« Georges C… », féru d’invocations, a un interlocuteur privilégié. Il discute chaque soir avec Aoud-Jou, un mandarin guillotiné à Paris en 1793. Horrifiés par les meurtres qui frappent Londres et par l’insolence de Jack l’Éventreur, qui vient d’envoyer au Times une lettre où il annonce de nouveaux forfaits pour le jeudi suivant, les deux comédiens se décident à interroger le spectre du haut fonctionnaire, qui répond : « Whitechapel, rue Betsy, boucher-épicier ». Sous le coup de l’émotion, ils s’évanouissent de concert.

 

 

Le Journal des débats politiques et littéraires relate également la séance de spiritisme. Et ses conséquences :

« Lorsqu’ils revinrent de leur hébétement, ils s’habillèrent avec décence et ils allèrent tout raconter au préfet de police de l’endroit. Celui-ci, après les avoir écoutés poliment, leur dit qu’il n’y avait pas de rue Betsy à Whitechapel. “En êtes-vous sûr ?” On fit venir un cocher de fiacre qui déclara que la rue existait. Le préfet de police pâlit. On courut rue Betsy ; il y avait un boucher. Ce boucher lisait tranquillement son journal. Ce journal était le Times. Êtes-vous convaincu ? » 

Bien sûr, comme le relève Le Gaulois, « la preuve par spiritisme n’est pas encore admise devant les tribunaux ». Mais la police, rarement à court d’idées, s’en sortit de façon ingénieuse. Dans les jours suivants, le boucher fut en effet mystérieusement « tué au cours d’une querelle ».

Il n’y eut pas de nouveau meurtre ce jeudi-là. Il n'y eut plus de messages transmis à la presse. Et l’on entendit plus jamais parler de l'Éventreur.