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1900 : l'explosion médiatique de la criminalité juvénile

le par - modifié le 13/10/2020
le par - modifié le 13/10/2020

À la Belle Époque, de nombreux journaux alertent sur l'augmentation du nombre de crimes commis par des mineurs. Mais le phénomène est-il réel ? La question devient l'objet d'une intense bataille médiatique et politique.

Des titres alarmistes

La « criminalité juvénile » : le concept, né au XIXe siècle, prend une importance toute particulière au début du XXe, où il apparaît de plus en plus souvent dans la presse.

 

Chiffres et faits divers à l'appui, beaucoup de titres des années 1900 insistent en effet sur ce problème social qui, d'après eux, serait alors en train de prendre des proportions inédites. L'exposition médiatique de certains cas va lui donner une dimension de peur collective.

 

Le 17 novembre 1907, le supplément du dimanche du Petit Journal consacre sa une au phénomène. « Trop de jeunes paresseux... trop de jeunes criminels ! » titre le journal, qui ajoute : « La criminalité juvénile a presque triplé en cinquante ans ».

Dans les pages intérieures, un article tire la sonnette d'alarme, citant les chiffres de la police :

« Dans notre “Variété” du 20 Octobre, nous montrions que, pendant ces cinq dernières années, la criminalité a augmenté dans une proportion de 40 %, et nous insistions sur ce fait que, parmi les auteurs de ces crimes de sang si fréquents aujourd'hui, on comptait un nombre de plus en plus considérable de jeunes gens de quinze à vingt ans. En 1850, il y avait en France 13 000 enfants criminels. En 1906, il y en a eu plus de 30 000 [...].

 

Les enfants moralement abandonnés sont aujourd'hui légion. Ils commencent par vagabonder par les rues et par les routes ; ils y font de mauvaises connaissances ; ils y vivent bientôt dans la promiscuité des pires scélérats [...].

 

Jamais les criminels n' ont été aussi précoces qu'aujourd'hui. Et, comme par un défi au bon sens, c'est à l' heure où le manque d'éducation a supprimé pour eux toute sanction morale qu'on s'applique à adoucir les sanctions pénales et à leur enlever la dernière crainte qui leur restait : celle du gendarme. »

Trois ans auparavant, dans le même journal, l'éditorialiste Thomas Grimm s'inquiétait déjà de cette augmentation de crimes commis par les plus jeunes. En cause : l'alcoolisme des parents, mais aussi la « mauvaise éducation » et une répression insuffisante.

« En effet, la précocité dans le crime s'accentue chaque année dans des proportions effrayantes. Jadis, le meurtre, l'attaque à main armée, étaient actes d'adulte. Aujourd'hui, ce sont jeux d'enfants [...].

 

Tandis que la criminalité chez les adultes demeure à peu près stationnaire, la courbe de la criminalité juvénile suit sans interruption une marche ascendante. En treize ans, de 1888 à 1900, elle est passée du nombre 20 au nombre 140. Elle a donc septuplé dans ce court espace de temps. Et, depuis 1900, elle continue d'augmenter. »

Le journal prône l'ouverture d'écoles « de préservation et de réforme » pour ces jeunes abandonnés par la société. En 1908, dans un article carrément sous-titré « La jeunesse est pourrie », le professeur italien Scipio Shighele, auteur de l'ouvrage Littérature et criminalité, est convoqué par Le Matin pour analyser le phénomène de la criminalité des mineurs, auquel il donne une ampleur civilisationnelle.

« Une armée criminelle composée d'enfants qui n'ont pas encore dix-huit ou vingt ans, une armée juvénile qui grossit désespérément tous les jours, voilà le phénomène le plus dangereux et le plus douloureux de cette aube de siècle. C'est la jeunesse qui est malade ! C'est la jeunesse qui est pourrie ! [...]

 

Aujourd'hui, il n'y a presque plus d'enfance au vrai sens du mot. Nos enfants vivent trop comme nous, trop avec nous, ils entrent trop tôt dans la vie, ils ressentent trop tôt le contre-coup de cette existence fiévreuse qui nous entraîne, ils éprouvent trop tôt les émotions et les préoccupations que leur âge devrait ignorer.

 

Tout s'abrège aujourd'hui dans le monde physique comme dans le monde moral. Notre loi souveraine est la hâte. Abolir le plus qu'on peut et jusqu'où on peut ces obstacles anciens qu'on appelait le temps et l'espace, voilà le but après lequel nous courons avec une vitesse qui donne le vertige, voilà l'idéal où nous mettons notre orgueil. Et nous sommes en train d'abolir ou du moins de raccourcir l'enfance.

 

Comme nous devenons vieux avant le temps, de même les enfants, avant le temps, deviennent hommes. Sous l'impulsion d'idées ou de sensations trop supérieures à leur âge, ils deviennent hommes par les désirs et par les passions, non pas par la force et par la constance. »

Une du Petit Journal, supplément du dimanche, 17 novembre 1907 - source : RetroNews-BnF

Une analyse très politique

Pendant toutes les années 1900, la surmédiatisation de crimes commis par des adolescents de plus en plus jeunes va renforcer ce sentiment. C'est le cas en 1910 du meurtre commis par deux garçons de 16 et 17 ans, Tissier et Desmarest. Arrêtés pour avoir tué un garçon de recette boulevard de la Villette, à Paris, afin de le voler et de faire la fête avec leur butin, ils choquent par leur cynisme affiché.

 

L'affaire fait beaucoup de bruit : à une époque où le fait divers règne en maître sur la presse à grand tirage, le thème de la jeunesse déviante fait vendre. Le Petit Journal lui consacre à nouveau la première page de son supplément illustré.

Tandis que Le Petit Parisien en fait sa Une.

Dans le journal de la droite nationaliste L'Action française, Léon Daudet s'en saisit pour rédiger un long édito intitulé « La Criminalité juvénile ». Dans ce texte parsemé de saillies antisémites, Daudet impute au républicanisme la responsabilité de l'explosion de la criminalité chez les jeunes. En cause, notamment, les lois sur le divorce qui ont provoqué selon lui la dissolution de la famille, ciment de l'identité française.

« Quelles sont donc les causes de cette augmentation de la criminalité juvénile constatée par les statistiques et déplorée hypocritement par le législateur de la République ? À mon avis, elles sont trois catégories. Il y a l'absence de famille. Il y a l'incurie familiale. Il y a enfin la perversion native, laquelle tient à l'hérédité, alcoolique ou autre.

 

L'absence de famille est une conséquence directe de la loi du divorce, employée par l'immonde juif Alfred Naquet comme moyen de dissolution de la famille française au profit de la tribu juive. Chez les familles aisées, bourgeoises, le partage de l'enfant par le divorce, les tiraillements qui en résultent au point de vue de l'instruction et de l'éducation, les ferments de haine, de paresse et d'égoïsme qui se développent ainsi constituent déjà un vrai péril.

 

Mais chez les familles d'ouvriers ou d'artisans, faute d'une surveillance matérielle à peu près assurée, faute aussi de ressources suffisantes, ce péril devient un désastre. Le divorce bourgeois livre l'enfant aux domestiques, le divorce ouvrier le livre à la rue. »

Le pamphlétaire nationaliste Léon Daudet, vers 1900 - source : WikiCommons

L'analyse de Daudet est loin d'être isolée. Car en ce début de XXe siècle, vingt ou trente ans après les lois de Jules Ferry sur l'éducation, le problème de la jeunesse est devenu un sujet éminemment politique. Et le thème de la criminalité juvénile, un instrument dont beaucoup, à droite de l'échiquier politique, se servent pour condamner les lois républicaines (rappelons que celles-ci ont en effet ôté aux institutions catholiques leurs prérogatives en matière d'éducation).

 

La Croix, journal catholique et alors très conservateur, mène ainsi depuis des années une campagne de presse intense contre « l'école sans Dieu » et ses dégâts sur les jeunes Français. Un article intitulé « Les Dix plaies d’Égypte », en 1909, se montre sans ambiguïté :

« Quelques chiffres suffiront pour établir le bilan de cet enseignement primaire public que les Loges maçonniques et les hommes installés au pouvoir pour en être les serviles exécuteurs ont dressé comme l'instrument le plus actif de notre déchristianisation […].

 

C'est un progrès effrayant, depuis vingt-cinq ans, des délits, des crimes, des suicides, non seulement chez les jeunes gens, mais encore chez les enfants au-dessous de 16 ans.

 

“Dix ans après la fondation de l'enseignement prétendument neutre, dès 1892, au lieu de 16 000 criminels au-dessous de la vingtième année que l'on comptait en 1882, les statistiques officielles durent en enregistrer 41 0000 : deux fois et demie plus, et davantage encore.” (Abbé Bertrin, Revue pratique d'apologétique, 15 novembre 1905). »

Un phénomène fantasmé ?

À gauche, des voix se font cependant entendre pour contester ce diagnostic. Marcel Huart, dès 1909, le dit dans L'Aurore, journal républicain : pour lui, la publicité faite à la prétendue augmentation de la criminalité des jeunes sert avant tout un objectif politique : le discrédit de l'école laïque.

« Les organes de la réaction ont beau jeu, et ils ne s'en privent pas, de déplorer comme tout le monde, en effet, de si troublants symptômes de dissolution sociale, de démoralisation, sinon de véritable déchéance de la race.

 

Outre qu'ils exagèrent volontiers d'ailleurs, la gravité réelle d'une situation éminemment attristante, ils en tirent aisément prétexte pour prétendre que c'est là le résultat de l'enseignement laïque et que les jeunes criminels sont les fruits de l'école sans Dieu. Cette accusation est vite lancée, et elle fait à l'ordinaire tous les frais de l'argumentation des adversaires du régime républicain contre nos institutions d'éducation nationale [...].

 

Combien, parmi ces misérables, furent des élèves de la “laïque” ou des petits frères ? Combien conservèrent le culte des croyances qui leur furent enseignées dans leur famille et combien peu y renoncèrent jusqu'à l'heure de l'expiation suprême ? […]

 

Que l'on dresse cette statistique exacte et sincère, et nous serons alors édifiés [...]. En réalité, les causes de la criminalité demeurent tout autres, et l'école, à vrai dire, laïque ou religieuse, n'y est absolument pour rien. »

Dans Le Journal, Jacques Duhr se moque des tenants d'une explosion de la criminalité juvénile.

« – Jamais il n'y a eu autant de crimes d'enfants !

 

Et, repliant avec soin le quotidien où un nouveau méfait commis par un enfant s'étale, terrifiant, M. Joseph Prudhomme gémit sur le malheur des temps.

 

Évidemment, pour cette incarnation de ce qu'on appelle “le grand public”, pour ce brave homme, respectueux de la chose imprimée, l'accroissement de la criminalité juvénile ne saurait être mis en doute. Il juge par comparaison avec le temps de sa tranquille enfance, alors que les journaux – à quatre pages et de petit format – étaient purement et simplement des enregistreurs de nouvelles et d'informations toutes sèches.

 

Aussi bien, à cette époque, la curiosité publique était moins exigeante qu'aujourd'hui. Et elle se repaissait, surtout, des affabulations des feuilletonistes. Le lecteur est donc, actuellement, victime d'une illusion d'optique qui lui fait croire à une augmentation notable des jeunes criminels.

 

Et ce n'est pas seulement la foule qui regarde ainsi à travers une loupe grossissante. Inconsciemment, les gens éclairés font de même. »

Puis, citant les chiffres officiels de l'Institut et remettant en cause ceux habituellement mis en avant, il aboutit à la conclusion que « la criminalité de l'adolescence est en décroissance ». Le mérite, d'après lui, en revient à l'école obligatoire et à la scolarisation massive des petits Français au cours des vingt dernières années.

« Le contraire serait illogique. Car il est hors de doute que les mesures prises, à grands frais, par la troisième République, pour le relèvement moral de l'enfance commencent à porter leurs fruits. Il est évident que l'instruction obligatoire a joué, là, un rôle prépondérant.

 

Autrefois, l'enfant était abandonné à toutes les promiscuités de la rue. Son honnêteté native s'usait vite, au frottement des conseils pernicieux et des exemples funestes. Aujourd'hui, il n'en est plus de même. Les distractions utiles et saines ne manquent pas, qui, gratuitement, sont offertes à l'enfance désœuvrée.

 

Et puis, il y a l'école. Le cerveau, non seulement se meuble, mais encore s'équilibre, par l'instruction. Elle remplace souvent l'expérience de la vie et donne la sagesse [...]. Il convient donc de ne pas pousser le cri d'alarme. »

Y a-t-il eu, oui ou non, une explosion de la criminalité juvénile au tournant du XXe siècle ? Il est presque impossible de le dire, les statistiques à la disposition des historiens s'avérant insuffisantes à rendre compte de la réalité criminelle de l'époque.

 

Mais une chose est sûre : il était encore plus difficile pour les contemporains, même de bonne foi, d'avoir une vision objective d'un phénomène aux contours particulièrement flous.

 

La hausse de la criminalité des jeunes, véritable marronnier journalistique, continuera de faire la Une des journaux à toutes les époques suivantes – jusqu'à la nôtre.