Carte Blanche

Mathilde Larrère : « L’histoire des luttes féministes, j’y suis venue par l’enseignement »

le 28/02/2023 par Mathilde Larrère, Alice Tillier-Chevallier - modifié le 03/09/2024
Carte blanche à Mathilde Larrère sur RetroNews - source photographie : copyright Julien Jaulin

En amont de la Journée Internationale des Droits des Femmes, RetroNews donne Carte Blanche à Mathilde Larrère sur le chemin qui l'a amenée à devenir historienne, sur la place de l'engagement politique dans son métier et sur les approches qui lui permettent de créer des points d'entrée dans l'histoire aux travers de différents médias. 

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Très engagée contre les mésusages politiques de l’histoire, « historienne publique » œuvrant à la diffusion de l’histoire auprès du plus grand nombre, Mathilde Larrère travaille sur l’histoire des contestations au XIXe siècle et notamment sur les luttes féministes. Elle revient sur la longue histoire, trop souvent ignorée, des revendications pour l’égalité homme / femme et évoque son cheminement d’historienne – de la garde nationale parisienne aux objets des luttes féministes.

Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier

RetroNews : Qu’est-ce qui vous a menée à l’histoire ?

Mathilde Larrère : À vrai dire, j’avais commencé par des études de lettres modernes, mais j’ai bifurqué vers l’histoire à mon entrée à l’École normale supérieure : la littérature manquait à mes yeux – à cette époque ! je n’en dirais pas autant aujourd’hui – d’une dimension politique que je trouvais, de façon évidente, dans l’histoire.

L’influence de mon grand-père archiviste a indéniablement joué un rôle. Je passais mes vacances et mes week-ends au sein des Archives départementales des Yvelines, qui se trouvaient encore à ce moment-là dans les Grandes Écuries du Château de Versailles. Je jouais dans les bureaux et aussi dans les dépôts, entourée de documents d’archives – il y avait même une table de ping-pong ! Cet environnement m’a fait prendre conscience très tôt de l’importance du document.

Et je me souviens encore de mon grand-père en train de préparer une exposition sur les débuts de la IIIe République, me disant « Oui, mais si tu regardes bien, Thiers a quand même sauvé la République ! » –, sous l’œil courroucé de ma mère qui, par ses convictions de gauche, ne pouvait évidemment pas souscrire à cette vision des choses…

Cet intérêt pour le politique vous conduit à travailler sur la garde nationale parisienne sous la monarchie de Juillet…

Le choix de mon sujet de thèse a tenu à plusieurs glissements. Je montais à cheval : un peu midinette, je voulais travailler sur le cheval dans la ville, et comme j’habitais à Paris à proximité de la caserne des Célestins, la garde républicaine paraissait s’imposer. Le sujet s’annonçait passionnant : toute républicaine qu’elle soit, cette garde donne à ses reprises le nom de « Maisons du roi » ; et avant de devenir la garde d’apparat que l’on connaît – suite à son comportement exemplaire au cours de la Seconde Guerre mondiale –, elle a d’abord été une garde de répression, notamment lors du 6 février 1934.

Mais, poussée vers le XIXe siècle par différents historiens de mon entourage – la concurrence y était moins rude que pour le XXe –, je me suis finalement réorientée vers l’étude de la garde nationale. Sans savoir à ce moment-là que les gardes nationaux étaient à pied, à l’exception de la Légion de cavalerie, mais sur laquelle il ne reste que très peu d’archives !

Comment passe-t-on de la garde nationale aux luttes féministes sur lesquelles vous travaillez aujourd’hui, en d’autres termes du maintien de l’ordre à la contestation de l’ordre (masculin) établi ?

Le maintien de l’ordre et sa contestation sont en réalité les deux faces d’une même pièce. Ma thèse s’est inscrite – en l’anticipant un peu – dans le tournant historiographique pris  notamment par la Revue d’histoire du XIXe siècle : pour comprendre la répression, il était nécessaire de ne pas rester du seul côté des réprimés, et il était possible d’écrire une histoire du maintien de l’ordre qui ne soit pas sa simple valorisation.

Pour la garde nationale, la passerelle était d’autant plus évidente que les gardes nationaux sont eux-mêmes passés de l’autre côté de la barricade, en participant pour un certain nombre d’entre eux à l’émeute de 1832, puis en laissant véritablement passer la révolution de 1848. Ce corps a donc été à la fois un agent du maintien de l’ordre et un agent révolutionnaire.

L’histoire des femmes et des luttes féministes, j’y suis venue par l’enseignement, suite à la prise de conscience à l’université de Marne-la-Vallée en 2014-15 de la forte poussée du Front national dans les communes qui constituaient le bassin de recrutement de nos étudiants. Nous avons décidé de tenter une bataille culturelle à notre niveau. Fallait-il enseigner l’histoire de l’extrême droite ? l’histoire de la colonisation ? Pour ma part, j’ai choisi l’histoire des femmes. Le cours a bien marché dès la première année, et encore plus les suivantes dans la foulée du mouvement #MeToo de 2017...

Vous êtes très engagée à gauche, au niveau syndical comme politique ; vous étiez féministe avant même d’être historienne des femmes et des luttes féministes. Comment concilier cet engagement et la neutralité de la recherche historique ?

L’histoire est par nature politique et tout historien est nécessairement situé – socialement et politiquement. Mais si nous sommes tous situés, nous ne sommes pas tous militants.

Mon militantisme s’exprime avant tout dans le choix de mes sujets : ce n’est pas pour rien que j’ai choisi de travailler sur les révolutions du XIXe siècle et non sur la noblesse du Bas-Poitou ! En revanche, quand j’enseigne ou que je fais de la recherche, c’est l’historienne qui parle ou qui écrit, et non la militante – j’y veille autant que possible.

Mon engagement se porte aussi contre les mésusages politiques de l’histoire, dans la continuité du Comité de vigilance face aux usages politiques de l’histoire dont j’ai discrètement fait partie.

J’ai été plus visible à partir de l’affaire du burkini à l’été 2016 et des propos de Manuel Valls vantant une Marianne au sein nu, « non voilée parce qu’elle est libre », disait-il pour défendre l’incompatibilité de l’islam avec la République. Je ne pouvais pas laisser passer. Mon tweet, qui se moquait de lui et rappelait l’histoire et la symbolique de Marianne, a fait le buzz. Il m’a aussi valu des insultes, des menaces, mais j’ai continué, parce que c’est pour moi une nécessité – épuisante mais politiquement utile. C’est aussi le sens de ma participation à l’émission « Arrêt sur image », au blog « Les Détricoteuses » de Médiapart ou de la chronique sur Politis « L’histoire n’est pas un roman ».

Je suis une historienne publique – au sens de l’histoire publique, cette discipline encore trop confidentielle en France mais qui a toute sa place aux États-Unis, en Amérique du Sud ou en Belgique : c’est une fonction de passeur de la connaissance scientifique à un public plus large.

Votre dernier ouvrage, Guns and Roses, aborde les luttes féministes par le prisme des objets – du cintre des avortements clandestins au carnet de chèque et à la crinoline. Pourquoi ce choix ?

Pour vulgariser, il faut trouver une accroche, qui permette une proximité et une identification. La forme la plus évidente est la biographie. L’approche par les objets est un autre point d’entrée, très efficace, dans l’histoire : car la matérialité de l’objet est créatrice d’émotions.

Je ne suis bien évidemment pas la première à adopter cet angle : Patrick Boucheron l’utilise dans « Faire l’histoire », Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre l’ont eux aussi adopté pour Le Magasin du monde.

Plutôt que de faire l’histoire des femmes par les objets – je craignais d’aboutir à une sorte de Bonheur des Dames aux rayons remplis de rouges à lèvres et d’épilateurs –, j’ai finalement choisi l’histoire des luttes féministes, à travers les objets qui en sont la cible, le symbole ou un élément du répertoire d’action sociale. J’aime raconter ces luttes dans tout ce qu’elles ont d’inventif et de joyeux – c’est la fameuse phrase de Simone Weil sur la grève de 1936 : « Une joie. Une joie pure. Une joie sans mélange ».

En se concentrant sur une figure en particulier, les biographies laissent de côté non seulement tous les anonymes, mais aussi la dimension du collectif. L’approche par les objets est, d’une certaine façon, une biographie collective.

Parmi les objets emblématiques retenus, se trouvent les journaux eux-mêmes…

Il est impressionnant de voir à quel point les femmes se sont saisies des journaux pour porter leurs revendications en faveur de l’égalité homme / femme, et ce dès 1848. On dit souvent que La Fronde, fondé par Marguerite Durand en 1897, est le premier journal entièrement composé par des femmes. En réalité, il a été précédé par La Voix des femmes dès la IIe République.

Pendant la Commune, il n’y a pas de journaux féministes, mais des articles sont publiés dans la presse par des femmes qui défendent les droits des femmes, à l’image de l’article d’André Léo dans La Sociale et sa fameuse phrase : « Croit-on pouvoir faire la révolution sans les femmes ? Voilà quatre-vingts ans qu’on essaye et qu’on n’en vient pas à bout. »

Certains de ces textes frappent par leur modernité, leur proximité avec des prises de paroles actuelles : Madeleine Pelletier, avec son parler franc, son vocabulaire de médecin – elle était psychiatre –, pourrait passer, hors contexte, pour une néo-féministe du XXIe siècle ; à lire les articles de Nelly Roussel, on a dû mal à croire qu’ils ont été écrits en 1904 ou en 1905.

La lecture de la presse permet donc de remettre les choses en perspective et d’aller à l’encontre de ce discours que l’on entend trop souvent selon lequel les combats des « néo-féminismes » actuels n’auraient pas lieu d’être : seules les féministes du passé auraient eu de vrais combats.

Les luttes féministes s’inscrivent dans une histoire très longue, qui est souvent ignorée et qu’il faut impérativement faire connaître. La question de la démasculinisation de la langue française, par exemple, est très ancienne : Hubertine Auclert la soulève dès les années 1880 ; Jeanne Deroin, dans La Voix des femmes, s’essaie à des inventions pour réféminiser la langue. Les combats contre ce qu’on appelle aujourd’hui les « violences sexuelles et sexistes » ont existé bien avant la mobilisation actuelle.

Après les objets, quel sera votre prochain point d’entrée dans l’histoire des luttes féministes ?

Je m’intéresse beaucoup aux femmes de 1848 – même si elles ont été bien étudiées par Michèle Riot-Sarcey – et notamment à leur rôle dans la Commission du Luxembourg, cettte assemblée consultative composée d’ouvriers et de patrons élus, créée en février 1848 pour éclairer, sous la présidence de Louis Blanc, les travaux de l’Assemblée constituante sur la question du travail.

Les femmes en étaient initialement exclues. Suite à la protestation de Désirée Véret dans La Voix des femmes, 9 déléguées ont finalement été élues par les ouvrières pour participer à tous les débats portant sur les conditions et le temps de travail, les salaires, le marchandage… jusqu’à ce qu’elle soit fermée brutalement au lendemain de la manifestation en faveur de la Pologne insurgée en mai 1848.

Les archives de la Commission ont disparu et les sources sont dispersées. Je me plonge notamment dans les journaux de 1848, en ligne ou en papier quand je le peux – parce que le contact du journal lui-même est irremplaçable. Dans ces lectures de journaux, on s’éloigne parfois de son sujet pour mieux y revenir... Mais cela permet aussi de prêter attention aux à-côtés, comme les publicités : La Voix des femmes publie, curieusement, de très nombreuses publicités liées… à la calvitie masculine.

Maîtresse de conférence en histoire contemporaine à l’université Gustave-Eiffel, spécialiste du XIXe siècle, Mathilde Larrère est notamment l’auteure de L’Urne et le Fusil : la garde nationale parisienne de 1830 à 1848 (Paris, PUF, 2016), Il était une fois les révolutions (Paris, Détour, 2019), Rage against the machisme (Paris, Détour, 2020) et Guns and Roses. Les objets des luttes féministes (Paris, Détour, 2022).