Edgar Allan Poe, détective : Le mystère Marie Roget
Après la découverte en 1841 du corps de Mary Rogers, « the pretty cigar girl » flottant dans l’Hudson River aux abords de New York, Edgar Allan Poe s’inspire des faits qu’il transpose à Paris pour l’écriture de sa nouvelle Le Mystère de Marie Roget, suite d’une de ses plus célèbres nouvelles, Double assassinat dans la rue Morgue.
Le Mystère de Marie Roget est publiée en 1842 et figure en français quelques années plus tard dans le recueil Histoires grotesques et sérieuses, traduit par Charles Baudelaire. Mais dès 1843, la nouvelle arrive déjà dans les mains des Français à travers différents titres de presse. Toutefois, cela se fait au détour d’un procès ne concernant pas l’affaire originale, comme dans de nombreux cas de romans criminels, mais de celui de journaux accusés de ce que l’on appelle désormais un plagiat, comme le racontera plus tard La Revue politique et littéraire :
« Les Meurtres de la rue Morgue et le Mystère de Marie Roget avaient eu en Amérique un grand succès : séduit par les mots à effet de Meurtre et de Morgue, un journal français, le Commerce, en avait donné en feuilleton une traduction comme un ouvrage original. A ce moment, la mode des romans-feuilletons commençait en France. Les Débats et le Siècle avaient donné l’exemple, introduisant ainsi dans les mœurs et la littérature une nouveauté dont les effets ont pris, depuis, des proportions inattendues. Un autre plagiaire, ayant travesti l’ouvrage de Poe et en ayant changé le titre, l’avait porté au journal la Quotidienne, qui l’avait accepté sans défiance. […] Ce petit incident popularisa le nom d’Edgar Allan Poe. »
Le récit, très novateur pour l’époque, devient, avec Double assassinat dans la rue Morgue, le précurseur d’un nouveau genre littéraire, le detective story, dont le journal L’Époque propose une première définition :
« Dans cette histoire comme dans la première, il s’agit de découvrir un assassin dont toutes les recherches n’ont pu parvenir à suivre les traces. Les plus petits détails, les suppositions les plus erronées des journaux qui s’occupent de l’assassinat commis sur Marie Roget suffisent à Edgar Poe pour arriver à désigner le coupable, sans qu’il lui soit besoin d’avoir des preuves évidentes et palpables de sa culpabilité. »
Le succès de ces premières nouvelles qui offrent au travail d’enquête et de déduction une place centrale ouvre ainsi la voie à de grands auteurs à succès qui resteront à jamais reconnus comme les maîtres du genre : Arthur Conan Doyle et Agatha Christie.
Après le scandale de plagiat et les critiques élogieuses des écrits de Poe publiés dans la presse écrite, cette dernière ne mentionnera plus l’affaire Marie Roget… jusqu’en 1921. Près de 80 ans plus tard, le mystère de la jeune femme retrouvée flottante dans la rivière revient, sous la plume d’Edmond Locard, grand criminaliste et directeur du laboratoire de police technique de Lyon. Ce dernier tire de sa lecture des éléments importants dont il fait part dans sa chronique. Selon lui, Edgar Poe transpose sa propre enquête et ses propres méthodes à son personnage enquêteur Auguste Dupin : « [Il] exprima dans le personnage de Dupin sa propre méthode de recherche, et qui, dans l’affaire Mary Rogers, résolut, en écrivant un conte, le plus ardu et le plus inextricable des problèmes policiers. »
Locard continue en exprimant la nécessité des policiers de prendre connaissance de ces récits comme des écrits didactiques et formateurs, à une heure à laquelle leur formation n’est que très peu théorique :
« Ici, et en une fois, Poe fit voir que celui qui est capable de nouer et de dénouer l’intrigue d’un roman criminel peut aussi, quand il lui plaît de descendre jusqu’aux drames que la vie quotidienne se charge de mettre en scène, donner aux policiers les plus admirables leçons. […] j’y vois une étude nécessaire et une formation d’esprit : quelque chose de comparable à l’analyse des classiques pour qui veut faire métier d’écrivain, à l’étude de l’histoire pour qui veut apprendre à combattre ou à diriger. »
Pour Edmond Locard, la frontière entre fiction et réalité dans l’œuvre de Poe n’existe simplement pas. La nouvelle représente une transposition de la propre enquête de l’auteur sur des faits ayant réellement existé, dans un autre espace géographique. Au sujet du rôle du poète dans la véritable affaire de la « jolie vendeuse de cigares », Locard déclare :
« Une jeune fille, Mary Rogers, avait été tuée aux environs de New-York, sans que rien du mystère qui enveloppa ce crime eût pu être élucidé. Poe retraça ce fait divers, sous des noms supposés, et, par la bouche de Dupin, en fit connaitre les véritables circonstances. Les aveux de deux des personnages qui prirent part au drame vinrent, plusieurs années après, montrer que le conteur avait su déchiffrer non seulement la personnalité du principal coupable, mais encore les moindres circonstances du crime. Or, Edgar Poe avait écrit sa nouvelle sans avoir examiné le lieu du meurtre et sans en rien connaître de plus que ce qu’en avaient dit les journaux. On voit qu’ici Dupin se confond avec celui qui le créa et que la méthode qu’il préconise a, une fois au moins, fait ses preuves. »
Edgar Allan Poe fait donc, d’après Edmond Locard, le modèle idéal de policier amateur, au travers de son personnage de Dupin. « Plus fort que Sherlock Holmes (inspiré d’ailleurs à Conan Doyle par le Dupin du Double crime dans la rue Morgue), Edgar Poe a donné ce jour-là une preuve indéniable de sa clairvoyance ; il mérite l’admiration que lui témoigne un maître-policier, le docteur Locard, dont le témoignage sur ce point est précieux », nous confirme La Revue mondiale en 1927.
La critique est unanime, le génie de Poe transparaît dans cette nouvelle d’un genre nouveau, et devient même un argument de défense du roman policier dans une chronique de l'écrivain bientôt collaborationniste Robert Brasillach :
« C’est Edgar Poe, on le sait, qui donna le modèle de cette méthode inductive dans La Lettre volée, modèle qui fut mis au point en France par Gaboriau et en Angleterre par Conan Doyle. Là est le roman policier à l’état pur : un meurtre est commis, un certain nombre d’indices sont dès le début connaissables par tous. Un homme, avec le seul secours de son intelligence, arrive à interpréter ces indices, et à découvrir le coupable. Et peu de gens connaissent le conte d’Edgar Poe, qui est, à mon avis, le chef-d’œuvre du genre : Le Meurtre de Marie Roget. »
C’est ainsi que le public français s’est intéressé à une affaire américaine, transposée dans une fiction parisienne, sans connaître aucun détail de l’histoire originale, si ce n’est les conditions de la découverte de la victime. Dans un autre article dédié à Poe quatre ans plus tard, Brasillach conclut ainsi :
« Dans un temps où les drames réels de la police existent, le roman policier reste pourtant aussi loin que possible, on l’a souvent remarqué, de leur réalisme. […]
C’est à cause de ce divorce, sans doute, qu’une rencontre comme celle de Mary Rogers et de Marie Roget est si rare. On aimerait, on l’avoue, lire un roman où toutes les recherches policières seraient menées d’une manière à peu près conforme à la réalité. […] Et l’on s’étonne, dans le cas d’Edgar Poe, qu’il s’agisse précisément de l’inventeur du genre déductif, intellectuel, loin des expériences et des traces de doigt de la réalité. Si, malgré la hautaine distance à laquelle il se tient du vulgaire réalisme, Poe a pu réussir à donner une leçon de découverte aux chercheurs de son temps, c’est que décidément l’intelligence a quelque pouvoir sur l’univers et qu’elle n’est pas un moyen si mauvais qu’on pourrait le croire de se diriger dans le monde. »
Aux yeux de la presse française, le meurtre de Mary Rogers n’a servi que de support à l’expression du génie de Poe. L’affaire initiale est totalement éclipsée par le mystère de Marie Roget qui, lui, restera dans les mémoires, comme révélateur d’un nouveau genre d’enquête littéraire qui ne cessera de brouiller les limites entre fiction et réalité.