Interview

La fascination du fait divers, symptôme des peurs de la société

le 14/12/2022 par Marie-Ève Thérenty, Marina Bellot
le 05/12/2022 par Marie-Ève Thérenty, Marina Bellot - modifié le 14/12/2022

Dans un livre signé Roy Pinker, une trentaine d'universitaires, d'écrivains et de journalistes mettent en lumière des faits divers révélateurs de l’imaginaire social de la France des XIXe et XXe siècles. Accidents, canulars, crimes : Marie-Ève Thérenty nous emmène à la découverte de quelques-unes de ces affaires.

RetroNews : L'ouvrage que vous avez dirigé, signé du pseudonyme Roy Pinker, rend hommage à l'historien Dominique Kalifa, disparu en septembre 2020. Pouvez-vous revenir sur la genèse et les ambitions de ce projet collectif ?

Marie-Ève Thérenty : Le projet s’intègre dans une série de livres, tous signés du pseudonyme Roy Pinker. Un premier était paru en 2017 sur le barnum médiatique autour de l’enlèvement du bébé Lindbergh (Agone éditions), puis un autre en 2020 autour des fake news, déjà chez CNRS éditions. Leur point commun : ce sont des livres ludiques et « intelligents » signés d’un pseudonyme emprunté à la rédaction du Détective de Gallimard dans les années 1930, qui voulait faire croire qu'ils avaient un brillant correspondant aux États-Unis… Ce qui était un fake absolu. Dominique Kalifa, qui faisait partie de l’équipe de chercheurs à l’origine de ces ouvrages, adorait ce personnage de Pinker et cette idée d’utiliser un pseudonyme fantaisiste pour réaliser des ouvrages qui invitent à réfléchir à l’écriture de presse, dans un style pas totalement académique, en mobilisant des ressources amusantes.

Dans le chagrin de son départ, nous est venue l’envie de faire quelque chose pour lui, signé de Pinker, avec une ambition triple : rendre hommage à l’immense historien qu’il était et à son œuvre sur le fait divers, l’enquête, les bas-fonds, ainsi qu’à sa méthodologie d’histoire sociale et culturelle. 

Nous avons voulu faire un livre qui montre l’importance du fait divers en termes d’imaginaires sociaux, un livre qui lui ressemble avec l’idée que les lecteurs qui l'appréciaient s’y reconnaissent et que les autres aient envie de le découvrir.

Quelle était la règle du jeu fixée aux contributeurs ?

Nous avons fait appel à des contributeurs très variés, historiens, universitaires, sociologues, journalistes et écrivains, tous amis de Dominique, auxquels nous avons fixé une règle du jeu commune : choisir un petit article dans le journal de leur choix qui mette en scène une petite incongruité du quotidien, soudainement épinglée par ce journal. Les contributeurs étaient ensuite invités à écrire un texte lié à cet article, dans l’esprit des travaux de Dominique Kalifa, pour montrer en quoi le « petit fait » est un symptôme éclairant les peurs, les aspirations et les désirs d’une société. Sur le plan formel, une grande liberté leur était laissée. Seule contrainte : la brièveté.

Avec l'affaire du « coupeur de nattes du Trocadéro », l'historien Emmanuel Fureix montre ainsi comment le harcèlement de rue devient un sujet médiatique à la Belle Époque...

Dans cet article, Emmanuel Fureix montre effectivement comment un fait social et culturel peut soudain devenir un fait médiatique, en l’espèce le harcèlement de rue, phénomène qui retient l'attention à la Belle Époque, alors qu’il existait probablement déjà avant. Il commence avec un fait divers intervenu en 1889 : l’arrestation puis le procès d’un menuisier qui a coupé soixante nattes de cheveux de femmes et s’est composé ainsi une véritable collection. Une sorte de panique morale s’installe autour de ces harceleurs de rue, les frotteurs, les piqueurs de fesses, les coupeurs de nattes… 

Du côté des historiens, le phénomène paraît attaché à la modernité urbaine ainsi qu’à l’étude des foules (Gabriel Tarde publie son ouvrage L’Opinion et la foule en 1901). C’est intéressant également car Emmanuel Fureix relie ce fait divers à l’histoire du fétichisme sexuel en psychologie, mais aussi à celui du cheveu comme relique ou marchandise. Il montre que ce phénomène se comprend en le replaçant dans le panorama d’une culture de l’objet-marchandise.

Podcast

La saison 3 de Séries Noires à la Une est là !

Séries Noires à la Une est désormais disponible en intégralité sur Youtube : retrouvez chaque mois un nouvel épisode, et rattrapez les saisons précédentes avec un épisode des saisons 1 et 2 rendu disponible sur Youtube chaque mercredi.

Écouter sur Youtube

Dans un tout autre registre, l'article sur les « pilules Pink » est l'occasion de montrer comment la publicité a utilisé la mécanique narrative du fait divers. 

Il s’agit d’un article d’Amélie Chabrier qui montre comment la publicité peut emprunter les canaux du fait divers et du roman populaire pour s’attirer le succès. Elle a remonté la piste des « pilules Pink pour personnes pâles » et démarre avec ce qui apparaît comme un fait divers, intercalé en 1896 dans la rubrique de La Petite Gironde. Il raconte qu’une petite lisseuse, repasseuse de son état, à la santé compromise à cause des vapeurs d’oxyde de carbone qu’elle respirait quotidiennement, a guéri grâce aux pilules Pink. Or il s’agit en réalité d’une réclame déguisée.

C’est un procédé utilisé par les pilules Pink de manière récurrente : grâce à RetroNews, Amélie Chabrier a trouvé 4 000 occurrences, dans l’ensemble de la presse, de ces faits divers qui se terminent par une guérison miraculeuse grâce aux pilules Pink… Se combine une rhétorique du miracle, du fait divers et de la publicité.

De votre côté, vous montrez que l'on peut mener l'enquête sur un fait divers en utilisation les outils de recherche de la presse numérisée – tel RetroNews... Qu'a changé la numérisation de la presse dans les modes de lecture et d'analyse, notamment pour les historiens ? 

Pour cet article, j’ai eu envie de « résoudre un crime » en utilisant les archives numérisées des journaux. L’idée était de suivre, grâce à la presse, des pistes qu’on ne peut pas suivre quand on est policier sur le terrain. J’avais envie d’utiliser tous les outils qui permettent de superposer les journaux de l’époque pour prendre conscience de l’imaginaire social.

J’ai choisi, au départ, un fait divers assez léger : en 1901, une tête en cire, enveloppée dans des linges ensanglantés, est trouvée devant la loge de la concierge du 8 de la rue Théophile Gautier à Paris, avec un mot de défi lancé au préfet de police de l’époque, l’enjoignant à résoudre cette enquête. Il y a d’abord un moment de panique : on croit à une femme décapitée. Puis après l’intervention du commissaire, le calme revient dans le quartier.

J’ai commencé l’enquête en vérifiant la véracité de ce fait : la tête est dans tous les journaux, le fait est donc bien réel. Surtout, je me suis rendu compte qu’il renvoyait à d’autres faits divers, plus sanglants, sur de vrais hommes et femmes coupés en morceaux, notamment un crime irrésolu intervenu au faubourg Saint-Denis un mois plus tôt. Paris est inquiet, ce qui explique la place donnée à cette tête en cire.

En un clic, on peut relier l’ensemble de ces corps en une sorte de chaîne mémorielle et faire émerger d’autres crimes de cadavres en morceaux, où les victimes, le plus souvent des femmes, ne sont pas identifiées et les auteurs pas arrêtés. En faisant émerger ce corpus, on voit surgir des thématiques communes, notamment celle de la tête de cire, qui n’est pas anodine puisque c’est ce qui est utilisé par la morgue pour mouler les visages et essayer de permettre d’identifier les victimes.

Une autre thématique qui émerge est celle du carabin, l’étudiant en médecine, qui répandrait dans Paris pour affoler les populations des débris de cadavres sortis des cabinets de dissection. On peut retenir cette hypothèse pour expliquer le fait de la rue Théophile Gautier, et penser que c’est bien un carabin qui a conçu ce canular. Mais c’est évidemment une simple hypothèse. Ce qui est certain en revanche, c’est que ces faits divers renvoient à l’inquiétude liée au durcissement du marché des morts à la fin du XIXe siècle – ne pas avoir de sépultures décentes, se retrouver dans la fosse commune… Les corps découpés en morceaux et laissés sur la voie publique font écho à cette peur sociale.

 

L'un des articles fait écho de manière saisissante à ce que l'on vient de vivre avec la crise du covid-19. Qu'a voulu montrer l'auteure ?

Le livre contient effectivement un magnifique article d’Anne-Marie Thiesse qui part d’une chronique médicale d’un certain Horace Bianchon, un pseudonyme emprunté au médecin fictif de La Comédie humaine de Balzac. Cette chronique parue en 1900 dans Le Figaro s’employait à essayer de déconstruire une panique autour de la rumeur d’une épidémie conjuguée de typhoïde, de grippe et de variole qui pourrait toucher le pays.

Anne-Marie Thiesse envoie Pinker enquêter à Marseille et superpose la Belle Époque à la nôtre en mettant en évidence le caractère récurrent de certaines peurs et polémiques : celles autour de la vaccination et de la maladie venue d’ailleurs. L’ensemble permet de réfléchir au complotisme et au racisme, à travers un petit article au départ complètement anodin.

 

En quoi l'affaire du « mystère de la jeune fille jaune » est-elle une illustration de la manière dont le fait divers peut être le prétexte à divertir mais aussi, plus profondément, à rire pour conjurer la peur des bouleversements traversés par la société ?

Claire-Lise Gaillard isole un fait de 1912 relatant qu’un homme qui a épousé une femme par l’intermédiaire d’une agence matrimoniale et qui découvre brutalement, au moment où il soulève le voile après le mariage, qu’il y a eu substitution d’épouse. Il se trouve face à une femme laide, exagérément jaune, d’où le titre de l’article qui fait, bien sûr, référence au Mystère de la chambre jaune de Leroux. L’article est l’occasion de réfléchir à cette démocratisation de l’agence matrimoniale et à cette crainte du piège, du leurre. C’est aussi une manière de montrer que les femmes ont acquis une marge de manœuvre, puisque ce sont souvent elles qui font appel à ces agences et partent à la pêche aux maris.

Ces histoires de mariages arrangés qui pullulent dans la presse de cette époque ont autant une fonction de divertissement que d’information. Ce n’est pas un hasard si ces petits récits prennent place dans le journal. Il y a une véritable fascination pour l’annonce matrimoniale et son potentiel en termes d’imaginaire romanesque, littéraire et médiatique. Mais le rire est aussi là pour conjurer la peur d’un grand changement : le moment où les femmes pourront choisir elles-mêmes leur mari…

Marie-Ève Thérenty est professeure de littérature française, membre senior de l'Institut universitaire de France et directrice du centre de recherche RIRRA21 à l'université de Montpellier 3. Ses recherches portent sur les relations entre presse et littérature, sur la poétique du support et les imaginaires médiatiques. L'ouvrage du pseudonyme collectif Roy Pinker Faits divers et vies déviantes est paru aux éditions du CNRS en 2022.